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Le sophiste. 261d- 263 b Trad. E Chambry.

Par Jjs

Le sophiste. 261d- 263 b Trad. E Chambry.
De « allons maintenant » jusqu’à « beaucoup d’être qui se rapporte à chaque chose et beaucoup de non être.
Ce passage est fondamental pour la philosophie occidental et pour l’œuvre de Platon. En effet, comme l’ont montré les dialogues précédents, le jeune Socrate n’a pu répondre à Parménide, éblouissant lorsqu’il a affirmé la différence entre l’être et le non-être, spécifiant que l’être est et le non-être n’est pas.
Redoutables, en ce qu’ils sont habiles à maquiller le vrai, à jouer sur les mots, les sophistes ont saisi cette affirmation pour déjouer l’attaque que les philosophes et Socrate en particulier ont opéré contre eux en affirmant qu’ils ne pouvaient tenir de discours faux car si discours il y avait il ne pouvait ne pas être puisqu’il était, l’être ne pouvant contenir du non-être aux dires de Parménide.
L’étranger, venu précisément d’Elée comme Parménide a pour mission dans ce passage de préparer le parricide que Platon opérera en affirmant qu’il peut y avoir dans l’existence de l’être et du non-être. Le passage à expliquer se termine d’ailleurs sur cette affirmation. Pour résoudre cependant l’aporie et comprendre cette phrase, la dite discussion avec le jeune et brillant Théétète, précisément formé par les sophistes mais soucieux d’apprendre devient nécessaire. En effet s’il peut y avoir de l’être et du non être dans ce qui existe c’est parce que l’être peut s’entendre à plusieurs niveaux. Or le propre du discours sophistique est qu’il peut parfois contenir une part de l’être mais qu’il ne le contient jamais en sa totalité.
Dans ce texte brillant, Platon montre ainsi ce que doit être l’exigence quasi-absolue de vérité qui doit animer le philosophe tant dans son discours que dans ses actes. Il le fait, profitant également de cet exposé pour montrer ce que doit être le vrai enseignement,en s’interrogeant précisément sur ce qu’est le vrai discours.
La question est cruciale. En effet, le sophiste et le philosophe ont un point commun, c’est le discours. Pour les différencier, il faut donc introduire une différence entre le discours sophistique et le discours philosophique. Il faut surtout la montrer à l’œuvre et en acte et la définir.
Pour Platon le discours philosophique est celui qui est, qui a de l’être alors que tel n’est pas le discours sophistique. Mais qu’est ce qu’un discours qui a de l’être ? La réponse que donne ici Platon, via l’étranger, est qu’un tel discours est en accord, il ne discorde pas.
Mais de quel accord et quel accord doit contenir le discours philosophique ? Dans trois parties qui s’entrelacent l’une l’autre, l’étranger nous indique alors les trois aspects de ces accords : le vrai discours doit en premier lieu être un discours en tant que tel et créer un accord entre celui qui parle et celui qui écoute. Il doit enseigner en ce sens, c’est-à-dire qu’il doit lui faire signe et non pas l’ignorer. Il doit apprendre. Mais il doit également contenir et favoriser un accord en interne, à l’intérieur de l’être ici entendu en plusieurs sens.Il doit donc faire signe vers l’être lui-même dans sa concordance interne. Enfin et surtout il doit être en accord avec la vérité, elle-même déclinée comme accord vu en plusieurs sens. Il doit donc faire signe vers elle.
Variation sur le thème de l’harmonie, elle-même liée au beau et au vrai, ce beau texte de Platon ouvre ainsi un champ conséquent à ce que sera par la suite la philosophie après lui. Il ouvre progressivement en ouvrant peu à peu à l’autre.      
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Pour ouvrir, il faut amorcer, ne pas heurter. Platon le sait. Il sort d’une caverne et ses semblables y sont comme enfermés selon lui, brisés qu‘il sont conjointement par la double attaque des sophistes et des artistes mimétismes comme Homère. Le premier moment du texte est donc une amorce. Il se termine en 261e avant que Théétète ne demande à l’étranger de définir ce qu’il entend par « verbe » et par « nom ».
Ici, l’étranger nous indique la première condition à laquelle doit obéir un discours pour qu’il est de l’être ou en d’autres termes pour qu’il soit : il ne doit pas être fondé sur la peur : peur de l’écoutant à l’égard de celui qui parle mais peur aussi de celui qui discourt envers celui qui écoute et qu’il convient précisément d’éduquer plus que d’admonester.
Cette peur est à l’œuvre dans la relation qui se noue entre le jeune et brillant Théétète et l’Etranger, précisément encore très étrange pour lui.  Pour faire un véritable discours, c’est-à-dire non pas un discours sophistique mais un discours qui enseigne, l’étranger va déjouer cette peur et pour ce faire il va d’abord la mettre en évidence en obtenant l’accord de son interlocuteur à propos d’une remarque assez vague, encore floue (volontairement sans doute) qu’il va opérer.
L’étranger en effet sait qu’il s’agit à présent d’engager une discussion cruciale. Elle porte sur le langage et sur les noms et il sait qu’une telle discussion sera le préalable qui permettra enfin de déjouer ces redoutables adversaires que sont les sophistes. Ceux-ci sont notamment redoutables parce qu’ils parviennent souvent à obtenir l’acquiescement de leurs interlocuteurs en « jouant » sur leur peur. Il est normal que le sophiste discourt de la sorte. Lui-même fonctionne et parle afin de faire plaisir à ceux qui l’écoutent. Socrate l’a noté à plusieurs reprises dans le texte et préalablement à cet échange. Or celui qui parle pour faire plaisir à celui qui l’écoute vit sur la peur. Celui qui vit sur la peur, cherche donc à son tour à imposer ses vues à ceux qui l’écoutent en usant de la peur.
Théétète n’est pas encore bien libéré des sophistes nous l’avons noté car il donne son accord à une phrase qu’il ne comprends pas et ce sans doute pour faire plaisir ou pour ne pas déplaire à l’étranger. Il admet que certains noms s’accordent et d’autre pas. Il ignore cependant de quel accord il s’agit, de la teneur de cet accord mais il acquiesce cependant à cette parole.
L’étranger entend sans doute par là plusieurs formes d’accords ou de désaccords. Il vise ici notamment les sophistes peut-être et entend nous dire sans doute que leurs problèmes est précisément qu’ils ne tiennent pas de véritables discours car, sous couvert de vouloir faire plaisir à leur interlocuteurs, il ne recherchent pas le véritable accord avec eux. Théétète comprend peut-être ce langage sous-terrain et y répond finalement en disant qu’il n’est pas de cette « engeance » là. Lui, aime et recherche l’accord et l’harmonie. Nous le savons d’ailleurs puisqu’il nous a été présenté comme un excellent élève, doué en géométrie et donc prêt à l’enseignement dialectique et à la conversion aux idées.
En bon pédagogue, et donc en bon auteur de discours, l’étranger voit ce qui est à l’œuvre ici. Il en a pleine conscience. Toutefois, il ne réprimande nullement son élève. Il ne lui montre nullement qu’il a tort. Il se contente discrètement de lui faire « voir » ce qui est tout en le disant. Il dit à Théétète le sens caché de sa phrase «  ce qu’il a entendu par là » en répondant ainsi à celui qu’il n’avait pas encore tout à fait compris ou qu’a demi-compris.
Il explique en fait ce que lui a voulu dire, il précise sa phrase préalable et qui était un peu vague. Il nous explique et nous montre à l’œuvre ce que doit être le vrai accord, le vrai discours. Il consiste non dans la fuite de tout dialogue - comme le fait Gorgias ou surtout Calliclès qui rejetteront Socrate - mais dans le précision continuelle de ce que l’on entend dire.
Pour lui, il n’a de dialogue qu’en cas d’accord et l’accord n’est possible que lorsque la phrase et les phrases du discours ont une signification. La première et réelle condition pour qu’un discours soit est donc qu’il soit signifiant.
N’est pas signifiant le discours qui enchaîne des mots les uns aux autres sans intention précise, sans cohérence. La signification implique donc une intention de celui qui s’exprime. Le discours n’est donc, Il a de l’être lorsqu’il veut dire quelque chose à quelque personne. C’est le premier accord que l’étranger voulait indiquer. Celui-ci était présent chez le jeune Théététe. Cependant,ce sens n’était pas suffisamment mis en évidence. Voulant éduquer, l’étranger redresse en mettant en lumière ce qui était caché. L’intention est la condition nécessaire de la signification. Mais signifier c’est aussi, comme Russell le rappellera plus tard dans « signification et vérité »   
dire un discours qui est clair, qui a du sens en ce sens, et qui n’enchaîne pas des mots les uns après les autres sans respecter la syntaxe, sans même être en cohérence avec les mots qui précédent et ceux qui suivent.
Voici donc le premier accord qu’entendait signifier l’étranger en évoquant la première condition pour qu’un discours soit : il suppose exclusion de la peur, cette peur qui induit tant de désaccords : à l’intérieur du discours lui-même et qui provoque du non-sens, de l’incohérence car celui qui a peur dit souvent des choses peu liées, peu cohérentes. Cette peur crée aussi du désaccord entre les protagonistes et il fait que souvent on acquiesce lorsque l’incompréhension existe, à l’attention de celui qui discourt lui-même et qui ne dit pas tout ce qu’il veut dire, l’exprime dans la pénombre parce qu’il craint celui qui écoute. Cette peur masque sans doute une peur plus profonde que Socrate a bien mis en évidence dans le trop fameux livre IV de la République lorsqu’il évoque l’allégorie de la caverne : la peur de la lumière de ceux qui ont jusqu’à présent toujours vécu dans l’obscurité.
Le discours sophistique est marqué par cette peur et il a marqué les esprits. L’étranger cependant ne l’attaque pas ici de front comme l’a fait Socrate lorsqu’il s’en prend à Calliclès ou lorsqu’après la révélation de la parole de la Pythie, il dénonce les faux-semblants des faux sachants. La prudence, la progressivité est de mise dans cet échange tout en nuances. Le sophiste n’est pas condamné car ce qu’il a pu faire est lui-même produit d’une peur dont il est finalement la première victime. Il fait le mal et l’a fait non parce que le mal radical le tenaille mais parce qu’il est ignorant et que son ignorance a été provoquée, facilitée par une peur que d’autres peut-être ont alimenté.
En agissant cependant comme il le fait, en n’admonestant pas, comme le font ces mauvais pédagogues critiqués au début du dialogue et qui mélangent douceur et sévérité, l’étranger parvient ainsi à créer un premier accord avec Théétète qui se rassure. Son assurance se traduit alors par une question sincère qui est posée. Il ne comprend pas cette fois ce que lui dit l’étranger et il lui demande « qu’entends-tu par là?», que veux-tu dire ?
L’étranger reste cependant prudent. Il ne veut pas brutaliser son auditoire et il se contente de lui indiquer qu’il s’est simplement contenté de « supposer ce que Théétète « avait dans l’esprit ». Il rappelle les conditions pour que la peur se dissipe et que le discours soit véritablement un enseignement : il faut « supposer » ce que l’autre a dans l’esprit mais nullement ici l’imposer, en faire un dogme. Ce qui est supposé doit alors ainsi être précisé et l’auteur de discours faits avec art, doit enseigner à proprement parler, c’est-à-dire précisément qu’il doit , comme le rappellera plus tard Augustin dans le De Magistro , in-signare, faire signe, et parler en rappelant et se rappelant que le langage qui est ici étudié et qui est précisément le prélude de la discussion est : le langage sert à faire signe.
Le discours est donc signifiant lorsqu’il fait « signe ». Il fait proprement signe lorsqu’il exprime de l’être par la voix. La peur empêche de faire signe. Elle provoque le recroquevillement et la fermeture. Le bon discours, celui qui ose faire signe vers l’autre n’adopte pas cette attitude et en agissant comme il le fait, l’étranger le « montre » à son « élève », il lui fait « signe » précisément.
Ce faisant, il introduit subrepticement et progressivement ce qui va être le cœur de sa thèse : les niveaux d’expression de l’être. Il en est plusieurs. Ces niveaux permettent précisément d’expliquer ce qu’est le manque de courage lié à la peur. La peur c’est précisément de refuser ce qui est et de refuser d’être en acte, d’exprimer l’être par l’acte. En effet il rappelle que le langage au sens fort du terme Est-ce qui « exprime l’être par la voix ». Il faut donc supposer que l’être peut s’exprimer autrement que par la voix et notamment par l’action.
Le peureux refuse d’exprimer et de regarder ce qui est par l’acte. La peur de la vérité et de ce qui est a sans doute été au cœur de la remarque et de l’acquiescement de Théétète à une phrase qu’il n’a pas comprise. Toutefois, l’étranger ne lui dit pas les choses directement. Il est lui-même prudent car il sait que, comme Aristote le rappellera plus tard dans l’éthique à Nicomaque,et la rhétorique il ne faut pas confondre courage et témérité et que le bon discours est celui qui sait adapter son « ouverture » ou le degré de la dite ouverture à son auditoire.
Nous sommes donc toujours ici dans une phase propédeutique. La peur existe entre les protagonistes mais elle se dissipe peu à peu. Il ne faut pas la provoquer inutilement en disant trop crument les choses, ce qui n’implique pas pour autant de mentir. Ce qu’est la peur réellement est donc indiquée ici ; cela consiste dans le fait de ne pas oser dire les choses comme elles sont aussi.
Théétète qui est intelligent, finit alors par comprendre. Il s’ouvre lui-même peu à peu. Il commence à prendre une certaine assurance et le deuxième moment du discours s’ouvre par une première ouverture.
Théétète ne se contente pas seulement d’acquiescer sans tout à fait comprendre, il ne se contente pas de ne plus rien comprendre ou de s’étonner, il demande des « comptes », en d’autres termes, il demande des définitions et des précisions.
Une telle demande est la marque qu’un premier lien, qu’un premier accord s’est noué. Il s’est opéré grâce à une étude et une discussion sur le langage et une critique à mots couverts du sophisme et du discours sophistique.
L’étranger va alors pouvoir exposer la seconde condition pour que le discours ait de l’être et le deuxième moment du discours va ainsi s’ouvrir.
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Le deuxième moment du texte débute donc lorsque Théétète demande à son interlocuteur de définir ce qu’il entend par « nom » et « verbe » et il se termine lorsqu il finit par reconnaître sincèrement la justesse des propos de l’étranger (262d).
Dans ce moment, la deuxième condition de l’accord nécessaire pour que le discours ait de l’être - et donc implicitement pour qu’il y ait de l’être - est évoquée. Alors que la première condition avait été introduite à propos du langage et d’une étude de celui-ci. Le langage étant ce qui permet aussi de faire du lien, l’accord ou lien entre les deux êtres participant au discours ayant été évoqué et leur désaccord majeur constitué par la peur mis en acte; le deuxième moment explique à la fois cette peur et la dissipe totalement en l’expliquant précisément par le truchement de définition. Définir c’est en effet établir un accord entre ce qui définit et ce qui est définit. Cette opération intellectuelle permet alors de montrer pourquoi la peur surgit : elle surgit lorsque la déliaison existe entre les parties de l’être qui composent l’individu, lorsque la discorde est interne.
Cette idée est centrale dans la pensée platonicienne. Elle s’appliquera même en politique. En effet, pour Platon, comme pour Aristote, le début de la fin pour une cité s’opère lorsque le désaccord entre les citoyens et la guerre civile menace. Telle est l’une des dangerosité du discours sophistique qui ne fait que jouer sur ces déliaisons et qui ainsi les alimentent en flattant le public qu’il s’agit au contraire d’éduquer, à qui il s’agit d’enseigner, c’est-à-dire à qui il s’agit de faire signe vers ce qui est.
Cette déliaison à l’intérieur, cette déliaison ou ce désaccord interne marque de la pathologie peut se vaincre par l’éducation et le bon discours précisément. Mais elle suppose donc que l’être lui-même, comme le dira  plus après Aristote dans sa Métaphysique peut s’entendre en plusieurs sens. Le bon discours est précisément celui qui a du sens plus que de la signification. Il fait sens parce qu’il accorde ces différentes formes de l’être. Il les réunit. Il n’y a que de l’être en lui et aucun non-être.
Ces niveaux de l’être ainsi esquissés permettent de comprendre pourquoi l’étranger « entrevoyait » ainsi la solution au redoutable problème que les sophistes posaient aux philosophes. Il permet d’expliquer le sens du « parricide » qui sera ensuite opéré dans la suite du texte à l’égard de Parménide. L’être en effet se dit de l’être en puissance et en acte, de la matière et de la forme, du singulier et de l’universel, du sensible et de l’intelligible. Le bon discours est proprement un discours lorsqu’il unit ces différents niveaux ce que ne fait nullement le discours sophistique qui introduit au contraire de la distorsion.
Ce deuxième moment explique ce point et plus encore il le met en acte montrant ainsi à l’élève ce que doit être le « bon » discours ou le discours qui est, qui a de l’être.
Le discours qui est doit en effet accorder l’acte et la puissance, la matière et la forme. Bien que le premier terme appartienne à la philosophie aristotélicienne et que les deux autres termes ne sont pas évoqués dans le passage qui nous intéresse, il nous semble bien que c’Est-ce que l’étranger entend signifier à son « élève » lorsqu’il distingue deux catégories dans le langage à savoir le verbe et le nom (propre ou commun).
A juste titre (bien que cependant l’usage du simple verbe « parle » peut avoir une signification sans nom s’il s’accompagne d’un signe gestuel, voire même comme le montrera Austin plus tard, il est des verbes plus signifiants que d’autres à savoir les performatifs qui non seulement désignent l’action mais sont des actions. Tel est par exemple le verbe « condamne » lorsqu’il est utilisé par un tribunal), l’étranger indique ici que pour qu’il y ait sens dans une phrase il faut que celle-ci se compose de verbe et de phrase. A cette condition seulement « l’accord se fait et le discours naît » nous indique-t-il. Pour qu’il y ait discours - donc naissance de celui-ci - dit-il à son élève, il importe donc qu’il n’y ait pas que des noms. Pour Théétète « tout ceci va de soi » en l’écoutant.
En fait, comme il en était de même précédemment ce discours en dissimule un autre. L’absence de sujet ou de nom implique un désaccord à l’intérieur de l’être, un clivage interne, une absence entre l’être en puissance et l’être en acte, la matière et la forme. Le discours qui n’est pas n’est donc pas « formé ». La matière c’est le verbe, qui attend en puissance d’être en quelque sorte « fécondé » par la forme et la forme provient du nom. Il y a donc de l’être lorsque l’un et l’autre s’accouple. Ce faisant il y a proprement de l’acte.
Cet accord, lorsqu’il n’est pas à l’intérieur de celui qui parle et celui qui écoute explique la peur et les désaccords successifs. Il s’opère notamment lorsque celui qui parle  a « autre chose en vue » lorsqu’il donne par exemple son assentiment, ce qui était précisément le cas du jeune Théétète lorsqu’il a donné son accord à l’étranger sans le comprendre.
Avoir autre chose en vue c’est ne pas être suffisamment conscient et attentif aux enjeux mais c’est aussi précisément viser peut-être à plaire plutôt qu’a apprendre véritablement, ce terme, s’entendant en deux sens, comme l’a rappelé Augustin : j’apprends de l’autre et je lui apprends. L’un ne peut aller sans l’autre et lorsque la peur est, aucune éducation n’est possible. Toutefois de manière circulaire c’est parce qu’il n’y a pas eu précisément suffisamment de « formation », de « forme » dans le discours que la peur intervient.
Le discours qui est est donc celui qui entend « former », c’est-à-dire celui qui met la forme adéquate dans la matière qui convient et ne s’adresse pas à ses élèves sans discrimination,sans prise en compte des différences et singularités de chacun, sans prise en compte des situations temporelles et géographiques de l’enseignement.
Le Mauvais discours se « borne à nommer » et voilà pourquoi il fallait étudier les noms précisément pour qu’ils ne constituent plus un obstacle. Or discourir n’est pas nommer c’est faire plus, c’est rechercher un accord entre les différentes formes d’être et notamment entre le discours et l’action. Le sujet ou le nom qui représente l’action ne doit donc pas être découplé du verbe qui représente ce qu’il s’agit de mettre en œuvre. Le sujet qui représente l’acte ne doit pas être découplé de son discours. Discourir c’est donc « faire voir qu’une chose s’accomplit en entrelaçant les verbes avec les noms ». (262d).
Il faut donc non seulement vouloir apprendre mais aussi apprendre en acte et aussi et surtout montrer à l’autre ce qu’est apprendre et qu’on lui apprend, non qu’il s’agit de lui faire peur, de l’élever (au mauvais sens du terme comme on élève une vache ou un chien) mais de l’élever vers ce qui est le plus beau et le plus digne en nous.
Ce faisant, il faut l’être aussi en étant digne. Le sophiste lui prétend faire des discours sur la vertu mais il n’y a pas toujours chez lui cette vertu qu’il prétend enseigner. Pour discourir en effet il faut signifier et pour faire signe il faut posséder ce signe que l’on veut montrer. Discourir c’est donc montrer. Celui qui a peur ne peut le faire puisqu’il se cache, se dissimule. Il n’élève alors en rien. Il apprend à son élève la dissimulation, la crainte et transforme les cités ou les écoles à la manière de ce château que Kafka dépeint et où l’étranger est réduit à n’être jamais écouté, ou les désaccords régnent et ou, chez le plus petit employé, c’est la méfiance, la peur jointe à la prudence malvenue qui s’exprime et s’expose.
Le discours est « entrelacement » de ces différentes catégories de l’être. Il n’est point discordance car telle est la laideur qui est également pathologie pour Platon. Le discours qui est est donc nécessairement beau car il installe de l’accord à l’intérieur de celui qui parle et de celui qui écoute. Il installe de l’accord entre le singulier et l’universel, ce singulier qu’exprime le nom et cet universel qu’exprime le verbe. Il relie en d’autres termes et fait que peu à peu chacun accepte de se dé-voiler et aussi accepte l‘autre dans sa singularité même.
C’Est-ce type de discours qui s’engendre alors entre l’étranger et Théétète désormais car ce n’est plus l’égarement, ce n’est plus la peur qui domine désormais mais la sincérité, la reconnaissance, l’agrégation interne et externe.
L’élève peut enfin reconnaître la « justesse » de ce que lui dit l’étranger et qui, contrairement à l’étranger de Kafka, ne l’est plus réellement pour lui. Les portes du Château se sont entrouvertes, le tyran s’inquiète et la vérité enfin peut apparaître.
*****
Le dernier moment du texte s’ouvre par la reconnaissance, celle de l’élève et de l’écoutant en quelque sorte qui admet la justesse de ce que dit l’étranger. « Soit, c’est juste » reconnaît Théétète. Il va permettre le vrai discours et le moment de vérité, donc le véritable échange et il exprime l’accord nécessaire qui doit être pour qu’un discours en soit véritablement : l’accord avec la vérité.
Mais qu’Est-ce que la vérité ? Elle est accord, concordance. Socrate l’a exprimé à plusieurs reprises : le vrai consiste à dire ce qui est et ne pas dire ce qui n’est pas. Mais cet accord lui-même s’entend en plusieurs sens. En effet il y a vérité lorsqu’il y a cohérence entre ce que l’on fait et ce que l’on prétend faire, entre ce que l’on est et prétend être, entre ce que l’on dit et ce que l’on pense, entre le mot et la chose, le fait et le droit mais aussi à l’intérieur de la chose elle-même.
Lorsque cet accord du vrai existe, il y a harmonie, donc beauté et le discours est « créé » proprement et au véritable sens du mot « créer » qui est ici à dessein sans doute utilisé par le traducteur. Le vrai discours est donc le discours vrai car il crée du discours et est créateur lui-même d’un être qui créera sans doute de l’être à son tour. Or le discours du sophiste ne crée rien, il se contente de définir et de nommer. Il maintient l’élève éternellement en son statut d’élève alors qu’à terme, le vrai discours doit permettre peu à peu à l’élève de prendre la place de celui qui lui fait signe afin de faire signe à son tour et ce à l’infini comme l’exige précisément l’être qui aspire à l’éternité par la transmission.
Le vrai discours crée par ce qu’il « transmet » l’être et cette transmission est création puisqu’elle crée un nouvel être capable ensuite lui-même de créer. L’être s’entend ainsi à plusieurs niveaux et ce faisant on comprend donc comment va se résoudre la problématique imposée par les sophistes et la résolution de l’aporie que ces derniers ont imposé aux philosophes à la suite de l’affirmation Parménidienne.
Le vrai est donc accord de la chose elle-même. Cela est bien indiqué dans le texte. La « chose » accordée est celle qui « dès qu’elle est » est sur « quelque chose ». Elle ne porte pas sur rien. Cette concomitance entre l’apparition de la chose dés qu’elle est « forcément » sur quelque chose est une manière de détordre un argument sophistique toujours possible. Pour qu’une chose soit ne fallait-il pas de l’être or si l’être n’était pas comment le produire ? L’étranger déjoue par avance l’argument en expliquant précisément comment l’accord est en fait circulaire : dés que la chose à de l’être, elle repose sur autre chose. Elle se crée son propre support et c’est ce support qui imprime sa marque à l’être qui se déploie et ainsi de suite. L’être du discours se construit donc progressivement. Mais il ne peut se construire ainsi que si à l’origine les « bonnes intentions » existaient entre celui qui écoute et celui qui parle ; ce qui était le cas entre l’élève Théétète désireux d’apprendre et le professeur « étranger » désireux d’apprendre à l’autre et d’apprendre de lui. Le construit s’élabore en se construisant et ce qui se construit permet de construire à nouveau en un cercle vertueux supposant et constituant cet accord de la chose qu’implique le vrai qui est donc impossible pour les êtres « vides », vides d’intention, vides de cause, vide de regard et de conscience.
Le vrai suppose cependant aussi, nous le savons la cohérence à l’intérieur du discours, entre les signes « vocaux » .(262d).
Le vrai c’est également un accord entre cette chose accordée et ce discours lui-même accordé en interne. En d’autres termes, dire que Théétète est en train de voler au moment où les deux interlocuteurs se parle ne peut prétendre constituer un discours vrai.
Il est aussi accord entre ce que l’on prétend être et ce que l’on est réellement en acte. Théétète se prétendait « écoutant », élève, il l’est devenu. Il écoute, questionne, n’a plus peur et est avide d’apprendre en acte désormais et non plus en puissance. L’étranger lui-même se prétend enseignant. Il entend donc transmettre et c’est pour cette raison qu’il demande à présent à son élève de s’exercer.  Il peut lui dire désormais « c’est à toi de me le dire ». L’élève peut désormais s’exprimer et il a compris car il n’est pas arrogant et affirme modestement qu’il fera « comme il pourra ».
Le vrai est également accord entre ce que l’on fait et ce que l’on prétend faire.
L’étranger voulait apprendre, faire comprendre à son élève, faire disparaître la peur en lui, celle-ci a progressivement disparue. Il voulait et prétendait surtout commencer à « entrevoir » la solution au problème qui se posait.
Le problème était le redoutable dialogue avec les sophistes, capables de déjouer les arguments les plus subtils. Ceux-ci ont été ainsi démasqués sans pour autant que ceci se fasse dans la brutalité ou l’intolérance en accord avec les thèses défendues par Platon sur le mal comme ignorance. Il était surtout que ceux-ci prétendaient qu’ils ne pouvaient tenir des discours faux, le faux n’existant pas puisque le non être n’étant pas au sens que Parménide avait soutenu dans le discours de ce nom.
L’étranger commence à montrer comment sera résolue l’aporie : le non être peut parfois ne pas être. En effet il est plusieurs niveaux de l’être . Il y a l’être intelligible et sensible, l’être en acte et l’acte en discours, l’être entendu dans ses divisions interne, l’être de la chose et l’être du mot, l’être du discours, l’être de l’ « internité » de la chose. Le discours du sophiste existe parfois sur certains de ces êtres mais non point dans tous. Il y a parfois du désaccord en lui et ce désaccord provoque du non être et ce à l’infini.
*****
En conclusion, en commençant le discours l’étranger avait indiqué qu’il avait « entrevu » la solution au redoutable problème posé par les sophistes et que celui-ci passait préalablement par l’étude des mots. Penser implique entrer dans les mots, indiquera par la suite Hegel. Pour ne pas se laisser ainsi subjuguer par les sophistes, Platon montre ainsi la voie que la philosophie se doit de prendre. Elle doit toujours et encore entrer dans les mots. Mais y entrer ne signifie pas se contenter de « définir » car définir c’est finir un peu. Entrer en eux c’est véritablement les vivre et les faire vivre pour que l’être soit et ce qui est puisse être, créant ainsi ces accords, déjouant les disharmonies et les discordances que le sophiste se plaît parfois à utiliser, s’insinuant dans les failles et les méandres. Ceci n’implique pas , pour autant occulter les failles mais au contraire les admettre, comme Socrate et les siens ont su le faire, pour tenter justement de les résoudre avec ceux qui veulent honnêtement apprendre en tous les sens du terme.


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