« Lucky raconte tout, il ment un peu parfois, pour respecter une promesse, ou protéger ce qu'il prend pour son intérêt. Mais nous n'avons que lui pour savoir, comme on dit dans le cinéma, il est de tous les plans du livre. Il dit « je », il fait des phrases courtes, extrêmement efficaces, ne connaît que le discours indirect et n'est pas trop bavard. Il s'appelle Lucky Wotruba, c'est son nom de dossier, on sait qu'il a moins de 16 ans puisque Lili, qui les a presque, est sa grande sœur, on sait que la très belle Adélaïde se baisse pour l'embrasser. Il a la réputation d'être un peu idiot, mais ce n'est pas prouvé. Au contraire. Son père est mort, sa mère éloignée, il apprend la cordonnerie dans un institut idoine. Il sait se servir d'un cutter. Il aime son oncle, qui ne le mérite pas. Et sa sœur, qu'on ne voit pas beaucoup et qu'on plaint.Cutter est effectivement un film, un bon film. Lire Cutter, c'est visionner un excellent Chabrol (l'époque, le milieu, les personnages). Jusque dans la violence, celle qui apparaît n'étant pas la plus importante, au contraire. Là aussi, ce qui transparaît est plus révélateur que ce que Lucky nous dit. Ou encore : la réalité se dévoile lorsque Lucky, disons, se coupe. Cutter toujours. Un instrument qui pour être manipulé demande des précautions. Tout comme Lucky. Un Lucky qui devient à son tour tranchant lorsqu'il prend conscience, lorsqu'on lui révèle la manipulation, les manipulations dont il a été victime (ou qu'il a préféré ignorer ?) L'arme se retourne alors contre le manipulateur. Cutter encore. Fragments, indices, non-dits, violence, manipulations. Et disparitions. Des absences qui, elles aussi, en disent long sur le comportement des personnages ; entre autres Saul, le flic au blouson de cuir et à la R8 Gordini. Cutter contient donc tous les ingrédients d'un excellent film, concis, tranchant, à la mise en scène millimétrée, pour un résultat dont l'efficacité est telle qu'on ne résiste pas à l'attrait d'une deuxième séance. Tout à l'honneur de la « pure littérature ». Tout à l'honneur de Yves Ravey.
L'oncle Pithiviers a tout l'air d'un sale type, et Marius Kaltenmuller d'un brave ; évidemment c'est le meilleur qui s'en va le premier, retrouvé mort au volant de sa Ford Taunus huit cylindres (il y en eut), terrassier en costume du dimanche, moteur tournant dans son garage. Pithiviers a une Ami 6 break, et le flic une R8 Gordini, les décors sont des années 1960, 1970, mais tout se passe aujourd'hui comme demain. C'est une histoire dont on pourrait faire un mauvais film, un téléfilm acceptable, avec un amant ou deux, du chantage, du dégoût, un cocu, un flic mordant, du whisky renversé, trop de robes d'été et de chaussures de prix, une femme aguicheuse et resplendissante. Une montre en or a disparu, un gogo rêve de Capri, une cagnotte dans une boîte à sucre vide, des photos de nus, et Lucky se cache sous un sommier…
Mais ce n'est pas un mauvais film, c'est pure littérature […] »
Magazine Culture
Fine lame - Yves Ravey - Cutter (Éditions de Minuit – 2009) par G@rp
Publié le 22 janvier 2010 par Fric Frac Club
Tomber sur un livre à tomber par terre doit souvent – pas toujours – autant au hasard qu'au coup de foudre et, partant, présente les mêmes aléas : un rien suffirait pour passer à côté, il suffit d'un rien pour tomber dessus (ce que certains s'autorisent à qualifier de Loi Du Coup De Dés – toujours pas abolie, nul ne l'ignore).
Intéressons-nous au « rien » négativement connoté ci-dessus. En d'autres termes : comment ne pas passer à côté, mince, c'est vrai, ce serait rageant et désespérant, une telle infamie.
On ne reviendra pas sur les fabuleux conseils des libraires, des vrais, des durs, des tatoués, ceux qui n'ont pas de gilets rouges – par exemple et au hasard (encore lui) – ni sur une partie de la presse papier et encore moins sur la blogosphère. Le sujet a été largement débattu ailleurs et en d'autres temps. Amen.
On peut évoquer le bouche à oreille…
Reprenons.
Puisque nous en sommes au Web 2.0, il convient plutôt de dire : on peut évoquer le mail à oreille.
Plus rare cependant : les commentaires de notules (ou papiers, ou post – j'ignore comment traduire ça en 2.0). On pourrait objecter que cela rejoint la blogosphère, sauf que dans ce cas précis, il ne s'agit pas du papier/notule/post en lui-même mais du conseil laissé en commentaire par un lecteur de passage.
Précisément ce qui s'est produit pour Cutter, de Yves Ravey.
Il aura suffi de quelques mots de Stf (un immense merci pour lui/elle) et d'une visite sur le site des Éditions de Minuit pour, dans l'ordre, relever un sourcil interrogatif puis froncer l'autre (tentez la manœuvre, elle est plus difficile qu'il n'y paraît) : le compte était bon. En l'occurrence, le mien.
Première constatation : Cutter est un roman court, très court.
Après lecture : Cutter est un roman fin. Comme une lame. De cutter, justement.
Tranchant, aussi.
Incisif.
Qui supporte le plaisir d'une relecture pour savourer le travail de Yves Ravey sur la concision, le niveau de langage de son narrateur, Lucky, dont on ignore l'âge réel – tout ce qu'on en sait n'apparaît que par indices, non-dits – silhouette découpée au cutter dans la trame de l'histoire qui ne se remplira que par fragments. N'allez pas croire pour autant que ce personnage manque de consistance. C'est tout le contraire. Toute sa force.
Dans Le Magazine littéraire, en décembre 2009, Jean-Baptiste Harang en a dit :