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Lire en bosnie

Publié le 17 février 2010 par Abarguillet

LIRE EN BOSNIE

Lettres de sang en Bosnie

Au coeur des Balkans, après avoir visité la Serbie et les républiques voisines, récemment indépendantes, nous obliquerons vers l’ouest pour rejoindre l’épicentre du grand conflit balkanique des années quatre-vingt-dix, la Bosnie, où nous découvrirons une littérature fortement marquée par toutes les guerres et tensions qui ont jonché l’histoire dans cette région. Les auteurs que nous découvrirons évoquent tous le sang qui a coulé en abondance dans ce pays maudit et la cruauté qui fut souvent l’argument principal des belligérants. Notre première rencontre sera réservée au Prix Nobel local, Ivo Andric, grand maître es lettres qui, à coup sûr, trône au panthéon de mes écrivains préférés. Son ouvrage, « Le pont sur la Drina », contient déjà presque toutes les clés nécessaires pour aborder avec de solides arguments l’histoire des Balkans et des conflits qui y ont abondamment fleuri. Nous rejoindrons ensuite deux auteurs, nés tous les deux en 1964, qui ont fuit la Bosnie pendant le dernier conflit pour rejoindre la France pour Velibor Colic et les Etats-Unis pour Aleksandar Hemon. La guerre qui affecta leur pays les a profondément marqués et leur œuvre en témoigne explicitement. Pour accomplir ce voyage, nous prendrons la compagnie d’un écrivain que je n’ai découvert que récemment, Miljenko Jergovic, qui pourrait être considéré comme un digne héritier d’Ivo Andric.

Le palais en noyer

Miljenko Jergovic (1966 - ….)

Tomasi di Lampedusa aurait dit qu’il existe deux types d’écrivains, les gros et les maigres, ceux qui expliquent en long, en large et en travers et ceux qui procèdent par soustraction, se fiant surtout à l’implicite et au non-dit. Manifestement, Jergovic appartient à la catégorie des gros, et même des dodus, si j’en juge par ce seul livre que je connais de sa plume. Dans ce roman long mais pas monumental, il fait preuve d’une telle densité et d’un tel foisonnement dans le récit de la vie de ses personnages qu’il mérite bien de figurer aux côtés des gros célèbres comme Balzac, Proust ou Thomas Mann.

En quinze chapitres mis en pages de quinze à un, Jergovic raconte l’histoire de la famille Delavale-Sikiric, principalement celle de Regina Delavale qui épousa Ivo Sikiric dont elle fut rapidement la veuve. Le récit commence au moment où la fille de Regina essaie de persuader la police que le jeune médecin hospitalier n’est en rien responsable du décès de Regina Sikiric qui est morte à quatre-vingt-dix-sept ans après une véritable crise de démence destructrice. Et l’histoire remonte le temps, la fin de la vie de Regina, la naissance et l’adolescence de sa petite-fille, la vie et la mort du mari de sa fille, pour aller jusqu’à la mort des grands-parents de Regina en embrassant toute l’histoire du XX° siècle dans les Balkans et s’achever par une jolie petite fable qui essaie de nous faire croire que la vie aurait pu être belle dans cette région au cours de cette période. Chaque chapitre est une histoire presque indépendante de l’un des membres de la famille, ou d’une personne rattachée à la famille, pour mettre en évidence un moment de l’histoire ou un fait important de la vie des habitants de ce coin de l’Europe comme les relations entre communautés, les guerres, la haine, l’exil, la question juive, le sort des femmes abandonnées par les hommes partis au combat … Et, chaque chapitre est mis en perspective à partir d’un événement historique plus ou moins important : la mort de Staline, la mort de Tito, l’incendie du Reichstag, l’incendie du Hindenburg, etc.

Mais en fait c’est surtout l’histoire des Balkans que Jergovic veut nous raconter à travers la saga de la famille Delavale-Sikiric et plus précisément la vie des Bosniaques, Herzégoviens et Croates qui se croisaient dans région de Dubrovnik, à cette époque, sous la croix orthodoxe ou catholique, sous le croissant musulman ou sous la kipa juive. C’est le sort de ces communautés qui ont essayé de vivre ensemble et qui n’ont jamais pu maîtriser leur histoire, toujours coincées entre des empires trop puissants pour les laisser en paix. « Là les massacres se pardonnent mais ne s’oublient jamais. ». Il essaie de nous faire comprendre que les haines accumulées depuis des lustres sont trop lourdes pour être oubliées même le temps d’une guerre contre un ennemi commun. « Il était impossible de fraterniser avec celui qui massacrait ta famille, il était impossible de construire une demeure commune avec celui qui ne cherchait qu’à trancher la gorge. Dans ces conditions, on n’avait plus qu’un choix : mourir ou tuer son assassin potentiel. » Et, c’est cette forme de fatalité qui finit par peser sur ces peuples qui ont même inventé une légende qui explique l’origine du malheur qui les frappe depuis la nuit des temps. « Tout avait disparu parce que la reine avait mal agi en ouvrant avec la clé le cœur qui appartenait à un autre. Voilà comment a disparu la forêt au bord de la mer et comment sont apparus les gens sans cœur et comment le malheur s’est emparé du monde. »

Et, cette fatalité est devenue bestialité, sauvagerie, sadisme sanguinaire qu’on ne voudrait pas entendre si « Le couteau » de Vuk Draskovitch ne nous avait pas montré le chemin de la gorge du voisin, si le grand Ivo, Andric, n’avait décrit avec un tel luxe de précision l’empalement d’un condamné, si Branimir Scepanovic ne nous avait pas raconté comment les petites filles peuvent finir sur le barbecue. Tout cela est beaucoup trop mais tout cela est ! Et, qui a commencé ? La reine des fées ? Où est maintenant l’espoir ? Dans son numéro de Noël, Courrier International intitule l’un de ses articles : « A Sarajevo, le Père Noël n’est plus le bienvenu », mais en qui peuvent-ils croire Miljenko ?

Le pont sur la Drina  de Ivo Andric  ( 1892 - 1975 )

Près de cinquante ans avant la destruction du pont historique de Mostar, Ivo Andric, nous racontait l’histoire des Balkans en situant son récit sur le pont de Visegrad – localité frontalière entre la Bosnie et la Serbie où il a passé une partie de son enfance. Ce pont est le symbole des Balkans, le lieu – la kipia – où se rencontre les communautés religieuses qui composent la population de cette région en ébullition récurrente : les musulmans, les chrétiens orthodoxes et les juifs mais aussi les diverses nationalités qui se mêlent dans la région : Serbes, Croates, Bosniaques, Autrichiens et autres peuplades venues du monde islamique.

Ivo Andric rêvait d’un peuple balkanique uni mais devait bien imaginer en écrivant son roman que les remous de l’histoire rattraperaient bien un jour ces peuplades périodiquement massacrées par la puissance dominante du moment. Le pont sur la Drina, c’est le lieu de rencontre ou d’affrontement, selon les périodes, entre le Saint Empire Germanique et l’Empire Ottoman et, même après l’effondrement de ces empires, leurs reliques ont perpétué les mœurs ancestraux et les conflits endémiques.

C’est une œuvre magnifique que livre Ivo Andric, une œuvre qui permet de comprendre tous les problèmes que cette région connaît régulièrement mais aussi l’histoire d’un peuple multiple où tous les excès et toutes les exactions ont été commis.

Les Bosniaques  de Velibor Colic  ( 1964 - ... )

Velibor Colic, enrôlé dans l’armée bosniaque, s’est retrouvé militaire au pire moment de l’horrible guerre qui ravagea son pays. Il a connu les tranchées, la purification ethnique, les camps, … avant de s’évader en mai 1992. Après quelques avatars, il a pu se réfugier en France où il vit toujours. C’est sans doute la guerre qui a fait de lui le témoin qui a écrit pour rendre hommage à ceux qui sont morts sans sépulture, victimes comme bourreaux réunis dans la même terre.

Les Bosniaques qu’il décrit dans ce livre, sont ces soldats différents qui ne rejoignent les autres que dans la mort. En trois temps, Hommes, Villes et Barbelés, Colic dépeint toute la violence, l’horreur, et l’absurdité qui ont déferlé sur les Balkans à la fin du dernier millénaire et son témoignage a certainement plus de poids que n’importe quelle analyse car il a vécu ces événements tragiques. Et, peut-être que le poète, avec ses mots, peut ramener un peu d’humanité dans ce monde où elle fit si cruellement défaut en ces instants douloureux.

De l’esprit chez les abrutis  de Aleksandar Hemon  ( 1964 - ... )

Aleksandar Hemon a, lui aussi, fui la Bosnie en 1992 mais pour poursuivre ses études à Chicago où il apprit à écrire en anglais car il ne parvenait pas à le faire dans sa langue maternelle. A travers ce recueil de nouvelles, il conjugue la douleur qui s’est déversée sur la Bosnie pendant cette horrible guerre avec les fantômes du passé qui ne sont pas forcément innocents devant ce présent si tragique et si cruel. Même sis ces récits conservent un côté burlesque, ils contiennent néanmoins les stigmates de cette affreuse guerre que l’insouciance devant les obus et tous les affres de la guerre ne parvient pas à faire oublier.

Dans ces neuf nouvelles, on voit défiler un proche de Goebbels, une victime des camps staliniens, les snippers qui exercent leurs talents dans les avenues de Sarajevo, Sorge, l’espion préféré de Staline, … des ombres qui toutes pourraient se confondre avec celles qui ont ensanglanté le quotidien de Sarajevo pendant l’abominable guerre de Bosnie. Des textes où l’absurdité est presque aussi évidente que celle qui a présidé au déclanchement des hostilités.

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