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Les entretiens de la revue Nu(e) : Michel Deguy, deuxième partie

Par Florence Trocmé

Je publie ici la seconde partie de l'entretien avec Michel Deguy (Première partie ici)

Entretien réalisé par Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio pour le numéro 8 de la revue Nu(e) paru à Nice en janvier 1999.

Entretien avec Michel Deguy, 5 mai 1997 (2)

Arnaud Villani : Vous avez dit : "le rien est structurant, le nihilisme en poésie est l'origine de la modernité".

Michel Deguy : J'ai dit cela dans un commentaire de Mallarmé, où je cherchais à faire la différence entre un nihil privativum, le rien sans rien, le mauvais rien, et ce qui se passe chez Mallarmé, qui est laboratoire central de cette affaire, quand le rien est pris puissamment, comme plutôt producteur que destructeur. Si on fait attention aux rumeurs et aux usages, la plupart stigmatisent le nihilisme en pensant qu'il est l'horizon épouvantable de la modernité. Mais le philosophe tient que le rien peut aussi avoir la portée d'une détermination radicale de l'époque : ce n'est donc pas un petit défaut, un vice, qu'on pourrait traverser et laisser derrière soi. Dire que le nihilisme est l'horizon de la modernité, c'est dire qu'on y est ! Quant à la proximité du rien et du comme ("comme un rien","rien n'est plus comme avant") ...

Arnaud Villani : Vous écrivez, dans Façons et contrefaçons : "Comment lutter contre cet éloignement général, sinon par le rapprochement ?" Est-ce l'usage du comme approchant-éloignant, qui articule chez vous le battement de la langue ?

Michel Deguy : Le rapprochement au sens poétique sert à tenir non disparaissant ce qui est éloigné. Baudelaire le fait avec une passante : il l'empêche de disparaître dans l'éloignement. Tu te rappelles la femme que tu as vue il y a quatorze ans à la terrasse des Deux magots ? Non ! Sauf que, si j'avais été Baudelaire, je la tiendrais rapprochée. Ce tenir rapproché au sens existentiel, éthique, dépend de l'attention parlante, tout ce qui est autre dépend de la manière dont on le retient, langagièrement.

Arnaud Villani : Il y a un poème de Ritsos, Paysage printanier de femme, dans Avant l'homme, où une femme avance dans une rue et, derrière elle, une série de statues transparentes de femme la reproduit et redessine le paysage de rue en paysage de femme. Comme s'il y avait aussi dans la perception de la réalité le processus du linguistique. La poésie veut retenir la réalité des choses, mais les choses elles-mêmes, peut-être vues en poète, se retiennent sous la forme de leur propre effigie qui se met en file et s'éloigne.

Michel Deguy : On pourrait même se demander comment la "perspective" en son sens actuel, qui surgit à la Renaissance, procède pour tenir à distance, c'est-à-dire rapproche-éloigne, lutte contre l'anéantissement.

Arnaud Villani : A propos de la perspective, il y a un moment passionnant, celui où ce qui reste des autres conceptions de l'espace, compartimentage, perspective cavalière, et le fond d'or neutre, hiératique de l'infini byzantin, rencontre cet autre infini qui se met en place, celui des tapis et des carreaux dont les lignes filent vers le même point de fuite. Et il arrive, chez Masaccio, que les deux infinis aillent l'un avec et l'un contre l'autre.

Michel Deguy : Oui, sauf que je dirais une chose un petit peu différente sur le fond d'or : c'est le soleil, la découpe dans la source de lumière. La perspective de la Renaissance en rabat, l'apparition n'a pas lieu dans le soleil, dans la divinité, mais terrestrement, sur fond de collines ou de palais, sur fond de "diminution" de l'image spéculaire.

Arnaud Villani : Mais est-ce qu'on en finit avec l'infini ? Le byzantin nous donne l'infini directement, dans son irréalité hiératique, la perspective nous le donne par veduta, façon d'aller au fond du tableau ou par suppression du plan intermédiaire. Est-ce que cette manière de baisser le ton n'est pas finalement redire l'infini, l'inoubliable, mais par des moyens moins directs et plus subtils ?

Michel Deguy : Si on discutait longtemps là-dessus, on serait peut-être dans la distinction entre bon et mauvais infini. On perd quelque chose en perdant le fond d'or, on gagne quelque chose, mais qui est peut-être le mauvais infini, l'indéfinité du recul terrestre, qui dépend elle-même de la rotondité de la terre...

Arnaud Villani : C'est aussi ce qui n'en finit pas ! Et, à ce propos, vous employez, sur la Shoah, l'expression : ineffacer le devenu incroyable. Quelle est la place de l'ineffacer ?

Michel Deguy : C'est rapprocher, tenir dans la proximité, et c'est lié à donner un quasi-aspect. Tout manque de visibilité, soit que les choses dont il s'agit n'en aient pas, soit que tout retourne à l'inéclaircissable (comme dit Kafka à la fin de sa nouvelle "Prométhée"). Il faut dire ce mouvement et lutter contre lui. L'apôtre dit : "Nous sommes bien ici, demeurons". Demeurons ici, c'est une des injonctions à laquelle répond la poésie.
Les choses, d'autre part, deviennent incroyables de deux manières. D'un côté parce que ce qui est cru, au sens de la religion, de la révélation, de siècle en siècle, tombe en dehors de la croyance. Les dieux meurent aussi. Et alors, écrire Aphrodite dans un graffiti, en l'inscrivant et le re-marquant dans un rectangle, c'est ineffacer une déesse à laquelle nul ne "croit" plus. L'autre façon, c'est ce qui nous fait ponctuer nos discours de "c'est incroyable". Ce qui a lieu dans l'histoire devient très vite incroyable. Purification ethnique en Yougoslavie, milliers d'africains mourant de faim, c'est pas croyable... Ce qui a lieu retourne sans arrêt à l'incrédulité, c'est la racine psychologique du révisionnisme. C'est contre cette amnésie, ce retour à l'incroyable que la peinture, la poésie proposent de garder en mémoire et quasi-présence ce qui retombe à l'inéclaircissable.

Arnaud Villani : Est-ce un devoir ?

Michel Deguy : Oui, c'est une question d'éthique.

[…] suite et fin demain mercredi 14 novembre 2007

© Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio et la revue Nu(e)


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