Magazine Culture

New-York/Paris, circa 1965 - Susan Sontag, L'Oeuvre parle (Christian Bourgois, Titres, 2010, trad. Guy Durand) par Pierre Pigot

Publié le 10 février 2010 par Fric Frac Club
New-York/Paris, circa 1965 - Susan Sontag, L'Oeuvre parle (Christian Bourgois, Titres, 2010, trad. Guy Durand) par Pierre Pigot New-York/Paris, circa 1965 - Susan Sontag, L'Oeuvre parle (Christian Bourgois, Titres, 2010, trad. Guy Durand) par Pierre Pigot Quand il est paru au Seuil en 1968, deux ans après l'édition américaine, L'Oeuvre parle, le tout premier recueil d'essais de Susan Sontag, avait sans doute quelque chose d'électrifiant et d'excitant, courant à toute allure sur la crête des vagues heureuses ou menaçantes de son époque. Aujourd'hui, tout juste réédité chez Christian Bourgois, le livre a pris l'allure parfois curieuse d'une machine à remonter le temps, d'un cliché pris dans l'urgence et dont les flous et les objets abandonnés hors-cadre pourraient apparaître comme plus fascinants que ces intuitions merveilleuses que Sontag savait méticuleusement orchestrer. L'intérêt de notre lecture contemporaine résiderait alors moins dans le pointage d'une obsolescence quelconque (ce qui serait absurde), que dans la manière dont, à partir de ces textes toujours soutenus et passionnés, nous pourrions réagir suivant nos propres préoccupations d'aujourd'hui, comme le calcul au compas d'une distance passée qui nous permettrait d'envisager avec plus de sérénité la route du futur. L'Oeuvre parle débute par les deux grands essais qui, à l'aube des années 60, ont posé Sontag dans le milieu de la critique new-yorkaise, « Contre l'interprétation » et « A propos du style » ; et ce sont ceux qui, aujourd'hui, posent le plus de problèmes. Sontag s'y affrontait, dans le premier à la mainmise des analyses freudiennes et marxistes sur l'interprétation des oeuvres, et dans le second à l'éternel divorce entre forme et fond, avec en arrière-plan les inévitables préoccupations politiques. Même si notre époque en connaît encore la trace, on a peine à imaginer de nos jours la fureur et les ravages avec lesquels le freudisme occupait le champ des lettres américaines (il suffit, pour s'en rendre compte, de se rappeler les diatribes virulentes de Nabokov à ce sujet), avec son jumeau maléfique jamais trés éloigné, l'analyse marxisante. Sontag essaie, avec une conviction qui l'honore, de dresser un contrepoids à cet aplatissement systématique de la singularité des oeuvres, et on ne peut qu'être d'accord avec elle sur cette saine réaction. Mais il est dommage que, pour ce faire, Sontag s'efforce de plaquer sur toute oeuvre d'art un nouveau carcan idéologique, qui s'articulerait autour de la notion de « transparence », réintroduisant de nouvelles dualités là où il n'y en avait pas besoin, au prix parfois d'acrobaties dont les contradictions permanentes nous apparaissent maintenant flagrantes. Souhaitant se débarasser de l'interprétation elle-même (qu'elle finit par confondre avec la surinterprétation), elle en appelle pour ce faire à une notion de vérité et d'essence de l'oeuvre, qui au lieu de permettre à l'oeuvre de développer ses potentialités et ses multiplicités, ne fait que la placer dans une nouvelle case indépassable. Sontag parle de « sublime neutralité », de « contemplation », fait de l'oeuvre une source d' « apaisement », affirmant que l'oeuvre se suffit à elle-même, devant se tenir loin de toute parole politique directe ou indirecte, affirmant que « l'oeuvre ne parle pas » (quitte à dire exactement le contraire dix pages plus loin à propos de Goya), étant une « nourriture de l'esprit » menant au « détachement du monde ». Le combat de Sontag s'y confond curieusement avec celui du « grand art » (celui qu'au même moment Adorno pressent comme particulièrement menacé par la mercantilisation de la civilisation prostituée par l'industrie du divertissement), qu'il faudrait opposer à un « réalisme » prégnant, qui serait aussi bien celui du roman du XIXe siècle prolongeant ses formes épuisées jusqu'au présent, que celui qu'elle distingue chez Robbe-Grillet (qu'elle égratigne régulièrement au fil de ses écrits). Et pourtant, dans le même mouvement, Sontag, comme si elle réfléchissait à voix haute devant nous, nous faisait partager sa belle capacité au doute permanent, à son absence finale de tout dogmatisme personnel, remarque que le « rôle limité » que Nabokov assigne à la littérature ne peut pas être suffisant, que son cadre rigoureux de l'art pour l'art peut malgré tout être franchi. Ces articles ne seraient-ils pas, finalement, l'apprentissage long et nécessaire d'une pensée du multiple ? Dans le tourbillon des années 60, il était après tout encore difficile de faire la différence entre « prendre parti » et « prendre position » (telle que Didi-Huberman l'a tout récemment développée autour de la figure emblématique de Bertolt Brecht), entre engagement partisan distordant le milieu créatif où elle officie, et oeuvre traversée par la nécessaire parole politique (et non politicienne ou partisane), aussi bien celle du cri et de la souffrance que celle de l'espérance. Même le lecteur n'ayant qu'une notion vague de ce qu'on appelle (de manière assez généreuse et peu satisfaisante) le postmodernisme dans la littérature américaine des années 60, ne pourra qu'être étonné de la relative ignorance que Sontag manifeste envers ces auteurs, dans sa diatribe contre le « réalisme », alors que cette tendance était alors en plein développement. William S. Burroughs y apparaît sous les atours étranges d'une curiosité de bibliothèque (un peu comme le Lautréamont de Larbaud), et Thomas Pynchon (dont le nom est joliment écorché) n'est mentionné que pour se voir adresser un reproche, celui de ne s'être livré dans V (1962) qu'à une subversion puérile des romans d'espionnage. Le paysage littéraire, il est vrai, ne commençait que seulement à changer. Les Reconnaissances de William Gaddis, pionnières une décennie plus tôt, avaient été englouties par l'indifférence ou la stupidité des critiques ; les nouvelles de Donald Barthelme commençaient tout juste de paraître dans le New Yorker, en même temps que les premiers romans de John Barth ; Pynchon et Coover n'avaient pas encore donné toute leur mesure ; l'Amérique ne faisait que tout juste découvrir les fictions de Borges avec vingt ans de décalage, tandis que la leçon du Pale Fire de Nabokov n'était pas forcément apparue à tous aussi évidentes. Ayant fait plus ou moins l'impasse sur le mouvement moderniste depuis les années 30, la littérature américaine commençait à peine à se renouveler. On ne peut pas reprocher à Sontag de ne pas avoir immédiatement perçu cette métamorphose, et ce d'autant plus que son regard littéraire était alors bien plus dirigé en direction de la France que de son pays natal. Sontag, toujours en noeuds de contradictions, aimait dans l'art et la littérature française son versant lumineux, réthorique, raisonné et parfois froid, et dans le même mouvement était fascinée par ses aspects sombres, ses personnalités torturées (Jean Genet), les flammes auxquelles elle craignait elle-même de se brûler. Elle vénérait Roland Barthes, auquel elle dédia un petit livre. Dans L'Oeuvre parle, elle oppose brillamment le « minimalisme » érotique de Georges Bataille, et les kilomètres de prose du marquis de Sade (qualifié d' « opéra wagnérien de la littérature pornographique », ce qui est bien vu). Elle disserte brillamment sur le cinéma de Robert Bresson, de Jean-Luc Godard et d'Alain Resnais, qui dans ses articles se présentent à nous dans toute leur incertaine nouveauté, point de vue auquel quarante ans de critique ne nous a plus habitués (même si Sontag pêche parfois dans un certain mode de procès d'intention envers ce qu'elle estime être les failles de ces films). Mais elle n'oubliait pas pour autant New-York, tentant d'analyser avec une certaine ambiguïté fascinée-dubitative le phénomène naissant des happenings, ou se tenant à l'écoute de ce qui se faisait de plus novateur dans le domaine du théâtre, du rapport de celui-ci avec le cinéma, ou de la notion de « métathéâtre » forgée par Lionel Abel, qu'elle démonte sans sourciller avec un soin qui ne s'en laisse pas compter. Rien ne lui était indifférent. C'est peut-être dans les articles s'écartant le plus du « grand art » qu'on prendra le plus de plaisir à la lire. « Images du désastre », qui dissèque avec une acuité remarquable les sous-entendus des films de science-fiction de série Z, débute par l'irrésistible liste de tous les clichés immédiatement repérables dans les scénarios de ces productions ; et les cinquante-huits thèses sur « Le style Camp » (qui firent beaucoup pour bâtir la réputation de Sontag) sont une partition splendide qui a pu conserver tout son pouvoir de séduction excentrique, pour peu qu'on en transpose la pensée dans le nouveau kitsch qui nous entoure. Tout, chez Sontag, respire l'excitation de la découverte, l'effort de lucidité, la perpétuelle oscillation entre instinct et raison. Le dernier paragraphe du recueil, à propos de la distinction entre culture savante et culture populaire (qu'elle appelle à dépasser) est presque comme un petit condensé de tout ce qui l'intéressait, la fascinait et soutenait son écriture : « Il ne s'agit pas d'une renonciation à l'usage de toute échelle de valeurs : la musique populaire n'a pas le monopole du bon goût et les stupidités y abondent ; de même qu'il y a en peinture, au cinéma, en musique, une pitoyable et prétentieuse avant-garde. Ce qu'il nous faut voir c'est que de nouvelles normes de beauté existent, de nouvelles normes de style et de goût. La sensibilité nouvelle est pluraliste à l'extrême ; elle est à la fois sérieuse jusqu'au masochisme, et mordante, et ironique, et angoissée. Elle a un sens aigu de la dimension historique, et la soudaineté et l'outrance de ses enthousiasmes (et le passage d'un enthousiasme à un autre) témoignent de sa hâte et de sa fièvre. Sensibilité nouvelle : la beauté d'une machine, l'élégance de la solution d'un problème de mathématiques, la qualité d'un tableau de Jasper Johns, ou d'un film de Godard, la musique et la personnalité des Beatles lui sont également accessibles. » Ceci en 1965. Toutes ces années-là, Sontag était la messagère passionnée et passionnante au-dessus de l'Atlantique, celle qui rapportait vers les Amériques les nouveaux trésors du Vieux Continent. Aujourd'hui que la France, dans sa relation intellectuelle avec les Etats-Unis, semble souvent s'enfermer dans un conformisme frileux qui n'aurait pour reflet noir qu'un antiaméricanisme primaire, c'est de tels messagers, de tels passeurs dans l'autre sens, que nous avons grandement besoin. La seule question est : qui pour reprendre le flambeau ? Photo : Rubens Bos, via FlickR

Retour à La Une de Logo Paperblog