" L'après-midi s'installa avec autant de discrétion que l'âge chez un homme heureux. Un peu d'or se mêla à la lumière du soleil. La
baie prit une teinte bleue plus intense et se couvrit de courtes lames, soulevées par le vent de terre. Les pêcheurs solitaires, qui se figurent que le poisson mord à marée haute, abandonnèrent
leurs rochers et furent remplacés par d'autres pêcheurs convaincus que le poisson mord à marée basse.
A trois heures, le vent tourna et se mit à souffler du large, apportant avec lui toutes sortes d'odeurs de varech. Dans les terrains vagues de Monterey, les raccommodeurs de
filets posèrent leurs navettes et roulèrent une cigarette. Des dames grasses, dont le regard reflétait cette sagesse et cette lassitude qu'on rencontre communément dans les yeux des porcs, se
laissaient transporter par les rues de la ville, dans des voitures trop puissantes, vers les consommations choisies de l'hôtel del Monte...
Le soir descendait sur Monterey et les lumières s'allumaient. Les fenêtres luisaient avec douceur. Le théatre de Monterey émettait en lettres flamboyantes et intermittentes le titre de
son spectacle : Les Enfants de l'Enfer, Les Enfants de l'Enfer... Un groupe peu nombreux mais fanatique de pêcheurs, qui sont persuadés que le poisson mord le soir, prirent place sur les
rochers refroidis. Une légère brume errait par les rues, s'accrochait aux cheminées. Toute l'atmosphère était emplie d'une exquise odeur de bois de pin qui brûle. "
John Steinbeck : extrait de " Tortilla Flat " Denoël 1961
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