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Faubourg des coups-de-trique

Par Jlhuss


capture01.1266524961.jpgDans un des nombreux débats qui animent ce blog, Arion se demandait ce qu’était la “ vraie ” gauche. J’avais promis de lui répondre avec, en manière de clin d’œil, une de “ mes  pages ” personnelles.

La voici, elle est extraite de Faubourg des Coups de Triques. Alain Gerber y évoque la vie du quartier ouvrier de Belfort avant la seconde guerre mondiale.

Autour de Théo, douze ans, certif en poche et bientôt arpète, tout un monde parle, hurle, murmure, chante à tue-tête, éclate de rire, raconte son passé et fait semblant de croire à son avenir. Il  y a la famille, parents et grands parents, Kramsky, coupeur de bois qui parle aux insectes, l’oncle Maximilien et Gentil Dit Gentil n’a qu’in œil. Gentil, ancien de l’infanterie coloniale, ouvrier chez Alsthom, clarinettiste du samedi soir qui se mit à danser la gigue quand, un jour de mars 1936,  les frères Vurpillot, Jean, membre de la SFIO et René, adhérent du PCF qui ne se parlaient plus depuis le Congrès de Tours, entrèrent chez le Chpaniaque (c’est un bistrot) et payèrent aux assistants, qui n’en revenaient pas, une tournée générale en l’honneur de la naissance du Front Populaire.

Chambolle

Peut-être que c’est nous qui gênons, qui sommes vieux ? Nous qu’on ne tient plus debout, qu’on a fait son temps, qu’on n’est plus adaptés ? Peut-être qu’en me réveillant demain, je ne serai plus moi, mais un banquier, un constructeur d’autoroute, un habitant de cage à lapins ? Mais alors à quoi j’aurai servi ? On est venus dans le monde, il était d’une façon et il nous a plu tel qu’il était. On n’avait pas le droit de nous le changer.
Ne perdez pas votre temps à nous expliquer qu’il n’était vraiment pas possible de faire autrement. Nous le savons bien. La vérité, c’est qu’on ne veut pas comprendre. On n’est pas si bêtes, mais on est bornés. On se bouche les oreilles. On est comme ces hommes qui continuent imper­turbablement à réclamer la liberté, l’égalité, la justice, le bonheur et la paix, sachant bien que ces noms ronflants ne recouvrent guère plus que des fariboles et des contes à dormir debout. Mais ils réclament quand même, et tou­jours plus farouchement. Ils se feront battre comme plâtre, jeter en prison, scier entre deux planches au besoin, mais ils s’obstinent. Et pourquoi cela, s’il vous plaît? Tout simplement pour l’excellente raison que la liberté, l’éga­lité, la justice, le bonheur et la paix, qui n’existent pas, n’ont jamais existé et ne sauraient accéder à l’existence même si cent mille milliards de siècles nous séparaient du Jugement dernier, valent quand même mieux que l’oppres­sion, l’étalage des privilèges, l’iniquité, le malheur et la guerre qui sont la réalité triomphante d’hier, d’aujour­d’hui et de demain.
Ce qu’on veut vraiment, il est très rare qu’on l’obtienne. “ Mais, répétait souvent Gentil, ce n’est pas une raison pour baisser les bras; au contraire! ” Car en s’ac­crochant, en se bagarrant, du moins l’on arrache, petit à petit, à toute la clique des Deslauriers-Vacheron et consorts, une portion de ce qui nous revient de droit. La lutte est inégale. Nous ne sommes jamais complètement vainqueurs. Mais à chaque empoignade, si l’on cogne assez dur, ils lâchent un peu de lest, ce qui leur permet de clamer partout qu’ils sont les champions du progrès social et que, sans eux (qui pourtant ont inventé tout cela), on en serait encore à la journée de seize heures, avec des gamins de cinq ans poussant des wagonnets au fond de la mine. C’est qu’ils se prennent volontiers pour nos anges gardiens ! Leur tendresse à notre égard est si dévorante que, lorsqu’ils ne peuvent pas nous caresser eux-mêmes, ils nous envoient leurs gardes mobiles faire la chose à leur place. La République de l’Est est leur journal. Ils passent leur temps à s’y adresser de copieux compliments : “ Les fascistes ne sont pas de droite, ils sont de gauche. ” Ou bien : ” Les socialistes ont tous les défauts des bourgeois, ils n’en ont jamais les qualités….

(et quelques feuillets plus loin)

… Papa brandit son verre au dessus de sa tête. Lui aussi avait les yeux humides :
Je bois à la fraternité, dit-il d’une voix qui n’était guère plus forte qu’un murmure.
- Quoi ? lança un ouvrier du gaz appuyé contre un mur du fond.
Il boit à la fraternité, traduisit Gentil.
- A la fraternité !
Ils avaient crié comme un seul homme. Cette fois, il y eut un long silence après que les bocks eurent été liquidés. Tout le monde songeait à la fraternité, qui était une chose noble et capable de soulever les montagnes. Même les poivrots connaissaient la valeur de la fraternité. Même le Passe-lacet, s’il s’était posé la question serait arrivé à la conclusion que ce qui lui manquait pour mettre un terme à ses lugubres bombances et trouver enfin le repos, c’était un peu de fraternité. Mais cette chose là est plus difficile à obtenir par les riches que par nous n’étant pas à vendre…
… Il faisait noir dehors, bien noir. Il faisait la couleur qu’il doit faire quand les hommes sont à l’intérieur, épaule contre épaule, se tenant mutuellement chaud au cœur par les paroles qu’ils se disent et par les paroles encore plus essentielles qu’ils ne se disent pas, trop timides pour cela – mais chacun les entend néanmoins, aussi éclatantes que si elles passaient à travers les hauts parleurs de la fête. L’amour du monde, l’amour des hommes campaient chez le Chpaniaque, ce soir.

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Alain Gerber, “Le faubourg des coups-de-trique” (1979)

Relire “La vaseline “

La z’ique de Makhno :


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