«[…] Affamé et hargneux, je savais que rien au monde ne pourrait me contraindre au suicide. C’est précisément à cette époque que j’avais commencé à comprendre l’essence du grand instinct vital dont l’homme est doté au plus haut point. Je voyais les chevaux s’épuiser peu à peu et mourir : je ne pourrais m’exprimer autrement ni employer d’autres verbes. Les chevaux ne se distinguaient en rien des hommes. Ils mouraient à cause du Nord, d’un travail au-dessus de leurs forces, de la mauvaise nourriture et des coups. Et bien que leur situation fût cent fois meilleure que celle des hommes, ils mouraient plus vite qu’eux. Alors je compris l’essentiel : l’homme n’était pas devenu l’homme parce qu’il était la créature de Dieu, ni parce qu’il avait aux mains ce doigt étonnant qu’est le pouce. Il l’était devenu parce qu’il était physiquement le plus robuste, le plus résistant de tous les animaux et, en second lieu, parce qu’il avait forcé son esprit à servir son corps avec profit. »
Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, p.53, Editions Verdier.
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