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La plus dangereuse de toutes les idées

Publié le 31 janvier 2010 par Jlaberge
Pourquoi sommes-nous là ?
Quel est le sens de tout cela ?
À quoi rime la vie ?
Pour des millions de gens, la vie n’est qu’une triste vallée de larmes.
Assis en rond sans rien à se dire.
Les scientifiques disent que nous ne sommes que des spirales
d’ADN se reproduisant à tout jamais.
Monty Python, Le sens de la vie

La vie [n’est] qu’une histoire dite par un fou, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien…
Shakespeare, Macbeth, Acte V, scène 5.

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La plus dangereuse des idées
Dans What is Your Dangerous Idea?, John Brockman demandait à une pléiade de penseurs ce qu’ils considèrent comme l’idée la plus pernicieuse conduisant l’humanité à sa perte. La psychologue Susan Blackmore répondit pour sa part: «Je crois qu’il est vrai (mais est-ce dangereux?) de dire ceci : penser que ce que je suis en train d’écrire, ce n’est pas moi qui l’écrit, mais les mèmes qui s’affrontent dans un univers dépourvu de sens.» Donc, pour cette psychologue, l’existence des «mèmes» ne fait aucun doute, et ce qu’il pourrait y avoir de dangereux dans cette croyance, c’est que les gens ordinaires comme vous et moi vont l’accuser de croire en des entités mystérieuses.
Le terme « mème» vient de la biologie, en particulier du néo-darwinisme, et c’est le biologiste britannique Richard Dawkins qui forgea ce mot pour la première fois dans un ouvrage qui eut un grand retentissement, Le gène égoïste (1976). Tout le monde sait ce qu’est un «gène»: c’est une partie de l’ADN contenant une information biologique. Dawkins a inventé le «mème» à partir de «mimème» (du grec mimesis, imitation) pour désigner l’équivalent des gènes au plan de la transmission culturelle. Alors qu’un gène «code» - comme disent les généticiens - pour une protéine, le mème est une unité de transmission par le langage ou tout autre outil symbolique à des fins sociales. Un mème, c’est une sorte d’idée fixe, tel un air bien connu particulièrement entêtant, qui permet la survie des gènes.
Cela entendu, revenons à Susan Blackmore, car il vaut la peine de citer les deux paragraphes où la psychologue explique ce qu’elle tient comme l’idée la plus « dangereuse » :
Nous, les êtres humains, sommes en mesure de forger nos propres projets, alors
qu’en dernière analyse, l’univers n’en a aucun. Toutes ces choses magnifiquement
ordonnées et extraordinairement complexes que nous voyons autour de nous
résultent du même processus sans but : l’évolution par sélection naturelle. Tout
provient de là : les microbes comme les éléphants, en passant par les
gratte-ciels, les ordinateurs et même notre propre moi intérieur.
Les gens croient que les êtres vivants furent façonnés par la sélection naturelle, mais
ils ont plus de mal à accepter l’idée que la créativité humaine provient du même
processus portant sur les mèmes – les unités de transmission culturelle – plutôt
que sur les gènes. Il leur semble que leur originalité, leur individualité leur
échappe. Or, rien de tel ne se produit. Chacun est unique, même si cette
originalité s’explique par l’amalgame unique des gènes, des mèmes et de
l’environnement plutôt que par une conscience interne de soi au fondement de
toute créativité.(1)

Pour les fins de mon propos, je désignerai la conception précédente de l’être humain dans l’univers de conception « naturaliste ». Pour des naturalistes comme Dawkins et Blackmore, tout ce qui existe résulte de la sélection naturelle, étant donné un environnement, l’hérédité et la variation. De plus, l’univers dans lequel tout cela se déroule n’a aucun sens, aucune finalité, c’est-à-dire que l’univers ne poursuit aucun but. Dans ce texte, je montrerai au contraire que l’idée la plus dangereuse est précisément cette conception naturaliste. Le naturalisme constitue aujourd’hui la plus dangereuse idée qui soit, car il occulte la question du sens qui est la question philosophique par excellence qu’on ne peut esquiver. En m’appuyant sur Jean-Paul Sartre, je montrerai que, bien que le naturalisme soit vrai, la question du sens se pose toujours, et on ne saurait y échapper. Sartre disait que l’être humain est « condamné à être libre ». Or, cette liberté est celle qui consiste à donner sens à l’existence. C’est là la tâche de la philosophie. En refusant de donner sens à l’existence, les partisans du naturalisme refusent donc la philosophie. À mon sens, c’est la chose la plus dangereuse qui soit. Une science triomphante dans un monde désenchanté
L’origine de la vie humaine ne constitue plus aujourd’hui un mystère insondable: l’explication naturaliste des origines de la vie humaine paraît connue. Bien que des questions de détails restent encore litigieuses, la communauté scientifique fait consensus sur ses grandes lignes. L’explication part du Big Bang qui eut lieu il y a environ quinze milliards d’années. La formation de notre étoile qu’est le soleil débuta dix millions d’années plus tard. Les toutes premières cellules vivantes apparurent ensuite, lesquelles, par le processus de l’évolution par sélection naturelle, aboutirent entre autres à la naissance de l’Homo sapiens il y a seulement 600 000 ans. Lorsqu’on demande aux scientifiques le rôle qui revient à Dieu dans ce tableau, ils répondent en empruntant la réponse du savant français Laplace à la même question que Napoléon lui avait posée : « Je n’ai pas besoin de cette hypothèse ». Les lois de la Nature se suffisent à elles-mêmes.
L’explication naturaliste est remarquablement bien confirmée puisque diverses sciences, entre autres la cosmologie, l’astrophysique, la biologie ainsi que la biochimie, offrent des preuves à son appui. La vérité de l’explication naturaliste paraît donc confirmée. Mon propos n’est pas d’ajouter ma voix au concert de celles qui plaident pour l’explication naturaliste. Je voudrais plutôt mettre en évidence ce que cette explication entraîne au sujet du sens à donner à la vie dans le cas où - comme il y a tout lieu de le croire – l’explication naturaliste serait vraie. Ce qu’entraîne l’explication naturaliste est, aux yeux de plusieurs, troublant.
Beaucoup en effet s’alarment, dont les croyants. Si l’explication naturaliste est vraie, alors l’apparition de la vie ne serait qu’un accident fortuit de la nature. Dieu n’est plus nécessaire ; il est congédié. S’il y a un sens à quoi que ce soit, ce ne peut être que le développement grandiose de l’univers où l’apparition de l’homme n’est vue que comme un phénomène insignifiant. Comme le remarquait déjà Bertrand Russell, « [il] se peut que l’univers ait un but, mais rien ne nous assure que si c’est le cas, le but de l’univers soit le même que le nôtre . »(2)
Cela étant posé, qu’en est-il du but de tout humain être ou encore de l’espèce humaine dans son ensemble? Dans le meilleur des cas, selon Richard Dawkins, la finalité de l’être humain – si finalité il y a – c’est d’assurer la survie de nos gènes. Pourquoi existe-t-on?, demande Dawkins. «Nous sommes des machines créées par nos gènes », répond- il.(3) Dans le pire des cas, il est vain de parler de quelque but ou de quelque finalité que ce soit, car les mutations du gène, reposant sur le hasard ainsi que sur ses reproductions, ne servent aucun but ni aucune finalité. Comme le chantent les Monty Python : «…les scientifiques disent que nous ne sommes que des spirales d’ADN faites pour se reproduire à tout jamais. »
L’explication naturaliste précédente nous invite à revoir à la baisse le sens de notre existence. Pour citer à nouveau Russell :
Dans l’univers visible, la Voie Lactée n’est qu’un minuscule fragment dans
lequel s’insère le système solaire qui n’est qu’un grain infime dans lequel, à
son tour, notre planète n’est qu’un point microscopique. Sur ce minuscule point,
des mottes infinitésimales composées de carbone et d’eau, pourvues d’une
structure chimique complexe, rampent quelques années seulement à la suite de
quoi leurs éléments se dispersent à nouveau .(4)

Considérée de ce sombre point de vue, la vie humaine n’est qu’un accident insignifiant dénué de tout sens, de tout but, de toute finalité.
L’existentialisme enchanté de Sartre
La philosophie ne fut pas en reste des progrès de la science, de la biologie en particulier. L’existentialisme témoigne du désarroi de l’être humain contemporain devant les découvertes scientifiques qui bouleversent la vision de l’homme et de sa place dans l’univers. Plusieurs sombrent dans le nihilisme. Dostoïevski a écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis. » De son côté, Nietzsche déclarait que « Dieu est mort », et nous pourrions ajouter que c’est la science moderne qui l’a tué. Rappelons à ce propos le mot de Laplace cité plus haut: « Je n’ai pas besoin de cette hypothèse.»
Jean-Paul Sartre fit de la formule de Dostoïevski le point de départ de son existentialisme. Il écrit :
En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas… Si, en effet, l’essence précède
l’existence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine
donnée et figée; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre,
l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas
en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite.
Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le monde numineux des
valeurs, des justifications ou des excuses… C’est ce que j’exprimerai en disant
que l’homme est condamné à être libre . (5)
En évacuant Dieu de l’explication de nos origines, la science a engendré une grave crise quant au sens de l’existence humaine. Nous pensions que la source de la moralité résidait en dehors de nous, «en Dieu». En Le congédiant, nous avions l’impression de perdre tout repère moral. Comme l’affirme Sartre : « … l’homme est délaissé parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher.»
Sartre s’explique en prenant l’exemple du coupe-papier. Le coupe-papier a une « essence » précise, car il fut inventé par quelqu’un pour servir une certaine fin (couper du papier). Un silex n’a cependant pas d’essence, bien qu’on puisse s’en servir pour couper du papier. L’usage que les humains en font est le pur fruit du hasard. Donc, jusqu’à présent, selon Sartre, nous nous concevions comme des coupe-papiers et non comme des silex, au sens où nous avons toujours cru avoir une nature essentielle pour la raison que Dieu nous a créés en vue d’une certaine fin (notre bonheur). Or, puisque, selon Sartre, Dieu n’existe pas et que l’explication naturaliste paraît véridique, cette conception de nous-mêmes ne tient plus. Nous ne sommes, si l’on veut, que des morceaux de silex, existant ici et là. Nous pouvons nous donner un rôle, mais ce rôle ou cet usage ne découle pas d’une soi-disant nature humaine prédéterminée. Et puisque le naturalisme paraît véridique, l’univers ainsi que tout ce qui s’y trouve n’ont pas de sens en dehors de celui que nous leur conférons.
La crise de sens, d’après l’existentialisme, vient de ce que nous croyons que l’être humain a été créé par un créateur divin; or, cela est faux. Loin de conclure que la vie est dénuée de sens, il faut plutôt penser, selon Sartre, que la source du sens de la vie ne provient pas de là où on le croyait.
Pour Sartre, la vérité première qu’il faut désormais admettre est celle-ci: puisque la vérité ne tire pas sa source d’une nature humaine déterminée, nous sommes les seuls responsables du sens que nous donnons à la vie. La thèse centrale de Sartre n’est pas tant que la vie n’a pas de sens, mais plutôt qu’elle n’a pas de sens prédéterminé. Ce qui est désormais premier et central, c’est notre responsabilité comme créateur de sens, responsabilité que nous avons, d’après Sartre, tendance à fuir. Nous préférons vivre de « mauvaise foi » en accusant le destin, les forces surnaturelles, le patron, la classe sociale, la crise financière, le conjoint, etc., éléments face auxquels nous nous disons impuissants.
Malgré toutes les lourdeurs et les noirceurs que charrie l’existentialisme de Sartre, il faut tout de même dire que cet existentialisme reste optimiste.(6) Cela peut paraître paradoxal, mais il n’en est rien. En effet, puisque rien ne nous détermine, autant du point de vue du passé que du futur, il s’ensuit que l’avenir reste ouvert. L’avenir est entre nos mains. C’est la raison pour laquelle Sartre peut affirmer que son existentialisme est optimiste. L’être humain dispose, en effet, de l’aptitude à déterminer lui-même le sens de sa propre vie puisqu’il possède l’aptitude de vivre une existence pleine de sens et ce, à la différence d’objets fabriqués dont le sens est assigné par leurs créateurs. L’aptitude à choisir ses propres buts fait partie intégrante de ce que Sartre appelle «l’être pour-soi», qui est conscient, et qu’il distingue de « l’être-en-soi », sans conscience. Cet être-pour-soi est en mesure de se diriger lui-même consciemment vers des buts qu’il s’est lui-même donnés, alors que l’être-en-soi fut créé et ne réalise que ce que d’autres lui ont assigné comme fonction.
Si le sens de la vie était prédéterminé, la vie serait beaucoup moins passionnante. Imaginons par exemple qu’un Victor Frankenstein crée aujourd’hui un être humain dans le seul but qu’il soit son domestique. N’est-il pas clair que la vie de cette créature ainsi que le sens que sa vie aurait alors serait moindre que si la créature en question était née naturellement? Il est préférable que la créature puisse déterminer elle-même sa propre vie plutôt qu’elle ait à se plier aux diktats d’un créateur.
Frankenstein et le sophisme génétique
« Qu’étais-je ? Pourquoi suis-je ici ? D’où viens-je? Où vais-je ? Ces questions me hantaient en permanence, mais seuls mes gémissements y répondaient.» (7)
Tout être doué de conscience se pose tôt ou tard des questions de ce genre sans qu’il soit toujours en mesure d’y répondre de manière satisfaisante. Celui qui s’interroge dans ce cas-ci est une créature unique puisqu’il est l’œuvre de Victor Frankenstein, ce personnage du roman gothique de Mary Shelly. À la différence de l’être humain, cette créature eut l’heureux privilège de connaître la vérité touchant ses origines et la raison de son existence. Aurait-t-elle trouvé le sens de sa propre vie? Le sens de notre vie se trouverait-il donc tout particulièrement dans la connaissance de nos origines? - Non, répondrait Sartre.
Comme nous l’avons vu, le partisan naturaliste pense que l’explication naturaliste de l’origine de l’être humain ne confère pas un sens, un but, une raison d’être à l’existence humaine. Il en conclut qu’il n’y a pas de sens à l’existence humaine.
Or, le raisonnement du naturalisme est fallacieux. Celui ou celle qui connaît les sophismes, reconnaîtra ici sans trop de difficulté le sophisme « génétique ». C’est un peu comme si le naturalisme disait « Dis-moi d’où tu viens, et je te dirai qui tu es », et qu’il répondait ainsi : « Tu viens de nulle part, donc, tu n’es rien ». Mieux encore, la réponse naturaliste est en somme la suivante : « Il n’y a pas de raison d’être à notre existence, donc notre vie est dénuée de sens. »
Contrairement à nous, la créature de Victor Frankenstein fut en mesure de savoir qui l’avait créée et pour quelle fin elle l’avait été. Elle eut la chance de mettre la main sur le journal intime de son maître relatant les événements des quatre mois précédant sa « naissance ». « Ah, maudit créateur ! Pourquoi continuai-je à vivre ? Pourquoi n’ai-je pas éteint en cet instant l’étincelle d’existence que vous m’aviez si légèrement communiquée ? »(8) , s’exclame-t-il à la suite de cette révélation, ce qui ne l’aida cependant pas à donner sens à son existence. Même en apprenant comment elle avait été mise au monde, cette créature vécut une existence malheureuse : rejetée, craignant les humains, elle soupira pourtant après leur compagnie et se languit de recevoir leur affection. Elle en vint à exiger de son créateur qu’il crée une compagne avec qui la vie serait plus supportable.
Mary Shelly montre avec justesse dans son roman que le savoir touchant les origines du monstre ne lui a pas permis de trouver un sens à son existence. La connaissance du passé en effet n’est pas garante de ce que nous sommes et de ce que nous serons. Croire le contraire, c’est commettre le sophisme génétique. Par la suite, les philosophes en sont venus à étendre ce type d’erreur logique à tous les cas où l’on confond les antécédents d’une chose avec son développement ultérieur .
Lorsqu’il se penche sur les origines de la vie et sur son sens, le naturalisme commet le même genre d’erreur logique. L’illusion consiste à croire que la connaissance des origines de la vie nous permet automatiquement de connaître le sens et le but véritable de la vie. Or, le sens de la vie ne découle pas forcément de la connaissance des origines de la vie. Un silex ou encore un ruban adhésif n’ont pas d’usage prédéterminé jusqu’au moment où on leur en trouve un. Un poste de péage devient obsolète lorsque l’autoroute est libre d’accès. Le sens initial d’une chose n’est pas fixé à tout jamais; il peut changer, se modifier ou se perdre. Voilà pourquoi l’explication naturaliste quant à l’origine de la vie ne permet pas d’apporter une réponse définitive à la question du sens de la vie, et que l’explication en question qui veut que la vie n’ait pas de sens ne veut pas dire qu’elle ne peut pas en avoir.
Jean-Paul Sartre nous rappelle que nous sommes «condamnés» au sens. Il est impossible d’y échapper. Celui ou celle qui refuse le sens agit par mauvaise foi. En effet, l’adepte du naturalisme n’est-il pas quelqu’un qui, au nom de la science, se lave les mains devant le problème philosophique du sens ?
Why am I so unfrench?
Malgré tout ce qui précède, je ne suis pourtant pas un adepte de la philosophie sartrienne. J’ai été formé à l’école analytique anglo-saxonne, et c’est dans cette tradition que je me sens à l’aise. J’avoue avoir lu Sartre sur le tard et avec toutes les réticences du monde, car je conspue l’auteur de ces lignes qui ne sont que brouillard abscons et vain:
Toute conscience est conscience de part en part. Si la conscience imageante
d’arbre, par exemple, n’était consciente qu’au titre d’objet de la
réflexion, il en résulterait qu’elle serait, à l’état réfléchi, inconsciente
d’elle-même, ce qui est une contradiction. Elle doit donc, tout en n’ayant
d’autre objet que l’arbre en image et n’étant elle-même objet que pour la
réflexion, enfermer une certaine conscience d’elle-même.(10)

Cependant, je ne souhaite pas à mon tour commettre un sophisme, celui de l’attaque contre la personne, en soutenant que puisque Jean-Paul Sartre est illisible, ses thèses sont donc forcément erronées. Toute grande philosophie recèle des joyaux lorsqu’on sait le lire entre les lignes. Devant l’orthodoxie philosophique que constitue le naturalisme dans la philosophie anglophone contemporaine, la pensée de Sartre constitue une véritable bouée de sauvetage.
Dans La passion du réel, Laurent-Michel Vacher raconte qu’à l’âge de vingt ans, il nourrit une vénération sans bornes pour Sartre.(11) Il rejetait toute tentative de soumettre la pensée de son maître à un examen critique proche de l’enquête scientifique. Comme chacun sait, avant de nous
quitter trop tôt, Vacher avait aujourd’hui radicalement changé son fusil d’épaule et condamnait
sans appel les grandes philosophies comme celle de Sartre en prenant fait et cause pour la science.
En ce qui me concerne, écrit Vacher, si l’on s’entend bien sur ce que cela
signifie, je n’hésiterais pas à me définir comme scientiste.
On désigne par
scientisme la thèse selon laquelle, en matière de connaissances théoriques et de
savoirs sur le monde réel, le meilleur des acquis humains réside dans ce qu’on
appelle les sciences, qui nous offrent le seul espoir raisonnable de découvrir
ce qu’il en est du réel . (12)

Yves Gingras, qui préface l’ouvrage de Vacher, applaudit à la volte-face du philosophe apportant de l’eau au moulin du sociologue des sciences. Dans un univers culturel marqué par la phénoménologie et la philosophie dite « continentale », on peut comprendre la réaction vive de Vacher contre tous les nuages métaphysiques et les délires verbaux dans lesquels se meut cette tradition philosophique. Pour quelqu’un qui, comme moi, s’est tenu éloigné de la tradition continentale, le revirement de Vacher apparaît plutôt comme une tentative d’enfoncer des portes ouvertes.
Si Vacher avait été formé en philosophie analytique, il n’aurait pas réagi de manière véhémente comme il l’a fait contre la philosophie continentale. Il tomba de Charybde en Scylla. En combattant Charybde, Vacher est englouti dans l’épineux contentieux des rapports entre science et philosophie qui a marqué jusqu’ici l’histoire de la philosophie analytique.
Le sophisme naturaliste
Cette histoire commence avec le Tractatus de Wittgenstein (13) , où la proposition 4.111 énonce ceci:
La philosophie n’est pas une science de la nature. Le mot « philosophie » doit
signifier quelque chose qui est au-dessus ou au-dessous des sciences de la
nature, mais pas à leur côté.

Ainsi, aux yeux de Wittgenstein, il existerait une frontière nette entre la philosophie et la science, la première ayant pour tâche « la délimitation du territoire contesté de la science de la nature » (4.113) au moyen de la clarification du sens des propositions (4.112).
Willard Van Orman Quine (1908-2000) contestera par la suite la fameuse frontière posée par Wittgenstein entre la philosophie et la science, alléguant qu’il n’y a pas rupture mais continuité entre les deux disciplines. La philosophie constitue une discipline scientifique en bonne et due forme, sa spécialité étant qu’elle se rapporte aux énoncés les plus généraux qui soient. Celasignifie que les problèmes traditionnels de la philosophie portant sur la connaissance, les valeurs, le sens, etc., devront recevoir une solution à l’intérieur de la science (puisque la philosophie fait désormais partie de la science). Comme le suggère le titre d’un célèbre essai de Quine, L’épistémologie naturalisée (1969), on assiste dès lors à la «naturalisation» de la philosophie. Le programme de naturalisation fut lancé et il a aujourd’hui le vent en poupe. C’est ce qu’on appelle, en philosophie, le « tournant naturaliste ». Dawkins et Blackmore œuvrent de
tout leur être à ce programme.
Le programme quinien de naturalisation pose cependant de sérieux problèmes, l’un deux étant de savoir ce qu’il faut tenir comme « naturel ». On répondra qu’est naturel tout ce dont traite la science. Pour reprendre ici la belle formule de Wilfrid Sellars, « …la science est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, qu’elles sont, et de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas ».(14) Ce qui est est naturel; ce qui n’est pas est surnaturel. Mais qu’est-ce qui passe pour « surnaturel » ? Depuis la naissance de la philosophie chez les Grecs, c’est là une des questions qui hantent les philosophes. Quine répond que c’est à la science actuelle de le dire. La science - la
physique atomique – dit, par exemple, que les atomes existent; donc, ils sont « naturels ». Pourtant, certains philosophes des sciences rejettent l’existence d’atomes ; ce ne sont poureux que des entités théoriques, sans plus, qui permettent toutefois à la science de faire de bonnes prédictions. Qui a raison ; qui a tort?
Terminons par ce court dialogue.
Un croyant :-La Bible dit que Dieu existe.
Moi : Qu’est-ce qui vous permet de croire que ce qui se trouve dans la Bible est vrai ?
Le croyant : Hé bien, ne savez-vous pas que la Bible c’est la Parole de Dieu !
Moi : Comment le savez-vous ?
Le croyant : C’est écrit dans la Bible : Dieu dit vrai !
Le raisonnement qui précède n’est pas valide. Tous reconnaîtront manifestement le sophisme du cercle-vicieux : Dieu existe parce que Dieu le dit… Le naturalisme quinien ne fait pas mieux : la science dit ce qui est naturel parce que la science le dit.
L’illusion du naturalisme est parfaite. Or, qui dit illusion, dit danger. Croire que nous n’existons qu’à cause des gènes ou que la philosophie n’est que le produit des mèmes, c’est être, dirait Sartre, de mauvaise foi. Sartre nous rappelle que nous avons la responsabilité de sortir de l’ornière naturaliste qui nous déshumanise. La philosophie n’est pas la science, et la tentative d’en faire la servante de la science est dangereuse.
C’est la plus dangereuse des idées. Avec Aristote, laissons aux sciences le soin
des causes et, à la philosophie, celui du sens.________________________________(1) John Brockman, éditeur, What is your Dangerous Idea? Today Leading Thinkers on the Unthinkable, Harper, New York, 2007, p. 188. Ma traduction. (2) Bertrand RUSSELL, Essais sceptiques, Les Presses du Compagnonnage, 1964. (3) Richard DAWKINS, Le gène égoïste, Odile Jacob, 1996, p. 19.(4) Bertrand RUSSELL, op. cit., p. 68-69. Russell se fait encore plus pessimiste dans «La profession de foi d’un homme libre», où on lit : «Que l’homme soit le produit de causes qui ne prévoyaient nullement la fin qu’elles accomplissaient; que son origine, son développement, ses espoirs et ses peurs, ses amours et ses croyances, ne soient rien d’autre que le résultat de collisions accidentelles d’atomes; qu’aucun feu, aucun héroïsme, aucune intensité de pensée et de sentiment ne peuvent préserver une vie individuelle de la tombe; que tous les travaux des âges soient destinés à disparaître dans la vaste mort du système solaire, et que le temple entier de la réalisation de l’Homme doive inévitablement disparaître sous les décombres d’un univers en ruines (toutes ces choses, si elles n’échappent pas à la discussion, sont néanmoins si proches de la certitude qu’aucune philosophie qui les rejette ne peut espérer tenir debout. Ce n’est que sur l’échaffaudage de ces vérités, sur le fondement ferme du désespoir inébranlable, que l’habitation de l’âme peut désormais être bâtie en toute sécurité.» in Bertrand Russell, Mysticisme et logique, Vrin, 2007, p. 66.(5) Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, Folio-Gallimard, 2006, p. 39.
(6) ibid., p. 78.
(7) Passage tiré du roman de Mary SHELLY, Frankenstein, publié en 1831.(8) Ibid.(9) Exemple de sophisme génétique : Puisque l’homme a évolué à partir du singe, tous ses comportements sont ceux du singe. L’homme est ici défini comme étant essentiellement un singe, puisqu’à l’origine, il était un singe.(10) Jean-Paul SARTRE, L’imaginaire, cité dans Roger POUIVET, Philosophie contemporaine, PUF, 2008, p. 54.
(11) Laurent-Michel VACHER, La passion du réel. La philosophie devant les sciences. Liber poche collection, 2006, p. 15.
(12) Ibid., p. 60.
(13) À vingt ans, je lisais avec ravissement Wittgenstein.
(14) Wilfrid SELLARS, L’empirisme et la philosophie de l’esprit, Édition de l’éclat, 1992, p. 87.

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