Les amateurs d’histoire de samouraï en bandes dessinées n’auront pas raté la sortie du douzième opus des aventures de Kogaratsu. Mais loin des scénarii classiques du chambara, Kogaratsu est un voyage initiatique aussi étonnant que déroutant.
En général, pour faire un bon film ou une bonne BD de samouraï, vous prenez un héros sachant manier le sabre, vous le plongez dans une période pleines de dangers (le Japon du 17e siècle), et vous lui faites trancher tout ce qui bouge. C’est le type même du scénario dit de chambara (histoire épique japonaise avec des sabres partout et dans tous les sens). C’est a peu près ainsi que commençait l’histoire de Nakamura Kogaratsu, il y a déjà quelques 28 ans, lorsque le premier épisode sortait en 1982. Les quatre premiers tomes de la saga relatent des histoires de clans et d’honneur qui se déchirent, avec Kogaratsu en jeune samouraï fraichement promu qui se bat pour l’honneur de son maître et seigneur. Pas de chance, Kogaratsu se retrouve à la fin dans le camp des vaincus.
Cet archétype du héros qu’est le Kogaratsu des débuts n’a pas du satisfaire les auteurs. En effet, entre les tomes 3 et 4, les auteurs Michetz et Bosse, ont sneti le besoin de faire paraître un tome 0, plus pacifique, qui parle des expériences philosophiques et même d’une rencontre fantomatique du jeune apprenti-samouraï. Ce tome vient donner de l’épaisseur au personnage en traitant en plusieurs petits récits, la genèse de celui qui s’affirme comme l’un des plus beaux personnages du genre. Leçon pratique ou philosophique, ce tome 0 donne de l’épaisseur au personnage. Une curiosité toutefois vient piquer le lecteur, le récit appelé le Pont vers nulle part. Celui-ci fait s’affronter Kogaratsu est un colosse armé d’un marteau, mais qui s’avèrera être une sorte de fantôme ou de kami. C’est un peu surprenant pour un héros qui était bien ancré dans la réalité historique de son époque, mais la croyance dans les fantômes et les kami fait partie de la culture japonaise.
Sans maître, Kogaratsu est désormais jeté sur les routes et devient un ronin. Il va d’aventure en aventure, cherchant à louer ses bras pour ne pas mourir de fin. Mais avant cela, l’œuvre charnière de la saga est sans aucun doute L’homme de la vague. Dans ce tome, Kogaratsu ressent tellement la honte d’être un ronin qu’il est prêt à se jeter d’une falaise lorsqu’il est interrompu par quatre jeunes coqs. Il les tue et se retrouve mêlé à une lutte à mort dans le milieu des écoles de kenjutsu. Pendant tout ce tome, on peut sentir son envie de se réintégrer, de revenir dans le rang, de ne plus être hors-caste, en rentrant dans le giron de l’école qui le reçoit. Mais voyant qu’ici aussi tout n’est qu’illusion, appétit de pouvoir et lutte à mort pour un titre, une gloriole ou la vanité de montrer qu’on est le plus fort, il part encore une fois. Après cette histoire, il n’aura plus aucune hésitation dans son choix de rester ronin, car il a découvert le libre choix, début d’une certaine forme de liberté.
Curieusement, les épisodes qui s’enchaînent par la suite ne montrent plus jamais le héros en prise avec son époque, d’autres clans, d’autres samouraïs ou des propositions de travail honnête. Chaque histoire, au lieu de poursuivre dans la veine du chambara, le fait progresser de manière toujours plus obscure. Sans ami, sans amour, il erre et tombe dans des situations toujours plus sombres, avec des histoires de plus en plus difficiles à cerner. Prenons l’épisode de Rouge ultime. Il accompagne un peintre portugais ou espagnol, et lui sert de garde du corps. Finalement, le peintre mourra dans sa quête d’une couleur, le rouge ultime, qui s’avèrera être son sang. L’intérêt de cet épisode est assez moyen et colle difficilement avec le reste de la saga. Autre exemple, le dernier tome en date, Le protocole du Mal, le plonge face à la folie d’une femme possédée et meurtrière. Il affronte le mal face à face pour finalement tuer la femme en question. Cet épisode est particulièrement sombre et l’on voit mal là aussi l’apport d’une telle histoire.
Michetz, dont le dessin est superbe et la maîtrise en calligraphie est impressionnante, et son partenaire Bosse, mette en moyenne 2 ans et demi pour sortir un album, ce qui est beaucoup. On peut donc en conclure raisonnablement que les histoires ont un sens profond pour eux. Oui mais lequel ? En prenant du recul, je me suis aperçu que l’histoire épique du départ a permis non seulement de trouver un lectorat, mais surtout de planter un héros archétypal. Puis, épisode après épisode, ils se sont ingéniés à le plonger dans une descente aux enfers qui met à mal son statut social (devenir ronin, puis choisir définitivement ce statut de la honte pour un samouraï), puis ses idéaux, ses principes, sa morale, ses sentiments. Le dernier album va de plus lui rappeler ses actes qu’il va percevoir avec les yeux d’une femme très lucide dans sa folie, ses actes de samouraï, lui démontrant l’horreur de la voie du sabre. C’est son choix de vie même qui est mis à mal ici, notamment ce qu’il croit être sa liberté de jugement. En résumé il est engagé comme tueur, mais décide d’appliquer son propre jugement sans obéir aux ordres pour étudier la femme en question. Finalement, alors qu’il hésite et semble prêt à laisser cette femme tranquille, c’est elle qui va le pousser au meurtre, contre son gré mais pour défendre sa vie. Les derniers principes du ronin gentilhomme viennent de céder. Surtout que l’interrogatoire que lui inflige la femme le pousse à revivre les fois où il a tué, afin qu’il se rende compte que tuer comme un animal ou comme un samouraï revient au même : propager le mal. Personnellement, je l’imagine mal de le voir tomber plus bas.
La saga Kogaratsu est donc un voyage initiatique où la voie est la plus dure, la plus cruelle et la plus implacable qui soit, car elle ne fortifie le héros qu’en détruisant peu à peu de tout ce qui fait de lui un samouraï, et ce sans la moindre complaisance. Après un tel acharnement, je ne vois que trois fin possibles pour Kogaratsu, car il ne peut errer indéfiniment. Devenir moine et laisser tomber son sabre. Avoir l’illumination du sabre qui donne la vie et fonder une école de kenjutsu façon Musashi, ou mourir dans un combat de trop, dans une aventure trop triste pour être vécu jusqu’au bout.