En voyant débarquer le recueil Contagion en 2005 on ne savait pas encore que Brian Evenson allait durablement marquer notre parcours de lecteurs avides de subtiles perversions. Lorsque suivirent Inversion (2006) puis La Confrérie des Mutilés (2008), on s'est dit qu'on ne voudrait surtout pas y échapper. Père des Mensonges, est sorti ces jours-ci. C'est en fait, des quatre, le plus ancien, en apparence le plus fluide & déjà, comme à rebours, toutes les marottes du bonhomme sont là, qui annoncent une œuvre dérangeante, terriblement belle - belle d'une beauté trouble.
Dans une communauté qui ressemble sans aucun doute à ce qu'Evenson a connu lorsqu'il était mormon, Eldon Fochs, homme d'église respectable & respecté, se rend chez un psychothérapeute sous l'injonction de sa femme. Il fait des rêves assez perturbants, des crises de somnambulisme & parle, dans son sommeil, avec une voix qui n'est pas la sienne. La perte de contrôle est déjà là. Très vite on découvre que ses rêves concernent de jeunes enfants & que Fochs y tient un rôle inquiétant. Lorsqu'une petite fille est retrouvée assassinée, Feshtig, le psychothérapeute, soupçonne Fochs d'être le coupable. Mais qu'en est-il de tous ces mauvais rêves ? Le sont-ils seulement ? L'Église fera tout ce qui est en son pouvoir pour étouffer l'affaire. Voilà pour le décors.
Les livres d'Evenson sont un peu comme les premières secondes de Blue Velvet. Sous de beaux parterres de fleurs colorées se cache un monde sombre, laid, grouillant d'insectes mangeurs de cadavres. En disant qu'il y a ici quelque chose de lynchéen j'aurais certainement tout dit. Je pourrais ainsi voir vos têtes acquiescer d'un air entendu & aller me coucher le cœur léger. Les raccourcis & les généralisations évitent parfois de long discours inutiles en allant à ce que l'on voudrait être essentiel. Parlant des livres d'Evenson, de tous les livres d'Evenson, c'est déjà devenu une routine. & pourtant... On peut facilement imaginer le genre d'effroi qu'un texte comme Père des Mensonges a pu faire naître dans les temples de Salt Lake City, ou même simplement chez le lecteur américain moyen (si jamais le lecteur américain moyen existe & qu'il a lu Father of lies), rien qu'en observant ce qu'il est capable de chambouler en nous. La quatrième de couverture nous indique, étrangement, que Evenson poursuit avec ce dernier livre son « analyse critique du fait religieux & de la violence spirituelle, psychologique & sociale, que celui-ci peut susciter. » Rappelons encore une fois, qu'ici, Evenson commence presque ce travail d'analyse du fait religieux. Altman's Tongue, son premier texte toujours indisponible en français, fut publié en 1994, soit quatre avant notre affaire. Le bonhomme est à l'échauffement. Ajoutons ensuite que derrière ce « fait religieux » c'est surtout l'histoire d'une certaine déconnexion psychique & humaine qui est auscultée, une dualité piégée qui laisse éclore un mal absolu & quotidien dans un si joli jardin. En ce sens, Evenson réussit admirablement là où Velut a laborieusement ramé. Pas échoué... ramé.
Le premier chapitre, qui se présente sous la forme d'un carnet de séance, un peu comme ce que l'on trouve dans les Cinq Psychanalyses de Freud, s'intitule "Première Anamnèse". C'est d'une précision sans faille qui nous envoie pourtant le nez aux quatre vents. En médecine, une anamnèse est le récapitulatif médical d'un patient, l'histoire de sa maladie en quelque sorte. En psychologie &, en tirant un peu, en psychanalyse, c'est à peu de chose près le même couscous. Plus marrant en ce qui nous concerne, en liturgie, l'anamnèse est la mémoire retrouvée du Christ & en ésotérisme, le mémoire retrouvée de nos vies antérieures. On pourrait, rien qu'avec ces quatre lignes, gloser pendant des heures sur l'impact de ce chapitre inaugural & les clés qu'il peut donner au lecteur au moment d'entrer dans l'univers/esprit de Fochs (le reste du roman). Voilà aussi proposé, d'une autre main, l'un des enjeux du roman, à savoir l'irrémédiable incompatibilité entre la foi religieuse & le fait scientifique. Cette faille qui entraîne avec elle le déchirement total & entier des personnages, de leurs psychologies, de leurs actes ou de ce qu'ils pensent être comme tels & dont le symbole ultime est Fochs lui-même, ce père des mensonges qui se verrait bien en feuille de papier pour ne pas savoir ce qu'il se passe sur l'autre face. Ce thème de la césure (Feshtig note dans son carnet : « […] Il a soulevé des questions qui devaient réapparaître, le plus souvent sous forme camouflée, lors des séances suivantes – à savoir le sentiment de déconnexion (deux faces, l'une ne peut pas voir l'autre), sa défiance à l'égard de l'expérience intérieure […] & sa conception empirique du soi comme créé principalement par des forces externes (écrire sur du papier), ce que l'Église ne partage pas. »), du double, du jumeau maléfique & tentateur réapparaît dans toute l'œuvre d'Evenson. Fochs, en plus d'être conscient de sa dualité (l'image d'un homme d'église respectable & celle d'un meurtrier pédophile qui n'essaie à aucun moment de refouler), se voit doté d'un mystérieux personnage à la tête ensanglanté, incarnation diabolique, mauvaise conscience qui l'entraînera toujours plus profond. Dans Inversion, ce rôle était tenu par le demi-frère de Rudd, Lael. Dans la Confréries des Mutilés la déconnexion corporelle & psychologique était poussée à son paroxysme le plus littéral, le plus brutal. Cette impossibilité de connexion totale & salvatrice est d'autant plus violente que les personnages vivent dans le credo de la religion & sont, de facto, soumis à un régime vertueux balisé à l'excès. Le contraste ne peut être que saisissant & la pilule dure à avaler pour certains. La foi obéit avant tout à une logique de désir non à une logique de vérité. Chez Evenson l'Église est un état totalitaire qui étouffe toute velléité de penser par soi même, d'aller contre ou simplement de douter. Les dissidents sont vite écartés, excommuniés (les deux mères des enfants violés par Fochs, Feshtig, Evenson lui-même, à cause de ses textes) par le célèbre bushisme : Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. Ainsi, malgré tous ses crimes, Fochs ne sera jamais inquiété par ses supérieurs. Parmi les péchés & les mensonges l'Église n'oublie jamais où sont ses intérêts.
Pour conclure un peu trop rapidement & en repensant aux atrocités commises par Fochs, à la manière rationnelle avec laquelle elles ont été perpétrées, on peut se demander si la religion n'est pas (aussi) ce refuge évident à la folie, où tout ou presque est amendé par les sacro saintes voies impénétrables de Dieu. Ce qui est intéressant c'est la manière dont Fochs les utilise pour violer & tuer. A aucun moment il ne ressent la moindre culpabilité, faisant presque passer ses forfaits pour la chose la plus naturelle qui soit, utilisant son autorité sur les membres de la communauté, révélant pour le coup la duplicité ontologique du fait religieux qui revêt une dimension politique (plot-itique pour faire un mauvais jeu de mots) plus proche de l'intrigue & du mensonge que du bien de la cité de Dieu (& de deux). Le meilleur levier dont dispose Fochs est justement cette culpabilité, cette peur de pécher face à Dieu dont il est totalement exempté.
Suivant les lignes sublimes & piégées du Pont de l'Alma , dont il est souvent question ces derniers temps, me revient une parole de Mons, le peintre monstrueux de Ríos : "Il nous arrive à tous de nous tromper plus ou moins dans nos jugements rapides mais il ne faut pas oublier que l'obsession d'un artiste, qu'il ait ou non raison, est sa vérité. La création de l'artiste, que cela plaise ou non, est fanatique." A l'aune de ceci Père des mensonges est, pourrait-on dire, un éclaireur discret en amont du corpus evensonnien, sans doute moins marquant que ses successeurs mais annonçant déjà un auteur singulier par son parcours &, donc aussi un peu, par sa langue & ses obsessions. Peut être déjà un grand auteur ? On dit souvent que l'on reconnait un véritable artiste au fait que son univers est unique, qu'il commence à être copié... qu'il fait école. On pourrait aussi voir les choses d'une autre manière en ce qui concerne Brian Evenson : c'est une lapalissade que d'affirmer que ses romans ont quelque chose de lynchéen. C'est aussi, très certainement , fausser le jugement que l'on pourrait en avoir. Mais il me semble encore plus utile de dire combien ces textes sont fascinants. S'en priver serait pécher... même si les couvertures de la collection Lot 49 sont de plus en plus moches.