Une tradition au carrefour des cultures européennes, africaines et indiennes
On pourrait schématiquement dire que la musique criolla - c'est-à-dire créole - est la musique des descendants des immigrés européens, tandis que la musique afro-péruvienne serait la musique des descendants des esclaves. Mais les deux genres ont tant d’influences et de compositeurs en commun que cette distinction n’a pas vraiment de sens. Les deux musiques présentent plutôt les deux facettes de la fusion opérée entre les musiques européennes et africaines au Pérou. Ce sont donc simplement deux équivalents péruviens du tango, du blues, de la cumbia, ou de n’importe quel autre genre issu du métissage des musiques populaires d’Europe et d’Afrique de l’Ouest. Il faut souligner l'impact musical surprenant des africains compte tenu du faible nombre de Noirs au Pérou. Cela pourrait s'expliquer par le fait que la culture espagnole, via l'influence arabe, était elle même déjà influencée par des cultures noir-africaines, avant donc la découverte de l'Amérique. L'influence des musiques amérindiennes est assez faible dans ces deux genres mais non inexistante.Les deux instruments rois de ces styles traduisent cette double influence puisque ce sont la guitare - espagnole -et le cajón, un instrument de percussion en forme de caisse inventé par les esclaves avec un son très sec. Vous l’avez peut -être déjà entendu sans le savoir car l’instrument a été repris dans de nombreux genres, en particulier dans le flamenco par Paco de Lucia. Un autre instrument afro original est le kijada, une percussion faite d'une mâchoire d'âne! La musique criolla est donc issue des genres populaires en Europe à la fin du XIXe siècle mais progressivement créolisés. On retrouve ainsi initialement l’influence des jotas d’Espagne, des valses viennoises et des mazurkas ,populaires en Europe à la fin du XIXe siècle. Ce métissage est à notamment à l’origine des valses criollas (valses créoles). Puis dans la première moitié du XXe siècle, il y a l'influence d'autres styles populaires dans les Amériques avec le tango, le fox-trot et le charleston, puis les boleros, les rancheras ou la nueva canción. La zamacueca, au contraire serait la lointaine évolution d'une danse angolaise influencé entre autres par le lamento gitan. Dans un sens ou dans l'autre, tous les genres sont donc métissés.
La grande Chabuca Granda.
Voici quelques classiques incontournables et coups de coeur. Ils ne donnent qu'un tout petit aperçu de la richesse de cette musique mais j'ai préféré ne pas vous submerger.
Felipe Pinglo Alva, né en 1899, est surnommé le "père de la musique criolla". En réalité la musique créole lui est bien antérieure mais il lui donne sa forme moderne. C'est l'époque où la musique criolla conquiert les théâtres, la radio et le cinéma. Le titre le plus célèbre de Pinglo est El Plebeyo (le plébeien), une valse sur l'histoire d'un amour impossible d'un pauvre pour une aristocrate. Le thème de cette valse rappelle les origines très populaires du genre, né dans les quartiers pauvres de Lima. Ici, une interprétation des Morocuchos.
Voici quelques légendes de cette époque parfois qualifiée d'âge d'or de la musique criolla: Chabuca Granda, auteure de La Flor de la Canela, une des chansons les plus emblématique de la musique péruvienne, composée en 1950.
Chabuca Granda - La Flor de la Canela
Dans les années 60-70, la relève est assurée avec Arturo Cavero ou Lucha Reyes:
Nicanor Lobatón - Libertad, une chanson sur l'esclavage et la liberté. Quelle voix!
Les musiques Afro-criollas aujourd'hui
Ces styles sont encore assez dynamiques aujourd'hui même s'ils ont été détrônés en popularité chez les jeunes par la cumbia, le rock ou le reggaeton. Il s'est un peu passé la même chose qu'avec la chanson française ou le jazz: au départ populaire et même rebelle, le genre a été peu à peu patrimonialisé et ses légendes ont désormais leurs rues, leurs places et leurs médailles. Mais comme la chanson, le genre perdure même s'il est moins créatif qu'avant. Dans les stars actuelles mais plus toutes jeunes, il faut citer Susana Baca et Eva Ayllon toutes deux assez connues à l'étranger.Susana Baca - Maria Lando, sur une femme qui travaille sans pouvoir se reposer.
Eva Ayllon - Mi cariñito, encore et toujours une chanson d'amour.
La nouvelle garde offre également quelques relectures intéressantes.
Celui dont vous avez peut-être entendu parler, c'est Novalima, un groupe de péruviens expatriés branchés qui revisitent la tradition afro-péruvienne et qui ont eu un certains écho dans la presse "musiques du monde". Il y a également Radio Kijada, un nouveau groupe composé d'un percussioniste péruvien et d'un membre du Gotan Project, qui comme son nom l'indique utilise l'instrument constitué d'une mâchoire d'âne. Mais dans cet exercice, le meilleur est sans conteste Miki Gonzales, un rockeur passionné par toutes les musiques folkloriques de son pays et qui a réussi à faire danser la jeunesse péruvienne sur du son afro-péruvien.
Miki Gonzales - Akundun (1992)
Novalima - Coba Guarango (2009)
Mais je préfère conclure ce billet avec le meilleur exemple d'exportation de la musique criolla: Que nadie sepa mi sufrir (1936). Le morceau fut composé par deux Argentins (Enrique Dizeo et de Ángel Cabral), témoins du succès de la valse péruvienne dans l'Amérique du Sud à cette époque (d'ailleurs il est amusant de noter que plusieurs décennies plus tard, c'est également les Argentins qui reprendront la cumbia péruvienne). Ce morceau a été repris dans tous les styles par toutes les stars et à toutes les époques: par le "rossignol de l'Amérique" Julio Jaramillo, par le groupe de cumbia la Sonora Dinamita, par la chanteuse Soledad etc. Puis le titre est devenu Amor de mis amores chanté par Paco, lui même amplement repris, ne serait que par les stars de la cumbia péruvienne Grupo 5. Mais si j'évoque ce titre c'est surtout car il avait déjà été repris il y a cinquante ans par... Edith Piaf et est à la source d'un classique de la chanson français: La Foule. Comme quoi, la musique péruvienne n'est jamais si lointaine et exotique que pourrait le croire. Pour aller plus loin sur la musique péruvienne: L'offre de disque en musique afro-péruvienne est assez correcte, grâce à l'intérêt - d'ailleurs un peu exclusif - des labels de musiques du monde pour les musiques africaines et afro-américaines. -Afro-Peruvian Classics: The Soul of Black Peru (Luaka Bop)
-The Rough Guide to Afro-Peru (World Music Network)
-Los Reyes del festejo compilé par Nicomedes Santa Cruz Par contre je n'ai pas de compilations à conseiller pour la musique criolla, je ne crois pas qu'il en existe distribué en France. Pour les disques solos, seuls certains artistes sont distribués, comme Susana Baca, Eva Ayllon, Peru Negro, Chabuca Granda ou Lucha Reyes. Pour une offre complète en import, vous trouverez votre bonheur sur PeruCD.
Le net est par contre très riche - mais pas en français - et il est facile de trouver les grands classiques non distribués en France en téléchargement. Pour me limiter aux meilleurs.
- Article d'afropop, en anglais
- Peru Corazon, un des meilleurs qui couvre à la fois la musique criolla et afroperuana
- Amigos de Villa avec beaucoup de bonnes choses en streaming
- Le Pérou sur Musica Popular latino americana
- Article très pointu sur Es mi Perú
- Site assez complet sur la musique afro-péruvienne et Nicomedes Santa Cruz, et pour une fois en français.
Teaser pour la suite...
Je vous ai présenté les styles musicaux nés sur la côte dans la première moitié du XXe siècle, illustrant les processus de créolisation des européens et des africains. Parallèlement, la musique andine est très riche. Les métissages avec la musique européenne ont notamment donné lieu à l'apparition du genre aujourd'hui dominant dans les Andes: le Huyano. A la fin des années 60, avec l'exode rurale des indiens des montagnes vers les villes de la côte est apparu un mélange entre musique créole et huayno, le tout gorgé de cumbia colombienne et de rock 60s: la cumbia péruvienne et la chicha. Et enfin, je vous parlerai du rock, du jazz, du hip-hop et du reggaeton au Pérou.