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« Patate et manioc » ou le minstrel show moderne

Publié le 31 janvier 2010 par Belette

Dans une petite rue du XVIIIème arrondissement nichent une roulotte et un chapiteau aux couleurs flamboyantes, une scène originale et un restaurant accueillant : le théâtre du Grand Parquet a abrité en ce début d’année une mise en scène de Luc Clémentin, de la Cie Ultima Chamada, A Love Supreme, in memoriam John Coltrane. Nous voilà projetés au coeur d’un club new yorkais de l’après-guerre : assis sur des gradins de bois ou autour des tables pour les plus chanceux, nous commandons des verres auprès de celui qui se révèle bientôt être le seul acteur d’un monologue narratif.

« Patate et manioc » ou le minstrel show moderne
Adama Adepoju (photo ©Nelly Santos) est un conteur ivoirien, à l’accent si prononcé qu’on ne comprend pas tout ce qu’il dit. Barman – on le reconnaît aisément à sa veste sans manches aux motifs maliens – , il devient un narrateur alcoolique (la bouteille de whiskey y passe) qui annonce à sa bien-aimée Nancy, une jeune et belle noire que nous ne verrons jamais, la mort de « J-C », pour se lançer dans un long soliloque sur les touchants et éphémères moments qu’ils ont eu la chance de passer en sa compagnie, sur l’art absolu en musique, et sur l’émancipation politique des Noirs américains. « J-C » est au centre de toutes les anecdotes, toutes les considérations ; le comédien incarne l’admirateur amoureux, le remueur de souvenirs, l’évocateur passionné – et l’actionneur de musique.

Un signe de la tête, et le trio saxophone – contrebasse – batterie (respectivement Sébastien Jarrousse, Jean-Daniel Botta et Olivier Robin), se lance dans un thème de Coltrane. Les connaisseurs reconnaissent « Naïma », « A Love Supreme », « Alabama », « My favourite Things »…, les néophytes les découvrent, entourés par les photos de Martin Luther King, Gandhi, Malcom X, Nelson Mandela, Anna Politkovskaïa… Le spectacle constitue a priori une bonne approche du musicien, une agréable initiation à une musique que l’on ne connaît pas. Malheureusement, un peu d’attention et d’observation suffisent pour détruire un bon a priori.

Le texte, d’abord, n’est pas un texte de théâtre. Personne ne parle comme ça au théâtre. Le monologue est adapté d’une nouvelle de l’écrivain congolais Emmanuel Dongala, et en garde la structure narrative : « il nous dit », « elle se mit à pleurer », etc. Il est truffé de phrases inappropriées au théâtre, phrases qui n’ont de plus pas spécialement de vertu poétique (aucune construction remarquable, pas de jeu sur le son et le sens). Cette parole, qui est l’épicentre du spectacle – on ne sera pas étonné que l’acteur soit aussi conteur -, est une parole bancale car elle n’est pas théâtrale : le spectateur ne se sent pas concerné par cette histoire qui ne le regarde pas, qui ne lui parle pas.

La musique, ensuite, manque de « feu intérieur ». Jouer du Coltrane comme Coltrane quand on n’est pas Coltrane, c’est risqué. Il ne s’agit pas de remettre en cause la compétence des musiciens ; mais s’il est toujours agréable d’entendre les mélodies, elles perdent ici de leur mordant. il aurait peut-être fallu se les réapproprier de manière plus personnelle, ou bien jouer complètement autre chose, mais en restituant l’énergie, la passion et l’investissement qui faisaient toute la singularité du saxophoniste. Quant aux interactions entre texte et musique, elles sont soit artificielles soit inexistantes : le comédien fait un signe aux musiciens, leur adresse un regard, ou bien laisse un lourd silence entendu. Le contrebassiste esquisse les premières notes de « A Love Supreme », pour aussitôt s’arrêter, de peur de tomber dans une fonction pauvrement illustrative. Le refus de l’illustratif est un choix qui se défend, encore faut-il le tenir jusqu’au bout : personne ne tranche entre ce rôle et un rôle plus central. Du coup, la musique ne cesse d’hésiter, et étouffe dans l’oeuf ce qui n’a pas eu le temps d’éclore.

Le jeu de l’acteur a quelque chose de gêné qui peut toucher, surtout lorsqu’il évoque ce que « J-C » représentait pour lui et toute une génération de Noirs américains. Le personnage est un Africain émigré à New York, qui retrouve ses racines dans le jazz. Premier cliché. Son accent, les motifs de sa veste, sa « pauvre et difficile condition », et par-dessus tout, cette fabuleuse interjection, « patate et manioc !« … une idée reçue faite papier. Aucune subtilité dans l’évocation du racisme et de la ségrégation des Etats-Unis, aucune nuance quant aux origines du jazz et au « combat » des jazzmen, que « J-C » manifestement tolère sans y participer. Sa musique vaut mieux que ça. Ah. En effet, l’art est « individuel, pur et désintéressé ». Allons bon. Manquait plus qu’ça. La musique de Coltrane est recherche d’absolu et d’universalité. Mais en même temps, sa musique est lui. Première contradiction. Comment peut-elle être absolument incarnée et absolument pure à la fois ? Ah, les contradictions de l’âme humaine…

On a furieusement l’impression d’être devant une sorte de minstrel show moderne, ou « comment conforter un public relativement aisé et bien-pensant dans ce qu’il croit déjà savoir ». Les minstrel shows étaient des spectacles de théâtre et musique américains du XIXè et du début du XXè siècle dans lesquels les Noirs étaient mis en scène de façon dégradante et caricaturale, chantant le blues des champs de coton le visage noirci au bouchon brûlé, la bouche maquillée à la façon d’un clown. Les Blancs dans la salle riaient, les Noirs sur la scène acquiescaient. (Louis Armstrong par exemple faisait constamment le pitre devant les spectateurs pour les divertir et les conforter dans leur vision de l’homme noir drôle et soumis. Un rôle que Miles Davis refusa tout net, allant jusqu’à tourner le dos au public.) Sous le chapiteau du Grand Parquet, on peut se sentir horriblement mal à l’aise devant cet acteur noir qui se prête au jeu, et qui doit sans doute être meilleur conteur que comédien (il dit le texte avec beaucoup de force), devant cette veste aux motifs maliens et cette abominable interjection, « patate et manioc !« . Le jazz, c’est les Africains transplantés et leur combat. Coltrane, c’est le cri d’une époque, mais c’est aussi un cri absolu, donc universel et intemporel.

Pourquoi pas ?! L’art est loin d’être univoque. Mais alors comment justifier le hiatus entre la forme et le fond de ce spectacle ? Pourquoi une mise en scène, un texte, une musique aussi faibles pour des idées aussi nobles ? Découvrir Coltrane comme ça, ce n’est pas découvrir Coltrane, c’est plaquer des idées toutes faites sur une musique qui n’a eu de cesse de vouloir s’en libérer.


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