Le "lieu commun du
poème"
Antoine Emaz aux rencontres de la Mel, le 10 février 2010
Au Petit Palais, les mercredis, à l’heure du déjeuner,
Sylvie Gouttebaron a su créer une sorte de rendez-vous majeur[1],
autour d’écrivains et de poètes qui comptent parmi les plus importants de notre
temps. Non pas, il s’en faut de beaucoup, à l’aune de la popularité médiatique,
mais à celle du sens.
Une fois par mois, ces rencontres du mercredi sont dédiées au séminaire de
poésie de Jean-Michel Maulpoix : « la poésie, pour quoi
faire ? ».
Après Dominique Fourcade, Michel Deguy, Esther Tellermann, Pierre Oster et
quelques autres, c’était ce mercredi 10 février au tour d’Antoine Emaz,
interrogé par Jean-Michel Maulpoix et Camille Bonneaux, de tenter de donner
quelques réponses à cette difficile question.
Il ne sera pas donné ici un compte rendu complet, mais plutôt quelques aperçus
de la rencontre. Qui a été enregistrée et qui sera mise prochainement à
disposition des auditeurs sur le site de France Culture.[2]
La discussion progressera principalement à partir des deux dernières
publications d’Antoine Emaz, Jours/Tage
(bilingue, français-allemand) et Plaie.
Ce qui frappe d’emblée dans le propos d’Antoine Emaz, c’est cette assertion que
Plaie est un livre « optimiste »,
où se manifeste le refus d’être écrasé. Il y a un effort qui tend le livre à
partir de la plaie initiale, qu’il va s’agir de suturer, dans le refus de
geindre et de s’engluer, un non au nihilisme, une quête de lucidité.
Il ne s’agit pas de requalifier le monde, mais de l’accueillir tel qu’il est
dans sa nudité car « il n’y a pas de fin envisageable de la poésie
parce qu’il ne peut y avoir de fin du chant, même déchanté, déjanté, hors-chant
ou chant de mort… Quand il n’y aura plus de chant, il n’y aura pas plus de
poètes que d’hommes, et peut-être que le dernier homme sera celui-là, celui qui
chante pour plus personne, mais pour toutes les ombres ».[3]
Il sera en effet question de l’empêchement, du lyrisme, de l’émotion qui
« noue le dedans et le dehors ». Il ne faut pas s’accommoder de ce
qui bloque, dit Antoine Emaz, mais au contraire en faire l’origine de la poésie.
L’empêchement est clairement refusé, et le poète en cela ne se sent pas
beckettien, il ne veut pas mettre Cap au
pire, refuse d’être écrasé par le réel tel qu’il est, assure qu’il y a une « marge »
et qu’il faut continuer à lutter pour le faire bouger. L’être humain est comme
la peau d’un tambour (plutôt Caisse
claire[4] que grosse
caisse !) tendue entre dedans et dehors. A l’intérieur, la mémoire, les
traumatismes, à l’extérieur, le réel, et entre eux un mouvement permanent[5]
. La poésie consiste à fabriquer une « bande de peau », d’espace en
tension permanente entre dedans et dehors. Les ombres sont au-dedans, les ombres
sont dehors, mais il faut quand même que le poème dise que l’on peut être
debout. Il dit qu’il est possible d’exister et de réaliser quelque chose, petite musique de peu, de pauvre,
« lyrisme de vertèbres » comme dira Camille Bonneaux, qui peut faire
tenir l’homme debout. Il ne s’agit pas de « s’installer aux grandes
orgues », on est devant un « petit ruisseau ou une flaque et pas
devant un fleuve », car il n’est pas question d’une poésie qui fasse
illusion, apothéose de langue ou grands éléments sentimentaux. On est selon lui
dans le petit, l’étroit, le réduit parce que la vie du poète est comme ça,
c’est une « vie étroite de petit fonctionnaire de province ». « Étroite
peau » disait Reverdy, qui est avec André du Bouchet une des figures
tutélaires d’Antoine Emaz. La poésie aide à vivre, donne de l’air, il s’agit de
« faire ce qu’on peut avec la peau qu’on a ». Antoine Emaz se dit en
accord avec la notion de lyrisme critique[6] développée par
Jean-Michel Maulpoix, il prône un lyrisme restreint, critique, qui ne cède pas
de terrain, qui n’abandonne pas le combat mais qui récuse tout ce qui est
« soufflé, grandiose ».
La discussion se porte ensuite sur le sujet du poème, le « on » cher
à Antoine Emaz qui dira d’emblée que dans le on il y a le je, que la
poésie est une plateforme neutre où le poète passe du je au on et le lecteur du
on au je, notant toutefois que « le je fait obstacle » et que le refus du je est aussi une façon de mettre en critique le lyrisme. Il évoque
un travail de délavement de l’expérience, celle-ci étant « commune »,
partageable, une expérience où le lecteur peut retrouver quelque chose de ce
qu’il a vécu, éprouvé, expérimenté dans sa propre vie. « Le poème est un
lieu commun ». Une interface aussi. Il est dans la « zone du
partageable ». Ce que l’on vit d’intense, vous et moi, dit Antoine Emaz,
le poème va essayer de le saisir et de le redonner à vivre à l’autre. Il est en
attente aussi de ce que le lecteur peut lui apporter de son expérience
personnelle et il ne faut donc pas qu’une personnalisation excessive fasse
obstacle à cette lecture. Le travail sur le matériau poétique va consister à
faire qu’on ne soit plus reconnaissable afin que chacun puisse« y lire sa plaie et non la
mienne ».
Antoine Emaz revient aussi sur la distinction importante à ses yeux entre
recueil et livre. Dans le livre, il y un trajet unique. Dans Plaie par exemple c’est le trajet qui va
de ce qui écrase à une forme de renaissance. Le poème lui-même est un trajet
d’un point à un autre, d’un état à un état. Il faut poser la question du
narratif en poésie. Plaie peut être
lu comme un roman. Les poèmes successifs font une ligne qui est un récit. Il y
a une seule force motrice tandis que Jours
(comme Ras, Os, Peau) est plutôt
constitué comme une collection d’éléments liés à une période donnée. Ce sont
des recueils, construits a posteriori, alors qu’une force unique tient tout Plaie.
A une question sur l’importance de la marche pour lui, Antoine Emaz souligne
qu’il s’agit d’une marche lente et il évoque André du Bouchet, sa dette
vis-à-vis de lui mais aussi comme il fut incapable d’écrire pendant plus de
cinq ans après sa découverte de l’œuvre du poète « il me semblait qu’il
avait fini la poésie ». Il évoque aussi Reverdy et parle des « images
invisibles » dans l’œuvre de ce dernier. La métaphore est possible mais
pas obligée, ni présentée comme telle. Il y a une image cachée, opérante mais
en-dessous, pas sur le devant de la scène.
Il faut noter un moment d’émotion très discrète lorsqu’à la demande faite par
Jean-Michel Maulpoix qu’il lise quelque chose Antoine Emaz répond presqu’en aparté
« Plaie, on ne va pas y toucher ». Il se tourne vers le recueil
anthologique, Caisse Claire et lit
« Poème d’une mémoire muette » (p. 65). Qui se termine sur « un
enfouissement lent/de ce qui a été/ précis ou violent ou souffrant/dans le neutre ».
Occasion pour Jean-Michel Maulpoix d’introduire les notions et images de
neutre, de gris, d’ardoise « les mots du poème semblent tracés sur une
ardoise », comme celle des écoliers d’autrefois. « Tu écris, dira
Jean Michel Maulpoix, avec le gris des jours, avec le gris des mots, tu es un
ardoisier » et Antoine Emaz d’évoquer sa part de gris, cette part seule
pouvant être partagée. Il y aura aussi un temps de détente et d’humour à propos
du cycle blanc de la machine à laver, autour
de la question du délavement : « cycle blanc, 90°, javel, pour la
tête »
Dans un bref retour sur le poètes qui l’ont marqué, le poète mettra à part de
nouveau du Bouchet et Reverdy, citera Ponge, Michaux, dont il dira qu’ils lui
laissent des angles d’attaque ou de critique, salutaires, que chez eux il
n’admire pas tout, parlera aussi de Bonnefoy pour dire son indifférence par
rapport à la plupart des poèmes mais son admiration pour les proses. Constatant
une fois encore qu’avec du Bouchet, on prend tout ou on ne prend pas ! Cet
empêchement là se sera dénoué au fil du temps et autour de la question du sens.
Il affirme que selon lui un poème « doit être lisible par tout le monde
sans pré-requis ». Il se dit en plein accord avec du Bouchet sur le fait
que ce qui est en question c’est la réalité mais montre que sa conception de la
réalité englobe plus de choses, « tout un tas de choses, comme flipper,
frigo, bœuf carottes, cocotte minute ». Passent ensuite Guillevic et
quelques autres mais on retiendra surtout de nouveau la différence qui est
instaurée entre les grands auteurs chez qui il y a des parties plus faibles ou
moins nourrissantes et les très rares œuvres où il n’y a aucun angles morts.
Antoine Emaz évoquera encore une expérience toute récente, le crissement de la
neige, devant le Grand Palais alors qu’il était encore seul, avant la
rencontre. Il ajoutera cette formule extraordinaire : « cela va
déboiter en mots et cela emmènera quelque part ». Ou pas, ajoutera-t-il, mais
tout est sujet poétique possible, il n’y a pas de limite. Il y a des impacts
qui vont amener aux mots. « Le poème peut s’écrire à partir de n’importe
quoi ». Il n’y a pas de sujet poétique mais des éléments qui vont amener à
écrire un poème, qui est un « bâti de mots ». On est « dans du
commun, dans un petit travail, mon matériau de base est un objet, le commun en
commun ».
Il n’y a rien a priori. La base de départ du poème est ce qui s’écrit à la
suite d’un impact, d’une émotion. Quelque chose s’écrit, qui ne se maîtrise
pas. Ensuite c’est le travail et ce qui guide toujours dans ce travail, c’est
l’intuition de départ. Il n’y a pas de règle, ni dans ce que dit le poème, ni
dans le travail : « le poème m’a à l’usure et je l’ai à
l’usure ».
Beau moment ensuite sur la note, « héritage de Reverdy » et sur le
carnet qui sert à tout, réflexions, choses qui arrivent, vie familiale, ébauche
d’un poème, recette du bœuf-carottes ! A partir du carnet, deux voies pour
une partie du matériel : la voie vers le poème pour certains éléments, la
voie vers un recueil de notes pour d’autres. Les notes étant rassemblées le
plus souvent en fonction d’une commande, Lichen,
lichen, série de notes sur l’écriture pour les éditions Rehauts, ou Cambouis, extraits de deux ou trois ans
de carnets à la demande de François Bon pour le Seuil. Le carnet, c’est le
« boulot primaire au jour le jour », cinq ou vingt pages, rien de
préconçu, pour « attraper du temps qui n’est pas destiné à rester »
Didier Cahen posera la belle question de la modestie au cœur de l’expérience
poétique. Modestie d’un moi modeste mais aussi dans l’éloignement de soi, dans
la lignée de du Bouchet qui disait vouloir écrire aussi loin que possible de
lui-même. Antoine Emaz lui répondraen
revenant sur le commun, sur l’effacement de ce qui renvoie à du particulier,
sur le travail de funambule entre le pas assez s’effacer et le trop effacer qui
fait alors perdre le vivant, le vif, le sensible du poème.
Modestie indéniablement, tout ce temps très fort de la rencontre aura été
marquée par elle, qu’il faut lire surtout comme une attitude qui semble
profondément juste, dans l’approche
du public, dans l’approche des questions, en recherche du vrai, de la
précision, de la justesse, dans l’attention sous-jacente à la question du
séminaire, La poésie pour quoi faire ?
Au-delà Antoine Emaz incite à ne pas baisser les bras, à ne pas entonner le
chant de la fin de la poésie, de son inutilité, de son impuissance. Toute son
œuvre le dit certes, mais il était aussi très porteur et émouvant de l’entendre
l’énoncer aussi clairement.
©Florence Trocmé
Photos ©florence Trocmé, de haut en bas Antoine Emaz, Jean-Michel Maulpoix et (de
gauche à droite), Camille Bonneaux, Antoine Emaz et Jean-Michel Maulpoix.
[1] programmation de la MEL, Maison des Écrivains et de la
littérature
[2]Les enregistrements des rencontres de
la Mel, en ligne :
[3] Cambouis, coll. Déplacements, Seuil, 2009, p. 203
[4] Titre d’une anthologie de
poèmes d’Antoine Emaz, paru dans la collection Points Poésie, 2007
[5] voir aussi les réponses d’Antoine Emaz
à Poezibao sur la porosité
extérieur et intérieur
[6] Jean-Michel Maulpoix,
« Pour un lyrisme critique »