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La langue de nos ancêtres : à la découverte du gaulois (III)

Par Amaury Piedfer
Comme nous l'avions évoqué précédemment, de nombreuses dédicaces à des divinités en langue gauloise sont parvenues jusqu’à nous. Mais nous connaissons aussi un certain nombre d’épitaphes, ces inscriptions destinées à être placées auprès des sépultures, et qui relatent au moins le nom du personnage, parfois ses origines ethniques, son rang, son activité professionnelle ou ses relations familiales.
L’un des documents les plus remarquables de ce point de vue est la célèbre inscription bilingue trouvée en 1839 à Todi, sur les bords du Tibre, à une centaine de kilomètres au nord de Rome, et gravée sur un bloc de calcaire local d’une soixantaine de centimètres de haut ; il s’agit de l’inscription gauloise la plus méridionale connue à ce jour. On sait qu’à partir du Vème siècle av. J.-C., plusieurs peuples celtes entreprirent une grande expansion vers le centre de la péninsule italienne ; les Boïens, les Sénons, les Insubres, étaient parmi les principaux. L’épisode le plus célèbre de cette expansion est la prise de Rome par les troupes de Brennus vers 390 av. J.-C., événement qui devait à jamais marquer l’esprit des Romains, et faire du Gaulois le barbare guerrier et l’ennemi de Rome par excellence. Des populations celtes s’installèrent durablement dans la Plaine du Pô, en Etrurie, en Ombrie, et y laissèrent des traces de leur civilisation. L’inscription de Todi en est une.
Elle présente cet intérêt majeur que le texte fut gravé en deux langues, le latin, que nous traduisons facilement, et le gaulois, identique à celui parlé de l’autre côté des Alpes, dans notre vieille Gaule. Le texte, en latin et gaulois, se répète de manière presque identique sur les deux faces de la pierre. Penchons-nous d’abord sur le texte de la seconde face, mieux conservé.

;;;;;;;;;;;;;;;;;;Latin :

…OISIS
DRVTEI F
[F]RATER EIVS
MINIMVS LOCAV[IT] {E}
[ST]ATVITQVI
gaulois :
[AT]EKNATI TRVTI[K]NI
[KAR]NITV LOKAN KO[I]SIS
[TR]VTIKNOS
La traduction du texte latin ne pose pas de problème : …oisis fils de Drutos, son plus jeune frère, a établi et édifié (la tombe) de …
Le texte gaulois est quelque peu différent, mais nous donne les noms complets des personnages : Koisis fils Drutos a établi la tombe d’Ategnatos fils de Drutos.
Sur la première face, le texte latin est identique, mais le texte gaulois, en revanche, diffère quelque peu de celui de la seconde face, puisque LOKAN est remplacé par ARTVAS.
On reconnaît bien, dans le texte gaulois, la forme traditionnelle du nom de personne en gaulois, Koisis Trutiknos, le nom individuel, Koisis, suivi du patronyme (nom du père), ici adjectivé avec le suffixe classique -iknos, Trutiknos, fils de Trutos / Drutos. Le nom du destinataire de la tombe a une forme identique, mais apparaît ici au génitif, Ateknati Trutikni, cas qui marque la possession : (tombe de) Ategnatos fils Drutos, frère défunt de celui qui s’est occupé d’aménager la tombe.
La séquence karnitu lokan, ou karnitu artuas sur la première face, correspond à l’action menée par le sujet de la proposition (Koisis), rendue par locauit statuitque en latin, « a établi et édifié ». Le premier terme, karnitu, est probablement le verbe, qui rappelle le celtique insulaire cairn / carn, « amoncellement de pierres », « construction », qui a servi notamment à désigner, à l’époque moderne, les constructions de pierres qui recouvrent les sépultures du Néolithique ou de l’âge du Bronze. Les deux termes suivants désignent deux objets, qui ont donc été édifiés, construits : lokan correspondrait à l’endroit où le défunt reposait (cf. *legh-, « être couché »), artuas au monument qui surmontait cet endroit (cf. irlandais ard, « haut », et gaulois latinisé Arduenna silua, « la forêt des Ardennes »).

La langue employée dans cette inscription de la vallée du Tibre est rigoureusement identique à celle des Gaulois des Gaules et ne laisse aucun doute sur l’identité ethnique des personnages. On pourrait cependant s’interroger sur la présence de la famille de Drutos dans la vallée du Tibre, une région qui a priori n’a pas été massivement colonisée par des Celtes, même si nous ne sommes pas loin de l’Ager Gallicus et de la cité de Sena Gallica (Marches actuelles), où s’installèrent les Sénons. S’agit-il d’un petit groupe avancé plus au sud, à partir de ce foyer de colonisation des Vème-IVème siècles av. J.-C. ? L’inscription paraît dater des IIème-Ier siècles av. J.-C., après le reflux des Celtes vers la plaine du Pô (Gaule Cisalpine), reflux qui suivit la bataille de Sentinum (Sassoferrato actuelle, dans les Marches), en 295 av. J.-C. Il s’agit plus probablement d’une famille venue s’installer après les grandes migrations de l’époque classique, peut-être pour pratiquer le commerce, l’artisanat, où y servir de mercenaires, au service de Rome ou d’une cité alliée à elle....
Amaury Piedfer.

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