"Ce livre est l'histoire d'un échec, celui de n'avoir pas réussi à
désintoxiquer les esprits.", annonce Albert Camus dans son avant-propos. On est en effet en pleine guerre, à la date de parution de ce recueil d'articles et de textes choisis sur
l'Algérie, depuis 1939 jusqu'en mars-avril 1958. Tout ce que Camus a pu dénoncer dès 1939, toutes ses mises en garde, toutes ses propositions n'ont pas été écoutées.
Alors que l'Algérie française ne préoccupe encore personne, lui qui est né là-bas observe et condamne la famine, la misère, les souffrances qu'endurent les Kabyles : la Kabylie a trop d'habitants
et pas assez de blé, cet aliment de base qu'il leur faut payer au prix fort, sa production de figues et d'olives est aléatoire et bien trop faible. Certes, la France procède à une distribution de
blé à ses yeux massive, mais elle reste inégale, improductive et insuffisante, et les habitants doivent se résoudre à se nourrir de tiges de chardon et de racines. Bien sûr, travailler serait la
solution, mais les salaires sont insultants, la durée légale d'une journée de travail est doublée, et le nombre de demandes est tel qu'on n'embauche pas les hommes sur la durée. De fait, l'offre
s'apparente plus à de l'esclavagisme. Et Albert Camus de conclure que "ce n'est pas en distribuant du grain qu'on sauvera la
Kabylie de la faim, mais en résorbant le chômage et en contrôlant les salaires." Par ailleurs, le pays manque cruellement d'écoles, surtout d'écoles de filles, pour instruire la population. On construit peu d'écoles, mais des
écoles semblables à des palais, incapables de répondre en nombre aux besoins.
Bien avant les années 50, Camus décrit ainsi la misère de la Kabylie, ses causes et ses remèdes, sans qu'en France personne ne l'écoute. Il propose de faire de la Kabylie une petite
république fédérative. Il dénonce dans ses articles parus dans
Combat en mai 1945 la crise économique et politique sans précédent que connait alors l'Algérie.
Enfin, il explique à quel point les Algériens ont pu être déçus par la France, eux qui désiraient devenir des citoyens français mais en ont perdu jusqu'à l'espérance, jusqu'au désir. Ferhat Abbas
a ainsi tourné le dos à une politique d'assimilation, qu'il a attendue trop longtemps, pour revendiquer la reconnaissance d'une nation algérienne. Camus énumère les quatre points légitimes dans
la revendication arabe - les abus du colonialisme ; le mensonge répété de l'assimilation toujours proposée, jamais réalisée ; l'injustice évidente de la répartition agraire et de
la distribution du revenu ; la souffrance psychologique et le sentiment d'humiliation -, puis ce qu'il peut y avoir d'illégitime (ex. : la perte totale de confiance dans toute solution
politique garantie par la France ; le romantisme des jeunes insurgés).
En face, il y a un million de Français d'Algérie installés depuis un siècle, il y a certes des colons, mais surtout, et à 80 %, des commerçants et des salariés, dont le niveau de vie est
inférieur à celui de la métropole mais supérieur à celui des Arabes.
Camus préfère à une guerre de destruction un simple divorce armé qui pourrait amener un jugement de réconcilation. Il propose alors que les deux parties s'engagent publiquement à ne pas toucher aux populations civiles. Pour lui, les représailles contre les populations civiles et les pratiques de torture sont
injustifiables.
"Comment s'indigner des massacres des prisonniers
français si l'on accepte que des Arabes soient fusillés sans jugement ?" (p. 157)
Le rôle des intellectuels ne peut être (...) d'excuser de loin l'une des violences et de condamner l'autre, ce qui a pour double effet d'indigner jusqu'à la fureur le violent condamné et
d'encourager à plus de violence le violent innocenté." (p. 18)
Un discours simple et pragmatique, frappant
d'évidences, lesquelles hélas ne l'étaient pas à l'époque. Un message fort, qui reste toujours d'actualité pour d'autres conflits.
CAMUS, Albert. - Chroniques algériennes : 1939-1958. - Gallimard, 2009. - 212 p. : couv. ill.. - (Folio essais ; 400). - ISBN 978-2-07-042272-2 : 8 €.