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S'enfoncer dans le rêve en dessous - Shelley Jackson - La mélancolie de l'anatomie (José Corti, Trad. Bernard Hoepffner - 2010) par François Monti, Olivier Lamm

Publié le 07 février 2010 par Fric Frac Club
S'enfoncer dans le rêve en dessous - Shelley Jackson - La mélancolie de l'anatomie (José Corti, Trad. Bernard Hoepffner - 2010) par François Monti, Olivier Lamm « J'ai enroulé un écheveau d'herbes autour de mon poing et j'ai observé les tiges cireuses alignées contre le dos de ma main. C'est ça, le monde réel, me suis-je dit. Fais y plus attention ».
S'enfoncer dans le rêve en dessous - Shelley Jackson - La mélancolie de l'anatomie (José Corti, Trad. Bernard Hoepffner - 2010) par François Monti, Olivier Lamm
Partie I : François Monti
Nous sommes plusieurs à être tombés amoureux de Shelley Jackson à la sortie de Half life, son premier roman traditionnel imprimé sur papier. On pourrait croire que l'Américaine, 46 ans, quelques années de vie commune avec Jonathan Lethem et quelques livres pour enfants au compteur n'est pas très productive puisqu'elle n'a que deux livres classiques à son compteur, La Mélancolie de l'Anatomie dont il est question ici, et Half-Life, mille-feuilles inclassable et hyperdense dont l'héroïne est une sœur siamoise (on se rappelle, au passage, que Nabokov avait un projet de roman d'amour au synopsis similaire). Tout au contraire, elle une sorte d'activiste littéraire très occupée. En format papier, on lui doit donc des livres pour enfants et des illustrations. Surtout, son entreprise fictionnelle la plus vitale a longtemps eu lieu sur d'autres formats : Patchwork girl, réécriture du Frankenstein de Mary Shelley fut publié en 1995 en CD-ROM, et ce sont les clicks du lecteur qui collent les pièces ensembles. Ce travail, salué par Robert Coover (notamment grand manitou à Brown de l'hypertexte et dont Jackson fut l'élève) a été suivi par d'autres. Le plus fameux, apparemment toujours en cours, s'appelle Skin : une novella dont chaque mot est tatoué sur le corps d'une personne différente (et les mots sont dispersés dans le monde entier) et qui est irrémédiablement vouée à disparaître un mot après l'autre (Jackson promet d'essayer de se rendre à l'enterrement de chacun de ces mots). On ne sait évidemment pas si tous les mots auront trouvé preneur avant que le premier d'entre eux ne meure..
Vous l'aurez compris : Shelley Jackson n'est pas un auteur classique, et sa présence au catalogue littérature américaine de Corti, entre Hawthorne, Thoreau, Irving ou James, peut surprendre. Il y a pourtant une jolie logique à ce que l'éditeur d'une superbe traduction par Benard Hoepffner de L'anatomie de la mélancolie de Robert Burton fasse confiance au même homme lorsqu'il lui propose cette inversion jacksonienne. Le titre n'est pas qu'un jeu de mots : comme l'annonce la quatrième de couverture (qui est en fait essentiellement une réécriture des propos de Jackson dans un entretien d'il y a quelques années), si Burton voulait faire l'anatomie d'un état d'esprit, Shelley Jackson décide de spiritualiser l'anatomie. Prenant les quatre humeurs des anciens comme division de son livre, elle projette sécrétions et résidus, leur donnant une vie propre, hors du corps.
Après une première partie un peu trop ludique pour transpercer le cœur, le livre décolle immédiatement vers des terres très éloignées du tout venant absurdiste : même hors de leur réceptable, sperme, cancer ou cheveux, sécrétions et excrétions et résidus gardent les sentiments et sensations qui y sont liés dans leur contexte habituel, créant des dynamiques nouvelles et particulièrement fertiles et révélatrices. Selon Jackson, le déplacement lui permet d'écrire des histoires « absurdes et fantastiques » mais « étrangement ressenties, comme un rêve ou une lettre d'amour écrite dans un code que vous ne savez plus décrypter ».
Le corps est évidemment un des grands thèmes, un des grands sujets de discours féministes. C'est aussi une obsession personnelle de Jackson : qu'il s'agisse de la fille patchwork, des excrétions, des tatouages ou même des siamois de Half life, le corps en tant que producteur de sens et / ou entité modifiable tient toujours ses romans depuis le milieu. Ce qui est sans doute plus particulièrement examiné ici, c'est une contradiction fondamentale : quoi de plus intime que notre corps, mais en même temps quoi de plus inconnu, de plus surprenant, de plus dégoutant parfois.
S'enfoncer dans le rêve en dessous - Shelley Jackson - La mélancolie de l'anatomie (José Corti, Trad. Bernard Hoepffner - 2010) par François Monti, Olivier Lamm Partie II : Olivier Lamm
Je me rappelle, à ma première lecture totalement fascinée de ce grand petit livre il y a quelques années, avoir été si abasourdi par son audace, son impunité et sa puissance d'évocation (érotique ou horrifique, toujours charnelle) que j'avais été incapable d'étuver quoi que ce soit à son sujet ; englué dans la graisse et le sang bouillonnant, je percevais seulement deux choses : a) Shelley Jackson habitait (à une adresse inconnue) un continent frontalier de celui décrit par Ben Marcus dans son Age of Wire & String et investi par ses Notable American Women, et b) son premier recueil de nouvelles était tout aussi important. A y voir aujourd'hui un peu plus clair grâce à la traduction remarquablement fluide de Bernard Hoepffner, je suis presque tout autant ébahi et plus que jamais interloqué de répondre à la question : mais que fait donc Shelley Jackson avec la littérature ?
Elle commence par lui infliger un abrupt paradoxe. Car si, à l'instar de l'encyclopédie excentrique de Robert Burton, son seul sujet est l'humain incarné dans sa chair et son seul questionnement concerne les continuités et les discontinuités entre l'entendement, le corps et la nature, elle n'aborde jamais ni l'un ni l'autre et retourne le corps comme gant (comme elle retourne le titre de l'Anatomie de la mélancolie) pour accoucher d'objets organiques si étranges qu'ils n'autorisent même pas la métaphore ou la métonymie. Jackson y évoque cœurs, phlegme, nerf, graisse ou sommeil mais ses pièces détachées du corps n'ont rien à voir avec nos organes ou nos humeurs. Agissant quelque part entre la jouissance pure de l'invention et l'effroi d'un unheimlich revitalisé renforcé, elle malaxe et déforme des objets intimes (et, mieux ou pire, des parties de nous) et emplit d'air chaud ceux qu'elle invente pour nous les donner à moudre et à mâcher, détourner leur force d'évocation pour parler directement à nos corps et à notre âme, caresser du bout des doigts le corpus incertain du familier et détourner nos émotions vers des objets intégralement intrus, étranges et étrangers : « à travers le petit trou de serrure de la pupille, nous le cherchons : l'informe, l'inhumain » ; « quelque chose qui ressemble à notre chair, mais pas pareil, (…) une sorte de über chair, riche de possibilités ». Immédiatement, ces nouvelles s'habillent de chair et s'annoncent bien trop charnelles et érectile pour se laisser confiner à l'absurde ou le surréel.
Ainsi si Shelley Jackson excite nos âmes et nos corps aussi fort que le réel peut le faire (le travail de la littérature, je crois), elle le fait sans jamais avoir recours directement à ce dernier. Il est donc difficile, très difficile de décrire ce que l'on ressent en lisant ces nouvelles, à commencer par le fait que Jackson nous décrit beaucoup d'objets fabuleusement impensables (jamais invraisemblables) qui résistent indéfiniment à la dichotomie représentation / métaphore : « trop lourds pour être supportés par la réalité », les étants très ambivalents de La Mélancolie de l'Anatomie sont impossibles à se représenter car ils distendent l'imaginaire, les images et la lumière, « perforent un trou et s'y enfoncent jusque dans le rêve en dessous ». Initiant son dispositif via des glissements grammaticaux (les spermes, une pluie de sommeil) pour faire du feu sous les images et agiter la conscience, elle nous apostrophe, via le fascicule d'un spectacle de foire, « pouvez-vous vous imaginer un sperme coiffé d'un petit chapeau maintenu par de minuscules ventouses ? » et non, nous ne le pouvons pas, et parfois les mutations ontologiques qu'elle occasionne sont des vrais casses tête plus organiques encre que la chair (« Dans ses torsades, l'haleine mêmes étudie la ruse. Une fois rompu, le corps s'élève légèrement et aisément vers le mensonge et, si jamais vous glissez, le cheveu se nouera autour de votre cou et vous hissera vers le haut ») ; pourtant, nous pouvons bien les sentir. Ecrivain souple, athlétique et méticuleuse, Jackson agit avant tout avec la langue (soit dit en passant une jolie métonymie qui, si ou la soulignait plus souvent, éviterait bien des débats non avenus basés sur le principe d'une séparation en littérature du fond et de la forme) ; pour déployer ses merveilles, elle lui fait même des figures inédites, la dopant d'un lexique est rare et opulent, ésotérique et magique (« beurré, oléagineux, mafflu, adipeux »), versatile et au moins aussi charnel que les matières et textures qu'il nous glisse sous les sens.
Son dispositif dément bien lové dans notre oreille interne, elle dispose intégralement de nous et nous emmène partout : récit politique, satire sans attache, amusement encyclopédique avec index plus large que le texte (« our poet suggests here that human life is but a series of footnotes to a vast obscure unfinished masterpiece », via Pale Fire, encpre) et dont l'auteur est un fantôme, un pastiche de paralittérature, un dessin animé tchèque, une bataille de boules de sommeil, un récit social historique (« Sang », seule concession possible à la métaphore où deux récureuses des bas-fonds amassent une tonne de tissus sales pour assembler un tampon géant et sauver Londres d'un déluge menstrue - et ce n'est même pas saugrenu) et une tentative de littérature spéculative ((c) Neal Stephenson) qui s'interroge de savoir ce que serait le monde si l'eau était du lait (et ce n'est pas saugrenu non plus, les navires tranchent la banquise comme on coupe du beurre). Pas si loin de David Cronenberg qui se payait le luxe de filmer dans Existenz Jude Law performer un analingus en gros plan en déplaçant seulement l'orifice de dix centimètres vers le haut du dos de Jennifer Jason Leigh, Shelley Jackson déclare qu'on a le droit de faire l'amour avec le ciel (littéralement, pas littérairement) et décrit à nos sens des scènes d'une obscénité totale, délicieuse, forcément lacanienne (des ronds, des trous, des excroissances, de la graisse dont une observation au microscope laisse voir des madriers merveilleux et qu'on lape, suçote et désir de tout son corps quand ils expulsent fluides et solides) qui font une expérience de lecture sans semblable, brûlante et glaciale à la fois. La narratrice de « Graisse » résume idéalement notre libido et tout le pouvoir de ce livre : « Il est intéressant (…) de voir qu'on peut avoir des satisfactions esthétiques dans, grosso modo, la cochonnerie : le gargouillis du phlegme dans la gorge, le brillant et la fermeté de certains étrons, bien plus jolis que le côté effiloché d'autres étrons, et la graisse, aussi, ce déchet, est parfois, oh, merveilleux – un gâteau tremblant, fragile, couleur crème – tandis qu'à d'autres moments il est, je dirais simplement (pour ménager votre sensibilité), moins merveilleux ».

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