Ce texte est la suite de ma fiche de lecture dont j’ai résumé l’ouvrage dans mon précédent article.
III – Réflexions personnelles à partir de l’ouvrage :
En gardant en tête que nous avons choisi de travailler sur la lecture de cet ouvrage dans un cours d’histoire des idées politiques ayant pour objet «droite et gauche, une distinction fondatrice ?», nous pourrions interpréter l’importance en philosophie politique et même en politique de la thématique de la place des identités culturelles ainsi que les débats qu’elles suscitent comme une illustration de la perte de pertinence des catégories «droite» et «gauche» pour qualifier les positions des uns et des autres sur l’échiquier politique. Mais il nous semble plus judicieux de devoir s’interroger sur la signification politique de la prépondérance de cette thématique dans les débats actuels sur la justice sociale : peut-on qualifier de droite ou de gauche le simple fait de s’attarder sur cette thématique ou est-ce les réponses qui y sont apportées qui sont de droite ou de gauche ?
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Avant d’aborder à proprement parler cette interrogation, nous voudrions commencer par discuter des rapports qu’entretiennent les trois courants majeurs de la philosophie politique contemporaine que sont le libéralisme, le communautarianisme et le républicanisme.
L’ouvrage d’Alain Renaut et de Sylvie Mesure consacre une partie partagée au communautarianisme et au républicanisme et une partie entière au libéralisme. Même si le communautarianisme et le républicanisme sont traités respectivement dans deux chapitres différents de la première partie, cette division de l’ouvrage nous semble sous-tendue par une volonté de traiter sous la même bannière ces deux courants. Que partagent ces deux courants comme éléments communs ? Renaut pointe leur homogénéité structurelle d’une part par leur holisme (et donc par leur anti-individualisme) et d’autre part par leur primat du bien sur le juste. S’il nous semble que les communautariens pourraient aisément souscrire à ces deux caractérisations que sont le holisme et le primat du bien sur le juste, nous pensons en revanche qu’il n’en va pas si facilement de même pour les républicains. Ces deux caractérisations attribuées au républicanisme semblent inexactes car elles relèvent d’une analyse réductrice et simpliste du républicanisme. À propos de la première caractérisation, nous pensons qu’elle est fausse puisque que le républicanisme, loin d’être un anti-individualisme, s’est toujours voulu être une tentative de conciliation du holisme et de l’individualisme. À propos de la seconde caractérisation, il semble qu’elle soit contredite par des propos développés dans l’ouvrage même. Dans le liminaire de la seconde partie de l’ouvrage, il est dit que «parce qu’il possède, non sans paradoxe, une dimension communautarienne, le républicanisme tend à considérer que la société ne saurait trouver sa consistance si les individus qui la composent ne s’accordaient autour de desseins de buts de vie partagés. Il serait primordial notamment, jusque chez les républicanistes contemporains, que les membres de la communauté républicaine partagent cet idéal (qui s’apparente, qu’on le veuille ou non, à une conception du bien) selon lequel participer activement à l’exercice de la citoyenneté est clairement meilleur d’un point de vue moral (plus civiquement «vertueux») que de poursuivre la réalisation de tel ou tel but particulier» (pp. 197-198) or quand bien même certains républicains soutiennent cette position, ce n’est pas le cas des théoriciens majeurs du républicanisme contemporain que représentent Pettit et Skinner dont l’ouvrage fait pourtant la présentation dans le chapitre sur «L’alternative républicaine» de la première partie et où il est bien écrit que «la notion proprement républicaine de la liberté n’impliquerait aucunement par elle-même, estime Pettit, la position moniste d’un bien substantiellement défini» (pp. 177-178) et que pour Skinner «un investissement moral des citoyens n’est pas nécessaire pour les rendre plus réceptifs aux exigences de la liberté-participation» (p. 185). En fait, la seule explication que nous voyons dans le rejet du républicanisme par cette analyse réductionniste somme toute un peu malhonnête, c’est que Renaut ne veut pas considérer le républicanisme comme une troisième voie significative du débat entre libéralisme et communautarianisme puisqu’il le considère soit comme une forme particulière de communautarianisme concernant la tradition de l’ «humanisme civique» (p. 148), soit comme une version corrigée du libéralisme visant à le protéger de ses propres excès concernant le «républicanisme classique» (p. 185).
Mais nous aimerions en opposition à ce traitement des choses défendre qu’il faut considérer le républicanisme comme un courant à part entière du débat de philosophie politique contemporain et nous voudrions montrer que ses deux courants adverses partagent une idée commune à laquelle on peut douter que le républicanisme y souscrive. Si «libéraux et républicains s’étaient accordés jusqu’ici, de fait, pour reconnaître à tous les individus les mêmes droits, par abstraction de tout ce qui les différencie» (p. 40), l’objet de l’ouvrage indique que ce n’est plus cas puisque les auteurs veulent transformer le libéralisme politique pour répondre aux exigences d’une «citoyenneté multiculturelle» (p. 57). Le libéralisme politique aurait donc rejoint le communautarianisme dans son fort intérêt porté à cette thématique. Les auteurs de l’ouvrage adhèrent à l’idée selon laquelle la conception contemporaine de l’identité comme identité différenciée ne serait qu’une tentative de plein accomplissement de l’idéal démocratique moderne de l’égalité (p. 55). Nous remarquons avec étonnement que des libéraux puissent en fin de compte aboutir aux mêmes conclusions politiques que des communautariens, comme par exemple Kymlicka qui défend que l’on accorde des droits spécifiques aux groupes ethnoculturels. Néanmoins, Renaut et Mesure ne vont pas jusqu’à cette position, probablement à cause d’un rejet assez épidermique de tout holisme, mais s’accordent néanmoins sur le fait que la dynamique de l’égalité passe désormais par la reconnaissance des différences sauf que celle-ci, au moyen des droits culturels, ne doit pas s’appréhender par une politique de droits aux groupes ethnoculturels mais seulement comme un enrichissement des droits individuels (p. 255). En revanche, si l’on soutient une position républicaine, contrairement aux positions communautariennes et libérales, il nous semble difficilement acceptable d’acquiescer à l’idée que la conception contemporaine de l’identité différenciée s’inscrive en prolongement de l’idéal moderne égalitaire. Cette conception contemporaine de l’identité différenciée n’est-elle pas au contraire une remise en cause de l’idéal moderne égalitaire ?
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Même si les auteurs de l’ouvrage soulignent l’aspect paradoxal de cette revendication de reconnaissance des différences au nom de l’égalité, il n’en reste pas moins qu’ils accordent crédit à cette revendication et croient trouver dans la figure de l’alter ego la solution à ce paradoxe démocratique contemporain. Mais nous pouvons nous demander tout d’abord si le caractère paradoxal de cette revendication ne serait pas insoluble. En effet, nous pensons qu’il ne peut y avoir de différences sans inégalités. Reconnaître dans leur identité différenciée que ce soit des groupes ou des individus, c’est nécessairement par le même biais associer un jugement de valeur sur leurs différences respectives. Pour le dire d’une autre manière, la question de la différence s’accompagne toujours d’une certaine affirmation hiérarchique, or la notion de hiérarchie s’oppose à la notion d’égalité, donc la différence ne peut être traitée sans réintroduction d’une certaine inégalité.
Puisque nous soutenons qu’une politique de la différence implique nécessairement un pas en arrière sur l’idéal égalitaire et que nous pouvons aisément associer l’idéal égalitaire à l’imaginaire traditionnel de gauche, pouvons-nous pour autant dire qu’une politique de la différence est une politique de droite ? Nous voudrions aborder cette question grâce aux analyses d’un ouvrage récent du professeur de littérature américain Walter Benn Michaels (13). On peut remarquer que de nos jours tout le monde se dit favorable à la «diversité» à l’exception peut-être de l’extrême-droite, encore que l’on a même pu remarquer la photographie d’une jeune femme «de couleur» sur les affiches «Ils ont tout cassé» du Front National lors de la campagne présidentielle de 2007. Michaels remarque dans son ouvrage La diversité contre l’égalité qu’en France, «jusqu’à la fin des années 1970, les courants dominants de la gauche se préoccupaient exclusivement d’égalité économique» (p. 7) mais qu’ «à partir du tournant libéral [précisons qu’il fait référence au libéralisme économique non politique ici] de la gauche de gouvernement, en 1983, la lutte contre les discriminations a remplacé la «rupture avec le capitalisme» en tête de l’agenda politique». (p. 7). Et Michaels veut montrer que le déplacement de l’objet sur la justice sociale, de la revendication égalitaire car l’injustice sociale proviendrait l’exploitation au combat pour la diversité car l’injustice sociale proviendrait de l’intolérance, est à la fois tout à fait compatible avec le néolibéralisme économique et repose même sur une conception néolibérale (p. 9), donc pourrions-nous ajouter de droite. Il considère que cela relève d’ «une «justice sociale» qui, en d’autres termes, accepte les injustices générées par le capitalisme» (p. 10) et soutient que «la diversité n’est pas un moyen d’instaurer l’égalité ; c’est une méthode de gestion de l’inégalité» (p. 10). Si d’après les interprétations de Michaels quasiment l’ensemble de l’échiquier politique soutient le combat pour la diversité, cette thématique de la reconnaissance des différences ethnoculturelles ne serait-elle par l’éviction du débat des inégalités économiques un moyen de faire insidieusement disparaître tout clivage gauche-droite ? En outre, cette thématique ne confirmerait-elle pas malgré elle la fameuse dichotomie du «choc des civilisations» proposée par le politiste américain conservateur Samuel Huntington (14) qui affirme que les différences identitaires sont plus importantes que les différences idéologiques quand bien même il s’agirait ici de les faire vivre ensemble en soutenant un multiculturalisme ?
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L’analyse de Michaels nous paraît éclairante pour rappeler à l’ordre la gauche de ne pas oublier son terrain de prédilection de lutte contre les inégalités économiques si elle veut redevenir authentiquement de gauche. Cependant, nous ne souscrivons pas entièrement à son analyse sans doute trop volontairement provocatrice. Si nous admettons le fait qu’une politique de droite est compatible avec la lutte contre les discriminations ethnoculturelles, ce n’est à notre avis pas pour autant que la gauche devrait abandonner cette lutte à la droite et ne se préoccuper exclusivement de la lutte contre les inégalités économiques. Nous soutenons qu’il fait que la lutte contre les discriminations fait légitimement partie du combat de la gauche, mais nous sommes en désaccord avec le fait qu’elle le fasse par une politique de la promotion de la diversité comme cela semble avoir été accepté par une bonne partie de celle-ci.
Si la philosophe Nancy Fraser (15) part globalement du même constat consistant à relever que dans les conflits de l’ère post-socialiste, «l’injustice fondamentale n’est plus l’exploitation mais la domination culturelle» et «que la reconnaissance culturelle évince la redistribution économique comme remède à l’injustice et objectif des luttes politiques» (p. 13) alors que nous sommes pourtant dans un monde où les inégalités matérielles ne cessent de croître, elle soutient que le problème de la justice sociale ne se résume ni exclusivement aux luttes pour la reconnaissance, ni exclusivement aux luttes pour la redistribution comme le soutient apparemment Michaels. La justice sociale nécessite à la fois la redistribution et la reconnaissance. Fraser propose une analyse particulièrement intéressante de ce qu’elle nomme le «dilemme redistribution/reconnaissance» (p. 16). À première vue, on aurait affaire à une dichotomie entre deux paradigmes de conception de justice sociale. Le premier paradigme, celui de la redistribution, concernerait des classes sociales et considérerait que la cause de l’injustice sociale est la structure économique de la société. Pour remédier à cette injustice, il s’agirait de tendre vers la réduction voire la suppression des inégalités. Le second paradigme, celui de la reconnaissance, concernerait la sexualité, le genre et la race et considérerait que l’injustice sociale réside dans la sous-valorisation de certaines identités à cause de la domination d’une identité majoritaire. Pour remédier à cette injustice, il s’agirait d’affirmer la valeur des différences identitaires.
Mais Fraser veut montrer que ces deux «sphères de justice», pour parler dans les termes de Michael Walzer, ne sont pas si hermétiques qu’on semble vouloir le montrer par ces précédentes définitions mais qu’elles sont souvent imbriquées (p. 19). En effet, elle fait l’observation de «groupes mixtes» (p. 25), comme ceux définis par le genre ou la race, qui subissent des injustices à la fois économiques et culturelles. De plus, il convient de repenser et nuancer «la question des remèdes» (p. 30). Fraser distingue deux manières distinctes de répondre transversalement aux injustices économiques et culturelles : les «remèdes correctifs» et les «remèdes transformateurs» (p. 31). Corriger consiste à s’attaquer simplement aux effets des injustices tandis que transformer consiste à s’attaquer aux causes profondes des injustices. À notre sens, c’est sur la question des différents remèdes que devrait s’établir le clivage politique entre la droite et la gauche. Ce clivage semble actuellement brouillé puisque même s’il y a une différence de degré dans l’importance accordée pour remédier aux injustices économiques et culturelles entre les politiques des gouvernements de droite et celles des gouvernements de gauche, la nature des remèdes semble la même, seulement correctrice.
Comment interpréter l’abandon de la référence aux «espérances révolutionnaires» dans la dernière déclaration de principes du Parti Socialiste (16) ? N’est-ce pas là un signe de l’évolution de la politique conçue de manière purement gestionnaire ? La simple gestion est-elle encore de la politique ? Si le discours du pragmatisme était autrefois un discours propre à la droite, nous nous consternons lorsque la gauche semble s’y résigner. La droite proclame être réformiste alors que le réformisme était auparavant associé à la gauche. Mais que signifie ce terme désormais dévoyé de réformisme ? Le réformisme du socialisme démocratique se voulait au service des espérances révolutionnaires. En revanche, le prétendu réformisme de la droite se caractérise essentiellement ce qu’elle nomme la «modernisation» des services publics, ce qui correspond en fait à leur privatisation et donc la diminution des droits sociaux des citoyens. Nous voudrions que la gauche renoue avec son «réformisme révolutionnaire» en pensant véritablement des «remèdes transformateurs». Comment caractériser plus précisément en quoi consistent des «remèdes transformateurs» par distinction aux «remèdes correctifs» ? Attardons-nous sur ce sujet au niveau des luttes pour la reconnaissance. Les «remèdes correctifs» se retrouvent dans la position défendant un «multiculturalisme officiel», qui renforce la différenciation entre les groupes en leur allouant certains droits spécifiques (p. 36). Même si la thèse soutenue par Renaut et Mesure de droits ne s’appliquent pas aux groupes mais seulement aux individus, la volonté de reconnaître des identités différenciés renvoie bien à des «remèdes correctifs». C’est pourquoi nous ne pouvons adhérer à leur thèse puisque nous souhaitons défendre fermement une politique visant bel-et-bien à «changer la vie» pour reprendre le titre de l’hymne du Parti Socialiste de 1977. Pour cela, il faudrait employer des «remèdes transformateurs» qui consistent à déconstruire des identités construites hiérarchiquement en restructurant en profondeur les rapports de reconnaissance de sorte à déstabiliser la différenciation entre les groupes (p. 36). Nous considérons que les luttes pour la reconnaissance devraient cesser de s’exprimer en termes de fierté identitaire qui induit par définition un sentiment de supériorité et retrouver la revendication de dignité universelle qui relève d’une perception égalitaire de tous les membres de l’humanité (17). Là se trouve à nos yeux la voie à suivre pour accomplir authentiquement l’idéal moderne égalitaire.
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Nous aimerions terminer notre réflexion par quelques remarques sur ce que représente à nos yeux le socialisme républicain. Nous avons déjà fait remarquer la méconsidération du républicanisme par Renaut et Mesure dans leur ouvrage, notamment dans le rapport qu’il entretenait avec le holisme et l’individualisme s’acharnant sur le prétendu anti-individualisme de celui-ci (p. 149). Il en va hélas apparemment de même concernant leur jugement caricatural du socialisme qui sacrifierait soit-disant la liberté en défendant trop fortement l’égalité (pp. 207-208). La droite qui adresse souvent cette critique à la gauche ferait bien de relire les lumineux textes du fervent socialiste Jean Jaurès, au lieu de se prétendre absurdement son héritière comme l’a fait à de nombreuses reprises l’actuel Président de la République Nicolas Sarkozy durant sa campagne présidentielle. Jaurès écrit dans son célèbre article «Socialisme et liberté» de 1898 que «dans l’ordre socialiste, c’est bien la liberté qui sera souveraine. Le socialisme est l’affirmation suprême du droit individuel.» (18). Le socialisme est individualiste en ce sens qu’il considère qu’il reconnaît la dignité de l’être humain dans sa liberté individuelle. Personne, ni Dieu ni aucun maître, ne peut légitimement se placer au-dessus d’un individu. Ainsi le socialisme ne peut que rejeter le communautarianisme qui place l’individu sous l’égide des traditions fixes et déterminées de sa communauté ethnoculturelle d’origine. Ceci ne signifie pas pour autant que le socialisme fait abstraction à toute communauté puisque la communauté civique est au service des droits individuels et vouloir se passer de la communauté politique est antagonique avec l’idéal d’émancipation de chaque individu. C’est pourquoi nous pouvons qualifier le socialisme républicain à la fois comme un individualisme et un holisme civique. Contrairement à l’holisme ethnoculturel des communautariens qui s’inscrit dans une perspective anti-individualiste, le holisme civique n’est pas anti-individualiste.
Enfin, nous aimerions préciser notre position sur un point en opposition avec la position de Renaut et Mesure. Leur ouvrage souligne à plusieurs reprises leur vive opposition à l’une des traditions du républicanisme, celle de l’humanisme civique. L’humanisme civique confère à la participation civique une valeur de vertu et s’inscrit par là en opposition avec l’un des principes majeurs du libéralisme politique soutenant la séparation du droit et de la morale. Selon les libéraux, la politique n’a à se mêler que des principes juridiques et non des valeurs morales et Renaut et Mesure qualifient d’ «inquiétante» voire même de matrice d’un certain «despotisme» (pp. 190-191) une politique qui dit son mot sur la bonne morale. Nous aurions bien aimé qu’ils expliquent en quoi ils trouvent cela d’inquiétant au lieu de se contenter de ces discréditations qualificativement péjoratives. Car ce qui nous inquiète beaucoup plus, c’est plutôt la position consistant à laisser dire que «Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur» (19). Si l’on définit la politique comme l’organisation de la Cité et que nous ne concevons à l’instar de Jaurès dans La Question religieuse et le socialisme aucune «société sans une religion, c’est-à-dire sans des croyances communes qui relient toutes les âmes en les rattachant à l’infini» (20), il revient légitimement à la politique de discuter des valeurs communes qui orientent les fins de la Cité. Le procéduralisme libéral ne peut suffire à assurer les fondements d’une société. La République ne peut faire l’impasse d’une discussion publique sur les valeurs car laisser cette discussion exclusivement aux Églises est dangereux pour le principe libéral de l’individualisme. Si Jaurès est anti-clérical, à la différence de Marx, il n’est pas anti-religieux. Seulement, il considère que «le problème moral et religieux est d’abord pour nous un problème social, non de prédication» (21) et c’est pourquoi, il défend que l’essence véritable du religieux n’est pas dans le christianisme mais dans le socialisme républicain, qui n’est pas une religion qui réserve la divinité au Christ mais bien une morale qui reconnaît que tous les êtres humains peuvent y accéder. Ayons le courage d’assumer la volonté de construire une République qui offre par l’éducation et la culture (non au sens de la Kultur mais de la Bildung) les conditions à l’humanité dans son universalité de s’émanciper et d’ainsi s’élever vers l’infini et ceci tant au niveau national que supranational !
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13 Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité (2006), trad. Frédéric Junqua, Paris, Raisons d’agir, 2009
14 Samuel Huntington, Le choc des civilisations (1996), trad. Jean-Luc Fidel, Paris, Odile Jacob, 1997
15 Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? (recueil d’articles parus entre 1992 et 2004), trad. Estelle Ferrarese, Paris, La Découverte, 2005
16 Déclaration de principes du Parti Socialiste adoptée par la convention nationale du 14 juin 2008
17 À ce sujet, voir l’admirable texte de l’écrivaine Jo Han von Haff, «La fierté», in La Revue des Ressources, sept. 2008
18 Jean Jaurès, «Socialisme et liberté» in Rallumer tous les soleils, Paris, Omnibus, 2006, p. 345
19 Discours de Nicolas Sarkozy du 20 décembre 2007 prononcé à Latran
20 Jean Jaurès, «La Question religieuse et le socialisme», in Rallumer tous les soleils, p. 104
21 Ibid., p. 127