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Les entretiens de la revue Nu(e) : Michel Deguy, première partie

Par Florence Trocmé

Béatrice Bonhomme m’a proposé de republier dans Poezibao les grands entretiens qu’elle et Hervé Bosio ont réalisés au fil des années pour la revue Nu(e). Entretiens aujourd’hui difficilement accessibles (introuvables même pour certains numéros épuisés de la revue) et que je suis heureuse de remettre sur le devant de la scène. Cette nouvelle série, intitulée "Les entretiens de la revue Nu(e)" s’ouvre avec une interview de Michel Deguy par Arnaud Villani, en mai 1997.

Entretien réalisé par Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio pour le numéro 8 de la revue Nu(e) paru à Nice en janvier 1999.

Entretien avec Michel Deguy, 5 mai 1997

Arnaud Villani : Pourquoi avoir choisi ce titre, "Le poète que je cherche à être ?" pour le colloque qui vous a été consacré en juin 95 ?

Michel Deguy : On m'a proposé cette citation, en me demandant si je m'y reconnaissais toujours. J'ai hésité un peu, parce que ce titre m'a été reproché par des amis : "ce n'est pas assez affirmatif, ça a l'air dubitatif, donc ce n'est pas un bon titre". Mais pour moi la formule est bonne. Car il y a difficulté à poser : "je suis poète". Cette formule vise l'inchoation dans l'être, la difficulté d'être. "Je suis poète" ne peut se dire dans le sens du métier. On m'a demandé récemment, dans une séance de séminaire, s'il y avait un métier de poète. Bien entendu, il n'y a pas de métier au sens de profession, mais il y a bien métier au sens de savoir-faire. Et surtout si on prend le sens identificatoire où poète voudrait dire : "être à la hauteur de la poésie, en maîtrise de l'histoire de la poésie", il y a impossibilité à revendiquer ce prédicat identificateur. On a affaire à une multiplicité : par poème, j'entends plus volontiers l'objet langagier paraphrasable, analysable ; par poésie, j'entends un certain type d'expérience (poésie n'est pas synonyme de poème). Le poète, même s'il se subdivise précautionneusement en auteur, quasi-narrateur, sujet de l'énonciation, il reste que la parole, quand elle est prononcée par un sujet incarné qui a son individualité, son histoire, a rapport avec la  légende. Même Hugo n'a pu se poser en sujet de sa propre légende, de son vivant. Rimbaud est devenu Rimbaud après sa mort. Après l'énonciation possible de la jeunesse, le "je suis poète" a été répudié, quitte à être repris posthumément, dans un dialogue des morts.

Arnaud Villani : Vous sentez-vous plus poète que théoricien, ou les deux se rejoignent-ils pour vous?

Michel Deguy. : Le mot théorie est décomposable en "ce qui n'est pas poésie" ou "sciences, philosophie, théorie au sens récent". Si théorie est synonyme de philosophie, la poésie a toujours comporté l'inquiétude de son être. L'interrogation philosophique en "qu'est-ce-que ?" n'est pas exogène aux principes de la poésie. Il n'y a pas philosophie d'un côté, poésie de l'autre. Il ne peut y avoir en poésie le déploiement d'une chose, quelle qu'elle soit, qui ne comporte son inquiétude en sa réflexion. Alors, bien entendu, on peut considérer qu'elles ont toujours été indivises, ou alors qu'elles sont l'une à part de l'autre, et considérer les passerelles de l'une à l'autre. Mon mouvement est plutôt de dire que la réflexion sur son essence et son histoire n'est pas étrangère à l'essence de la poésie. Si on appelle théorie ce point de vue qui prend du recul, il appartient de droit à la poésie. Finalement, pour admettre l'étonnement dont la question procède, il faut prendre théorie en son sens récent (théorie linguistique, psychanalytique...). On ne peut alors prétendre que la théorie appartienne à la poésie. Il y a entre les deux "étrangeté".
Si par théorie on entend poétique, c'est-à-dire l'inquiétude sur son essence, la mémoire de son devenir, le savoir de son histoire, cette poétique, même si le premier titre en fut d'Aristote, appartient à la poésie, et je ne pense pas avoir dérogé à la tradition, l'avoir dérangée. De manière encore plus simple, les défenses et illustrations, les manifestes (Breton), les journaux de mon bord (Reverdy), les carnets (Ponge), correspondances (Goethe), arts poétiques, appartiennent à la poésie. Je suis une filière : la traduction. Elle appartient à l'exercice de la poésie. Le poème y devient paraphrasable (parce qu'il l'est). J'ai un objet a avec des mots d'une langue de départ et un objet b de la langue d'accueil. Un objet fini se paraphrase. Qu’est-ce que j'appelle paraphraser ? C’est le commentaire, la défection de la parole poétique en phrases innombrables et sa reconfection en équivalents. Où est-on lorsqu'on traduit ? Dans le dictionnaire, un dictionnaire abyssal. On n'est pas dans la langue A, ni dans la langue B, plutôt quelque part entre les deux, mais il n'y a pas d'intervalle, pas même l'esprit hégélien, et l'on passe de l'une à l'autre en sautant. Néanmoins on peut appeler tout cet intervalle, ce lieu ou milieu du travail, commentaire, paraphrase infinie, et ils ne sont pas étrangers au travail poétique.
La question qui subsiste, c'est celle de Steiner. Est-ce qu'il n'y a pas, jusqu'à une date très récente, de grandes œuvres où on distingue clairement entre l'œuvre et le commentaire, dit second ou secondaire ; et l'âge moderne ou contemporain où tout est détruit parce qu'on demande de considérer que la leçon de Foucault sur Hamlet est aussi intéressante qu'Hamlet. Je serais prêt à dire que, oui, on en est venu là. Le Wilhelm Meister a déjà ce caractère d'être, dans le tissu de l'œuvre, commentaire d'une œuvre. Est-ce que cela commence avec le romantisme, Jean Paul...?

Arnaud Villani : Cela ressemble à l'idée de commentaire infini hébraïque, avec le texte saint au centre, vrai, et tous les commentaires périphériques, parfaitement vrais eux aussi...

Michel Deguy : Oui. Au fond, je pense que ce scrupule vient de l'exégèse théologique traditionnelle. La différence à laquelle s'accroche Steiner est lointainement héritée de la différence entre la parole de Dieu, et les autres paroles. Sauf quelques croyants, d'ailleurs fanatiques, qui pensent qu'on peut isoler dans le corpus la parole de Dieu où la révélation voudrait vraiment dire parole non humaine, plus personne ne croit plus à cette différence qui est encore chez saint Thomas entre le revelabile et le rationale. Cet intervalle tend à s'effacer à la mesure d'une incroyance ou décréance généralisées, ce qui diminue en mérite l'œuvre, rabaisse la prétention au chef-d’œuvre.

Arnaud Villani : Vous reprenez d'Anaxagore une très belle phrase : hopsis tôn adelôn ta phainomena. : " Les phénomènes sont la vision des choses invisibles". Comment "voyez-vous les choses" ?

Michel Deguy : Ma traduction d'Anaxagore serait : "c'est comme ça que je vois les choses". Hopsis, je vois ; tôn adelôn, ce sont les choses au sens ancien où l'on parle des choses de l'amour ou de la vie ; et "comme ça", c'est le phainomenon. Ce qui paraît, en tant qu'il est comme ça, permet de prendre vue non pas sur l'invisible au sens religieux, mais sur les choses qui n'ont pas pour nature de tomber sous le sens, qui restent non manifestes. On ne peut pas ne pas maintenir en poésie l'exigence de la vision. "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir". Cela pourrait être une traduction d'Anaxagore. D'où mon insistance, qu'on pourrait croire rhétorique, sur des figures comme la prosopopée. Donner visage à ce qui en manque, non parce qu'il y a des nuages, ou parce qu'on est myope, mais parce que son statut d'être n'est pas la visibilité. Or il s'agit, avec le voir en art, d'un donner à voir (pour le donner à entendre, il faudra en parler plus tard). Je maintiens le donner à voir dans cette mesure-là, c'est-à-dire donner une quasi-visibilité à ce qui n'est pas fait pour apparaître en percept. C'est le sens traditionnel du terme image, c'est pourquoi je dis plus volontiers qu'un texte est imageant plutôt qu'imagé. Il y a une expression que j'aime bien : "comme si, comme ça". Le comme correspond à la non-perceptibilité des choses dont il s'agit. Ainsi, aujourd’hui, fin de siècle, il y a du menaçant. Donner un visage à ce qui est menaçant pour que plusieurs l'envisagent, c'est le travail de la vision. Cette figure que je privilégie et qui semble rhétorique est en réalité puissante. Envisager la monstruosité de manière que plusieurs la voient, laisser ou faire se montrer le monstrueux sous une insistance qui ne se prend pas pour ce qu'elle n'est pas, d'où le "comme", c'est bien ce qui est requis de l'art.

Arnaud Villani : Dans A ce qui n'en finit pas, il y a cette expression : "baisser le ton". La poésie ne peut-elle plus dire certaines choses, ou au contraire est-elle la seule à pouvoir les dire ?

Michel Deguy : C'est une manière de parler du désenchantement ou de la désincantation. Ce mot d'ordre de hausser le ton, maximiser, hyperboliser, qu'on a pu entendre il y a deux siècles, n'est plus à l'ordre du jour. En rabattre, démajusculer. Le milieu dont il est question est celui de la superstition poétique, de la crédulité à l'égard du magique, de toutes les tendances fortes à idolâtrer l'art, la poésie, en leur attribuant un pouvoir magique. J'entends magie non pas selon l'étymologie allemande (mögen), mais comme l'opération qui, croit-on (c'est ce "croit-on" qui m'intéresse), provoquerait des actions à distance dans le réel... L'enfant continue à croire que, par des mots, des formules, on peut provoquer des causalités, des enchaînements dans les choses. Il y a dans la poésie, même la plus récente, la croyance en l'efficacité magique du verbal. Là se glisse la question pragmatique : quand dire, c'est faire. Il en est une entente ancienne, magique. Le sésame, la foi qui déplace les montagnes, Mao détournant les fleuves. Quel type de croyance maintenir, dans quelle efficacité de lecture et d'écriture, dans les échanges, le milieu de langue, qui ne soient pas superstitieux (une superstition de la littérature qui se reforme constamment).
Le rapport poésie/religion est un champ où il faut être de plus en plus vigilant. Il m'arrivait, quand je fréquentais les églises (le monde ne cesse d'être harangué par les sacerdotes : Dieu a dit que...Dieu veut que...), de prononcer pour moi cette formule : Baissez le ton ! On ne va pas continuer pendant des siècles à ventriloquer Dieu ! C'est cette exigence mécréante qui essaie de mesurer où nous en sommes avec le désenchantement. La poésie déchante. Où en sommes-nous avec ce déchanter ?

Arnaud Villani : Est-ce que cela veut dire qu'on doit cesser d'employer le ton "grand seigneur" c'est-à-dire prophétique, est-ce que cela veut dire qu'on en finit avec le "réalisme nominal", la force des mots en eux-mêmes, est-ce que cela veut dire qu'on se rabat sur une structure de figures plutôt que sur l'énonciation de mots puissants par eux-mêmes ?

Michel Deguy : C'est dans ce sens là que je vais. Il y a comme un culte de divinités de langage. Mais les opérations (on parle par métaphore d'énergie ou de force d'un discours) en lesquelles consiste la force d'un discours, sont rhétoriques, tropologiques, et choisir quelles tournures sont aujourd'hui pertinentes, quelle efficacité elles peuvent avoir, comment on peut redonner sens à l'allégorie décriée, voilà ce que signifie "mesurer ses forces". La force du dire est dans la tropologie et non dans je ne sais quelle onde magnétique qui procèderait du signifiant, comme le petit monstre du Tambour fait à distance, par ses cris, s'écrouler les vitres. Quelque chose se communique, une persuasion, et se transforme en résolution, action, mais tout cela est indirect. Il faut remédiatiser.

[…] à suivre demain mardi 13 novembre 2007

© Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio et la revue Nu(e)


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