La première fois que j’ai rencontré Giger, c’est en 1980, découvrant au cinéma son personnage d'Alien – qui lui offrit d’ailleurs une renommée outre-Atlantique, et l’Oscar des meilleurs effets spéciaux. Il m’a aussitôt fasciné. HR Giger. Prononcez « guigueur ». Certes, vous pouvez ne pas connaître son nom, mais impossible de ne pas connaître son œuvre. Car, au-delà de cette bruyante renommée, ce dessinateur aux doigts de fées, cet artiste de contre-culture et de dessins hallucinés, est surtout un des plus grands visionnaires de son siècle. Pour le comprendre, il suffit de s’en référer à ses toiles : observez seulement cet univers dont l’esthétique et la plastique s’élèvent bien au-delà du rêve cinématographique et de la science fiction. Pour tout dire, il est très certainement l’artiste qui a su, avec le plus de talent, dépeindre la psyché de l’âme humaine. Et c’est sûrement la force de tout son art : cette capacité à exprimer les profondeurs obscures de l’être humain, de la vie et du monde. Comment nier toute la partie émotionnelle qui inonde l’œuvre de Giger, et qui se place au centre même de ses iconographies, longtemgs considérées comme « subversives ».
En effet, le monde halluciné de HR Giger est, aux yeux de beaucoup, autant de marques de subversions, et d’atteintes aux bonnes mœurs. Une dissidence grave de l’ordre moral qui fait polémique. Mais il faut en réalité se détourner de tout ce bruit pour rien. Et celà, pour comprendre, capter la démarche de HR Giger ; l’objectif principal est simple : ouvrir notre regard sur quelques caractéristiques de notre siècle qui n’apparaissaient pas intelligiblement à notre esprit. Ouvrir cette porte jusqu’ici close, qui nous jettent dans un mode imaginaire où l’on cohabite avec les réalités de notre époque. Epoque du vingtième siècle. Siècle de tous les ravages. De toutes les violences ; que ce soit dans le domaine des sciences, sur le plan historique ; toute cette forme marquante de destruction à une échelle encore inconnue jusque là est présente, exposée formidablement par HR Giger.
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En 2002, Leslie Barany écrivait « Nous avons été jetés dans ce monde dans des pays éloignés et des décennies distinctes et pourtant, nous avons toujours eu, codée dans nos psychismes, une conscience aiguë de la perte d’une clé, de l’existence d’un grand pouvoir, de la pièce manquante du puzzle (…) que la bête soit à l’intérieur, Giger en reste le Gardien ou, pour reprendre une autre image, le brave petit garçon qui bouche la digue avec son doigt. »
Souvent, j’ai eu le sentiment que le doigt d’enfant de Giger bouchait, en tout premier lieu, ce curieux changement d’attitude en matière de sexualité durant l’après-guerre : il est aujourd’hui impossible de nier que l'on a assisté à un recul sans précédent au cours de la seconde moitié du siècle, ne serait-ce qu'en matière de répression sexuelle. Alors, voilà que Giger s’en inspire, fasciné par les femmes, et les expressions les plus sombres de la féminité. Il dessine des créatures aussi fascinantes qu’effrayantes. Il met en scène tous les aspects obscurs de la sexualité : grossesses adolescentes, pornographie adulte et enfantine, marchés aux esclaves sexuels. Il devient le maître de ce qui fascine nos sens et effraye notre raison. Il nous peint un monde à la fois angoissant et érotique, morbide et somptueux, où les formes organiques et non organiques sont modelées par l’esthétique « biomécanique ».
A ces réflexions désinhibées, se mêlent, par son style inimitable, certains aspects dangereux, nocifs, féroces du monde technologique, désormais confondus avec des aspects de l’anatomie humaine. Une dialectique de l’homme et de la machine qui célèbre l’union de la technique, de la mécanique et de la créature. C’est l’ère de l’homme-prothèse. Le monde dérangeant de l’homme dissolu dans la machine. Regardez donc « les Biomécanoïdes », ces tableaux gris bleu à l’aérographe, emblématiques de son art et de son univers à la fois menaçant, dérangeant et surtout, sublime. Inspiré par Bosch, Böcklin, Kubin, ou encore Cocteau, Dali, le langage de Giger est celui des symboles, des images totalement individualisées volant au-dessus des styles dans un élan d’épiphanie imaginative et d’acuité technique. Peintre, sculpteur, dessinateur, architecte d’intérieur, il étend le pandémonium de sa vision du monde à tous les domaines. Les personnages et les paysages « atomiques » des encres et des premières huiles préfigurent les formes hybrides qui hanteront plus tard l’essentiel de son œuvre.
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Il serait donc temps, et je vous y invite dès à présent, que nous accordions une plus grande place à l'image dans notre culture occidentale, à l'instar de la culture asiatique ; certes l'image s'est imposé ces dernières décennies, par la télévision ou la publicité, comme un phénomène de communication, saturant les lieux, les endroits dans lesquels nous vivons ; l'image n'est pourtant pas que cela : elle est porteuse de message, de signes. L'image ne nous enferme pas dans le signifiant, dans les limites de la sémantique. L'image est libératrice. En développant notre imaginaire, l'image donne une part plus importante à l'émotion, aux sensations ; notre compréhension des événements, de l'autre, du monde peut s'en voir notablement modifiée... HR Giger nous montre que toute son oeuvre a un sens, que ce sens donne un éclairage tout particulier à notre monde contemporain, une mise au jour de codes invisibles, une brève parenthèse surprenante qui transforme notre regard sur notre réalité quotidienne jusqu'ici ignorée, parce que nous ne la voyions pas. L'image rend visible en nous réapprenant à voir le monde. L'image ayant pour vocation de faire voir ce qui nous ne nous apparaissait pas encore spontanément jusque là, car il ne faudrait pas s'y tromper : en paraphrasant Klee, je dirais que l'image ne reproduit pas le visible, elle rend visible...
(Cet article a été publié dans Science Fiction Magazine, n°47, jan-fev. 2006.
Revu et augmenté en dec. 2009.)
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En ouverture :
HR Giger, The Dead babies.