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“Harragas” : de la décolonisation à la mondialisation

Publié le 21 février 2010 par Gonzo

“Harragas” : de la décolonisation à la mondialisation

Il faut avoir le talent d’un Dilem (évoqué dans ce billet) pour résumer, en un dessin de presse, un demi-siècle d’histoire. Novembre 1954 : le FNL lance son premier appel au peuple algérien, point de départ d’une lutte qui prendra fin avec l’indépendance de juillet 62. Près d’un demi-siècle plus tard, la jeunesse algérienne – 1/3 des 35 millions d’Algériens a moins de 15 ans – “brûle” ses papiers (en arabe : ﺣﺮﺍﻗـة, haraga) avant de risquer sa vie, armée de ses seules rames, sur les “barques de la mort” pour tenter de gagner l’Eldorado européen.

Plus que jamais, l’Algérie vit en effet à l’heure des harragas, ces milliers de jeunes qui désespèrent de leur pays et partent tenter leur chance dans un ailleurs qu’ils imaginent meilleur. Illégal, le phénomène échappe par définition à l’approche statistique mais il y a tout de même des chiffres qui parlent : entre 2005 et 2008, le nombre des victimes retrouvées sur les côtes algériennes a ainsi plus que triplé. En 2008, les garde-côtes algériens ont arrêté plus de 1300 candidats à l’émigration (âgés de 21 à 27 ans), tandis que les statistiques européennes recensaient quelque 67 000 arrivées clandestines (données  mentionnées par Madjid Talbi dans un bon dossier sur la question). Pour combien de tentatives réussies ? Et combien de morts durant les traversées périlleuses sur les fragiles pateras ?

Face à l’augmentation des candidats à l’exil au sein d’une jeunesse désespérée, les autorités algériennes ne semblent avoir trouvé de meilleure réponse que la répression. A l’image des législations déjà adoptées par la Tunisie et le Maroc (voir cet article), la “sortie illégale du territoire” est devenue, à l’automne 2008, un délit, passible de 6 mois de prison (10 ans pour les passeurs), en dépit de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui stipule pourtant que “toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays” (article 13).

“Harragas” : de la décolonisation à la mondialisation
Après avoir suggéré aux imams des mosquées (voir cet article) de participer à la lutte contre ce fléau social au nom de l’interdiction, par l’islam, de ce qui revient à une forme de suicide au vu des risques encourus, les autorités appellent-elles à l’aide, aujourd’hui, les artistes ? La question peut se poser au regard du soutien accordé par le ministère de la Culture algérien à Harragas, le dernier film de Merzak Allouache (مرزاق علوش) récemment présenté au “Sierra Maestra”, une des rares salles de cinéma dignes de ce nom (depuis sa récente restauration) à Alger, dans une ville qui en comptait près de 60 au début des années 1960. (C’est par une décision du président Boumediene que l’ancien “Hollywood” a pris ce nom, inspiré de la région montagneuse où les barbudos de Fidel Castro tenaient maquis au temps de la révolution cubaine, et le “Che” en personne avait assisté à l’inauguration de la salle, en 1963 ! Sur Alger et son passé, je recommande chaudement Biladi, le blog d’un amoureux d’Alger d’où j’ai tiré cette image).

Auréolé de plusieurs prix remportés aux festivals de Valence et de Dubaï, Harragas renoue avec un procédé utilisé par le cinéaste au tout début de sa carrière, en 1976, avec le très bon Omar Gatlato (عمر قتلتوا الرجلة : “Omar, sa virilité le tue!” en arabe). L’odyssée tragique des candidats à l’émigration est en effet racontée a posteriori, par un témoin, en voix off. C’est lui qui retrace la destinée de la petite embarcation qui quitte la côte de Mostaganem, à l’ouest d’Alger, pour tenter de gagner les Canaries. Sous la conduite d’un passeur par ailleurs policier véreux, et lui-même tenté par l’exil, les dix passagers connaîtront le sort de milliers de leurs semblables, parfois arrivés à bon port (si l’on ose s’exprimer ainsi), mais plus souvent encore, nul ne le sait, disparus en mer ou repris par la police…

“Harragas” : de la décolonisation à la mondialisation
Les avis sont partagés sur un film qui sera distribué en France à partir de cette semaine. Il a en tout cas le mérite d’avoir donné leur chance à un groupe de très jeunes acteurs, issus de l’Institut national des arts dramatiques d’Alger ou encore du Théâtre de Mostaganem. Il rappelle également l’existence d’un cinéma algérien qui continue à produire en dépit des impasses de la société algérienne. Après une longue éclipse, Mascarades (مسخرة) d’Elias Salem (إلياس سالم) et peut-être plus encore Inland (Gabla – قابلة) de Tariq Teguia (طارق تقية) ont montré comment de jeunes réalisateurs étaient capables d’œuvres marquantes, malgré toutes les difficultés. Des difficultés qui, en dernière instance, sont bien d’ordre politique quand les écarts de rémunération dans les professions du cinéma, comme l’explique l’auteur d’Inland dans un entretien donné au Monde, vont de 1 à 10 entre le Nord et le Sud.

Des propos qui nous rappellent que les vraies questions – malgré tous les commentaires nauséabonds à propos des sandwichs halal et autres burqas – sont posées par l’accélération de la mondialisation qui rend insupportables les écarts de richesse entre les pays de la décolonisation et ceux du Nord de la Méditerranée.

Une Méditerranée aujourd’hui devenue, comme le dit le titre de ce blog (en arabe), le cimetière de ceux qui ont un rêve (المتوسط مقبرة الحالمين).

Ci-dessous, la bande-annonce de Rome plutôt que vous (روما ولا أنتوما), le très remarqué premier film de Tariq Teguia. Pour expliquer le choix de la seconde citation, “Arabes ça veut dire ceux qui bougent“, il faut savoir que le mot “Arabes” désigne à l’orgine, dans la sociologie d’un Ibn Khaldoun par exemple, les bédouins nomades, par opposition aux sédentaires.


Rome plutôt que vous (VOST)
envoyé par gotti57. – Court métrage, documentaire et bande annonce.


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