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Roman bref de Michel Robic (lecture d'Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

Robic Michel  Le roman tel que le conçoit Michel Robic est un espace fictionnel cadré-cadrant où se pense et se réalise une possibilité romanesque d’une exigence extrême. Le titre de ce récit ne renvoie ni aux personnages, ni aux décors, ni à un thème, ni à la diégésis : il déplace l’attention du lecteur vers le nom d’un genre qui, caractérisé par son rapport au temps, affirme qu’il doit dire et raconter dans un devenir temporel mesuré s’apparentant à ces contes allemands qu’on appelle Märchen. Roman bref, donc, désigne la forme par laquelle le récit construit la fiction de cette fiction qu’est la réalité : celle que le songe dessine et fait advenir. Réalité toute nervalienne, puisque le centre de suspens du réel, sa force d’aimantation et la fascination qu’il exerce tiennent à sa capacité hallucinatoire troublant les repères binaires auxquels la rationalité voue le sujet. Mais cette aura magique est rompue — il y a en effet quelque chose d’abrupt dans ce Roman non déterminé par un article — et démultipliée par la fragmentation que la langue impose au récit de cette expérience : la brièveté se révèle cassante, et éparpille en mille morceaux ce miroir que Stendhal disait promener le long d’un chemin. La fiction réinventée par Michel Robic est la trace, le reste, le lambeau d’un récit incomplet qui a pris acte d’un réel lui-même fractionné, et par là identifié comme impossible : « La nuit venait. On hésitait, saisi d’appréhension, menace de l’obscurité, ne sachant trop sur quelle image clore. Pupilles agrandies    de nouvelles taches portées    ombres sensibles     distorsions de lignes    abandon ». Le crépuscule qui noie le paysage peut être assimilé, métaphoriquement, aux ténèbres qui enveloppent désormais tout écrivain de fiction. À quelles conditions écrire aujourd’hui ? Comment faire acte de notre cécité ? Quelles mises au point, au sens presque photographique du terme, sont encore possibles ? La nyctalopie découvre-t-elle une imposture ? Ce nom, Roman, recherche alors avec passion ce qu’il peut encore refléter d’un réel déchiré qui maintient malgré tout une exigence et un devenir littéraires : l’espace d’une exposition (roman), le temps d’un récit (bref), le croisement de ces deux données dans un espace-temps finalement indéterminé. « En ce temps-là, les monstres, on ne les voyait plus brouter. Il y avait même des garçons pour soutenir qu’ils avaient disparu » (partie I) ; « Du jour où j’avais basculé dans ce monde, je revoyais des passés qui n’étaient pas toujours le mien mais paraissaient le prolonger si miraculeusement par delà les contradictions et tous les démentis de faits qu’il y avait certes là plus qu’une série d’étonnantes coïncidences […] » (partie II) ; « La nuit se prolonge. Nulle splendeur en cela. À grand’peine voit-on quelques points de lumière et entend-on des pas, qui ne seront jamais comptés. Aucune splendeur, mais peut-être des tours magiques. Notre dernier espace parcouru de caprices — d’un autre âge : ils nous feront douter de ce temps » (partie III).
   
Le roman ne se dérobe donc pas à l’histoire, au mythe, à la légende, au passé et aux figures mythiques qui l’ont consolidé comme forme imprenable. Mais il invente un dispositif « de peu de durée », transitoire donc, éphémère, momentané, également tranchant et sec : trois parties, trois fragments, qui organisent une matière verbale livrée, peut-être, à elle-même dans un premier travail remontant à plus de quarante ans. Le texte s’achève en effet sur la mention de deux datescouplées, avril 1963-mars 1964, juin-août 2008 : l’écrivain a dû laisser du temps au temps pour qu’advienne la juste brièveté, la coupure tranchante qui démonte le palimpseste du souvenir. Accepter que le texte soit un tissu déchiré, agrandir et déformer ces entailles, ajourer le verbe pour qu’il laisse passer non pas la lumière, mais une obscurité scintillante, concevoir une syntaxe dont la respiration s’articule aux blancs, positionner les énoncés dans l’interlude des vides. Alors ce récit d’initiation peut reconstruire un topos romanesque, celui de l’amour fou (la rencontre amoureuse, la séparation par la mort, la recollection du souvenir par un sujet livré à ses propres fantômes), dans une langue précise et brusque, descriptive et sèche : une syntaxe qui dirige son rêve plutôt qu’elle ne le subit. Roman bref, autrement dit roman tissé des fils de l’absence, du manque, de l’impossibilité de dire ; roman s’autorisant fidélité à ces blessures ; roman jusque dans l’accord au silence momentané, auquel place est faite par le recours aux espaces, aux blancs et aux vides qui circonscrivent toutes les pauses dont la parole se nourrit. Silence qui est, sans doute, encadré, à défaut d’être comblé, par la musique, ainsi que le souligne la dédicace au compositeur néerlandais d’origine allemande Konrad Boehmer.
  
Roman, certes. Roman conté, conte romanesque et pictural dans la première partie du texte, puisque la géographie est magique, la nature fastueuse, les personnages entreprenant une quête dont les motifs restent inconnus. Roman d’analyse et d’aventure statique ensuite, centré sur un narrateur artiste qui (se) voit, observe, et recompose sous l’influence d’une Muse disparue : un narrateur à jamais dépendant d’une Ophélie/Aurélia/Nadja qu’il ne peut arracher à la mort, narrateur voyageur qui voit s’éloigner la possibilité du récit, du rêve et de l’amour incarné, narrateur subitement distancié qui se perçoit comme un personnage extérieur pour lequel s’impose le « il ». « Il s’aventure dans les roseaux du marécage qu’il accepte, à ce point de son récit. Je le crois. J’ai reconnu cela, le jardin de plaisance, le cœur du petit bois, les variations. J’avais imaginé un espace ». Roman élégiaque enfin dans sa dernière partie, mais qui décape la plainte et maintient la vérité comme une exigence intériorisée, tendue, ravivée par la conscience de la supercherie probable, menaçante : « Tapotement transmis le long des tuyauteries, repris à chaque éloignement, se répètent en boucle sans fin des répertoires de mots d’angoisse : sang, absorbe, même morte, pupilles, visage, suspens, yeux, pénétrés, dans, ou, pour, mon, moi, que, de, massacre, élargir, toi, tu, tout, vagues, souffle et quelques autres. Tout se ferme, l’artère, et la porte réapparue s’abat. Terre. Les insectes s’envolent, laissant à d’autres le soin de nettoyer la place ».
   
Roman bref tranche dans le vif de la conscience de la langue et de l’histoire de la littérature. Il donne à entendre une histoire morcelée qui, entre la vie et le rêve, le songe et le réel, rend compte de la dimension fictive du je, et, parallèlement, de l’authenticité du il romanesque. Chimère parmi tant d’autres, le roman travaille à libérer tous ces captifs anonymes sur lesquels s’achève ce texte hanté.
 
 
Contribution d’Anne Malaprade
 
 
Michel Robic, Roman bref, Albertine, 2010, 46 p., 10 €


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