Sorti au début de l'an 2000, le premier - et unique - disque de Michel Houellebecq suscite dix ans plus tard peu d'émotions chez les historiens. Pas un seul pour citer Présence Humaine dans ses disques de décennies ou de chevet, la poussière ayant recouvert de son drap ce qui reste pourtant le plus beau disque de l'histoire française contemporaine.
Présence Humaine. Avec un tel titre, difficile, de rester immobile. Avec ce disque comme avec tous les grands sujets, le plumitif s'imagine d'abord pourfendeur des causes perdues. Chaque mot s'efface trois fois, se rature et renait modestement. Pendant ce temps, Paris-Dourdan et son orgue de préliminaire tape sur la tempe comme un tambour de guerre urbaine, j'imagine encore l'espoir des cols blancs en direction de la Défense, tous portés par la soul psychédélique et les 35H, le rock et le cynisme dans un même élan. La poésie béton. Résumer Présence Humaine, c'est déjà l'aveu d'un échec. Dix ans après sa sortie, passons donc sur les préliminaires.
En attendant l'arrivée de Burgalat, maître d'oeuvre du disque, dans le café du 17ième arrondissement, Syd Charlus et moi-même passons en revue les souvenirs. Ceux qui marquèrent l'écoute d'un disque aux allures de trou noir. Ceux qui inspirèrent ces chansons moites (Les pics de pollution), l'ambiance de Club Med' échangiste (Playa Blanca) et la tonalité gai désespoir qui ponctue le début de soirée à compter les carreaux de L'Embuscade, rade qui ballote entre la province et le paris des PMU. Retour au réel. Arrivée de Bertrand Burgalat, patron de Tricatel, producteur, musicien et génie longtemps incompris. Il vient se d'asseoir, l'air en forme. Ou l'inverse. Parce que tout cela semble le faire marrer, la révision posthume et l'étiquette culte apposée sur le disque issu des abysses. Après avoir bossé sur près de 200 disques en vingt ans de carrière, la collaboration avec Michel Houellebecq reste pourtant - de loin - une expérience inhumaine.
Voilà donc la première partie du long témoignage accordé par Burgalat, retranscrit in extenso pour célébrer l'accouchement du brûlot glacial et sexuel. Un main character (Houellebecq), un homme de l'ombre (Burgalat), des seconds rôles (AS Dragon, Yves Adrien) et un scénario riche en rebondissements, telle est l'histoire de Présence Humaine, envol vers un paradis b(i)aisé. Ou longue descente aux enfers.
1995-1999 : Particules élémentaires
« L'idée d'une collaboration avec Michel Houellebecq a commencé dès 1995. Libération avait publié sur une pleine page un extrait d'Extension du domaine de la lutte, un texte assez méchant sur les femmes psychanalysées. Cela m'avait attiré, le ton était acide, assez inclassable, sans être néo-hussard de droite, et le livre était pareil, étiqueté "Roman" sans les histoires habituelles le mari-la femme-l'amant, ça sortait vraiment des poncifs de St Germain des Près. Quelques temps plus tard, Jean-Yves Jouannais, rédacteur en chef d'Art Press, me propose de faire des morceaux avec Houellebecq pour une soirée des Perpendiculaires à l'Erotika. Je disposais de pas mal de compositions dont je cherchais à faire un album[1], des choses jouant sur des ambiances solaires et tristes que je mettrai ensuite de côté lorsque mes amis de Air cartonneront dans une direction similaire. Michel est venu me voir, m'a montré ses poèmes, je les ai trouvés magnifiques, j'avais l'impression que tout ce que j'essayais de dire en musique et que je parvenais encore moins à exprimer en paroles, c'était là. A la soirée de l'Erotika on s'est finalement dégonflés, on n'était pas prêts. Mais on a continué de se voir, et de préparer un album. En 97 on a sorti un premier titre, Séjour-Club[2], sur une compilation Tricatel au Japon. Mais tout s'étirait en longueur. Michel était totalement incapable d'écouter plus d'un morceau à la fois, c'était une chanson par semaine, et puis une autre et ainsi de suite. Il écrivait son prochain livre, Les particules élémentaires. Puis il en a commencé la promo. Au début il pensait en avoir pour quinze jours, trois mois après il disait "j'ai bientôt fini la presse régionale". Ce succès naissant il le prenait très bien, c'était chouette. Il faisait beaucoup d'efforts pour pallier à ses lacunes de non-musicien. Puisqu'il ne pouvait pas compter en mesures il se calait sur la trotteuse de l'horloge chez Tricatel pour commencer à chanter. J'aurais pu enregistrer sa voix à blanc et la caler ensuite sur la musique mais je suis sûr que ça n'aurait pas donné la même chose, la cohésion entre texte et musique vient aussi de là. En même temps il me semblait important de garder une forme parlée, de ne surtout pas essayer de faire de chanson au sens traditionnel.
Au milieu de l'année 1999 je suis allé voir Eiffel jouer dans un club, sur les recommandations de Peter Von Poehl, qui travaillait avec moi. A l'époque, le groupe était plus proche de Bowie que de Noir Désir, cela me plaisait. Je les ai approchés pour accompagner Michel en concert. Les mecs ont été super, en dépit de conditions techniques et financières difficiles. Cet été-là Armand Thomassian[3] nous a programmés au festival Aquaplanning qu'il organisait à Hyères. On a joué sur la plage. J'étais en train de perdre complètement la vue à cause du diabète mais je conserve une vision très nette du concert d'Aphex Twin à la Villa Noailles : une foule recueillie devant une table, sous laquelle il passait des Cds. J'avais refusé de faire ma communion, quand j'étais gosse déjà je n'allais pas me prosterner devant ces conneries grotesques. Je me suis dit qu'on s'en souviendrait dans vingt ans, c'était une arnaque quasi générationnelle. Au milieu de cette scène électro ridicule, avec Michel et Eiffel, avec mon orgue, mon Wurlitzer et nos guitares on avait l'air de balochards, comme si un accordéoniste avait débarqué à Woodstock. Les mecs de la techno nous prenaient de haut, c'était les années 90 ».
Houellebecq, c'est un tueur, comme Vince Taylor (Yves Adrien)
« En août 1999, après quelques dates supplémentaires, on rentre finalement avec Michel, Peter, Romain, Damien et Nicolas au studio Garage pour enregistrer l'album. Tout se passe très vite, mais à cause du succès des Particules, Michel a de moins en moins de garde-fous, son entourage d'alors l'ayant sûrement encouragé dans cette direction. Certaines choses sous-jacentes chez lui commencent à éclater au grand jour. Etrangement, on s'était rendu compte de cela en tournée, en le regardant manger ses yaourts. Son regard était alors d'une cruauté insensé, quelque chose entre Mister Bean et le chef des nazis dans les Blues Brothers mais en moins drôle... C'est toute l'ambiguïté de Michel, je pense que ce qu'il dénonce c'est en réalité ce qu'il aime, la dureté des rapports sociaux, les rapports de force il est capable de les infliger aux autres sans états d'âme. Au début ça nous a plu parce que j'ai tendance à penser que quelqu'un qui a l'air d'un salaud a moins de chances de l'être que quelqu'un qui joue les petits saints vertueux, mais dans certains cas les deux coïncident. C'est un mec capable de... trucs atroces. Je lui disais : "Tu es comme un enfant violé qui devient violeur". Un homme d'une inhumanité incroyable, qu'à mon sens il exprime dans ses romans (qui cartonnent), et avec aussi des côtés plus doux et touchants qu'il exprime dans ses poèmes (qui ne marchent pas). Avec le recul, Houellebecq me fait penser au personnage de méchant incarné par Woody Allen dans Casino Royale, le Docteur Noé qui veut exterminer tous les mecs qui font plus d'un mètre soixante: "Un monde d'égalité, de fraternité, un monde où tous les hommes s'aimeraient...", dans le film, Raquel Welsh s'étonne de tant de grandeur d'âme, Allen lui répond froidement: "Non, ça c'est ce que je combats". C'est cela Houellebecq.
Celui qui a été grandiose pour décrire Michel, c'est Yves Adrien, toujours médium, qui pourtant ne l'avait jamais vu ni lu. Un jour, Yves débarque chez Tricatel et tombe sur Michel, avachi dans un divan et déjà aviné: "Ce type c'est un tueur, c'est Vince Taylor, je le vois bien dans les années 60 à se prendre des beignes sur les stands de tir des fêtes foraines". A compter de ce jour, Yves l'a toujours surnommé ainsi, "Vince", avec ses espèces de Méphisto et sa parka ».
Les Inrocks, un pied de piche et Michel Drucker
Quand la sortie de Présence Humaine s'est précisée, Michel est donc rapidement devenu ingérable, il m'appelait de temps en temps avec des envies improbables: "Tiens j'aimerais bien faire un duo avec Kraftwerk", ce genre. J'étais docile en ce temps là, je m'exécutais, j'appelais pour tenter l'impossible... J'ai souvent remarqué cela, lorsqu'un disque est sur le point de sortir, les gens sont souvent pris de panique, leur inconscient peut les amener à chercher le conflit sur des détails. Ils préfèrent parfois que le disque foire plutôt que d'assumer de potentielles critiques ou un échec commercial, pour conserver l'idée d'un chef d'œuvre perdu. Je pense qu'il y avait de ça chez Michel. Deux mois avant la sortie de l'album il se barre en Thaïlande en nous laissant sur les bras une pochette immonde, "bac à fouille 1983" prophétise Adrien. On tente alors une autre pochette, avec l'approbation de sa femme et on lance la fabrication. Michel revient en France et lâche mollement: "Cette pochette n'est pas assez décevante". A partir là, il n'arrêtera pas de me persécuter pour la pochette, bien qu'on ait retiré l'album avec la couverture qu'il voulait.Miracle, pour la première fois dans l'histoire du label on va avoir une couverture, celle des Inrocks, Marc Weitzman et Sylvain Bourmeau ayant soutenu Michel depuis le début. Le journal loue un studio de photo pour le shooting, mais Michel, rentré de Thaïlande et légèrement dépressif, reste introuvable. Pas chiens, les Inrocks décalent la couverture d'une semaine, et là encore, pas de Michel. On s'inquiète, il ne répond pas, on prévient les pompiers qui le trouvent chez lui, pas si mal que ça. Il continue de ne pas répondre quand on sonne chez lui. Je débarque chez lui en fin de matinée, avec un pied de biche, je commence à défoncer sa porte. Là, c'est splendide: Michel m'ouvre finalement, en pyjama et verre de blanc à la main, pour me lâcher de son air de Droopy "j'aime pas ma pochette". J'en peux plus. J'avais tout mis dans ce putain de disque, j'étais endetté, on avait beaucoup travaillé. J'essaye de le raisonner pour qu'il aille à la séance photo, Michel lâche un "faut m'obéir"; c'est un peu le mot-gâchette d'Edouard Stern, je lui colle immédiatement une tarte mais je m'arrête tout de suite, j'ai l'impression de frapper dans un sac de linge sale. La couverture des Inrocks? Ils l'ont quand même faite, même si c'était pour parler de rock et de littérature, et assez peu du disque. Je pense qu'il a dû comprendre que c'est à lui qu'ils tenaient et pas vraiment à ce que je faisais, ça a dû ôter ses derniers scrupules à mon égard. Puis est venue la télé, où Françoise Hardy nous invite pour jouer un extrait du disque sur le plateau de Vivement Dimanche, de Michel Drucker. Elle avait adoré Présence Humaine, je lui demande quel morceau de l'album elle veut qu'on joue, elle me dit "j'aime tout, sauf Derniers temps". Là bas, tout se passe bien, les techniciens sont super, Drucker aussi, on commence à jouer, presque trois bonnes minutes d'intro à attendre que Michel commence à chanter. Je m'approche de lui, croyant que c'est parce qu'il a un problème de son, je te le donne en mille, il veut jouer Derniers temps... Après le coup aux Inrocks, c'est la deuxième fois où j'ai réellement envie de pleurer ».
Remerciements à Bertrand Burgalat et Syd Charlus. A suivre la semaine prochaine : du porno dans un tourbus, une tournée qui finit mal et le suicide d'un disque immortel.
[1] The sssound of mmmusic, finalement publié en 2000
[2] Au cœur de Tricatel, publiée en 1999
[3] Responsable du festival Aquaplanning