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Cercles/Fictions

Publié le 25 février 2010 par Belette

Joël Pommerat présente aux Bouffes du Nord, le magnifique théâtre de Peter Brook, un spectacle qu’il a écrit et mis en scène à partir d’histoires vraies qui le touchent d’une manière ou d’une autre. Cercles/Fictions est un mélange de vies, de présent et de passé, de vraisemblable et d’extraordinaire, de réel et d’onirique, mais aussi un mélange de points de vue. Lumière et disposition scénique permettent une multiplicité de regards inédite ; Pommerat lie dans un même mouvement paradoxal constellation et unicité, fragmentation et centralité.

Cercles/Fictions

Une fois n’est pas coutume, les Bouffes du Nord sont refermées sur elles-mêmes : à la place du traditionnel fond de scène sont installés des gradins. Les acteurs jouent au centre d’une sorte d’arène, au beau milieu d’un public qui ne laisse d’espace que pour leur permettre d’entrer et sortir en silence. Le cercle, c’est d’abord celui que forme les spectateurs dans le théâtre, instaurant un angle de perception de 360°. C’est la première fois que Pommerat expérimente un tel dispositif scénique, explique-t-il dans la brochure de présentation. Comme si tout d’un coup, la mise en jeu de l’acteur était décuplée : plus de mur du fond pour protéger et garantir la fiction. Le corps de l’acteur est lui aussi à 360° ; le voilà soudain exposé dans son entièreté. Il est toujours forcément au centre du cercle, lequel est renforcé par les lumières et, à l’occasion, une boule à facettes.

Une boule à facettes pour éclairer une boîte de nuit ou un cabaret, dans lequel un vieux monsieur organise un jeu dont nous sommes les participants ; des lumières pour créer une forêt, un escalier, un parking, une salle de réunion, un terrain vague. La boule à facettes renvoie la lumière vers nous, et fait croire que la lumière vient de son centre, tandis que les projecteurs confèrent au contraire une direction fixe aux rayons de la périphérie vers le centre. Un dernier cas de figure vient compléter le tableau : parfois la lumière elle-même est un cercle. Le public en est à l’extérieur, les comédiens à l’intérieur. Pommerat et son équipe créent ainsi un jeu subtil de la frontière, qui inclue/exclue, centre/décentre en permanence.

L’autre frontière, c’est celle, tout aussi floue, qui existe entre le réel et la fiction. Un chevalier au Moyen Âge, un homme d’affaires en 2010, une maisonnée pendant la Première Guerre Mondiale ; des chômeurs et un chef d’entreprise, un chef d’entreprise et des clochards, deux clochardes et un jeune homme ambitieux, un jeune homme et sa femme, une femme et sa servante, une servante et son mari, le mari et le maître… C’est toute une constellation de situations sociales qui nous sont montrées. Affaires de classes ? Plutôt affaire de rencontres et de tensions, de conventions et de désirs, de flux et de reflux. Au début, le chef d’entreprise fait la leçon, à la fin il supplie pour sauver son fils malade. Les époques sont juxtaposées, la chronologie de l’Histoire et des histoires est brisée. Aux spectateurs de faire les liens qu’il voudra entre elles. On décèle des constantes : tel acteur jouera plutôt tel type de rôle, telle lumière accompagnera tel type de situation… Mais au final, à chacun de se constituer sa propre histoire, à travers les multiples récits qui lui sont proposés ; parmi l’enchevêtrement de l’imaginaire et du réel, à chacun de croire ou de ne pas croire, de voir ou de ne pas voir. Pommerat laisse le choix.

Cercles/Fictions

Photo © Élisabeth Carecchio

Le spectacle parvient à donner l’illusion d’un centre rassurant et unificateur à la fiction, tandis qu’il ne cesse de le contourner, le traverser, pour enfin le décentrer par rapport à lui-même. Rien à voir avec un théâtre « postdramatique » où l’action dramatique et théâtrale est éclatée, où le centre est de toute façon absent, et où c’est cette absence précisément qui fait problème. Pommerat ne vide pas le théâtre de son centre de gravité, il l’exhibe au contraire, le désigne tout au long du spectacle… et pourtant le pluriel demeure. Cercles/Fictions est tout entier contenu est dans le « / » et dans les « s ».

Le cercle nous échappe, la fiction est douteuse. Comme si le retour au dramatique ne pouvait pas se faire sans être sapé de l’intérieur. Comme si l’envie de reconstruire une histoire, une logique, une cohérence au sein d’un paysage théâtral « postdramatique » ne pouvait se réaliser sans un questionnement interne qui brouille les pistes, remet les frontières en question, déplace le centre. Il me semble, et c’est une hypothèse toute personnelle, que ce genre de dispositif correspond bien à son temps : il traduit un désir de réinstaurer de la cohérence dans un monde atomisé. Il réinsuffle de la fiction et de la logique sur la scène tout en conservant un doute quant à la validité de cette logique. Il s’inscrit ainsi dans une contradiction entre volonté de reconstruction et conscience de la fragmentation – on voit ça en jazz, notamment, avec le retour en force d’une mélodie déconstruite de l’intérieur, comme sujette à caution (un bon exemple : Ways Out, quartet de Claude Tchamitchian). C’est ainsi que le centre du spectacle, alors qu’il paraissait évident, nous échappe constamment. Impossible de recoller les morceaux, on ne peut que serpenter dans un labyrinthe qui n’est finalement constitué que par nous-mêmes.

* * *

N.B. : le théâtre « postdramatique » est né de la théorisation qu’en a faite Hans-Thies Lehmann dans le livre du même nom (L’Arche, 1999), et est sujet à controverse. De fait, c’est une catégorie qui renferme toutes sortes de théâtres, ce qui la rend peu rigoureuse. En gros, le théâtre « postdramatique » déconstruit la logique fictionnelle, introduit d’autres arts sur la scène (musique, danse), privilégie la présence de l’acteur au détriment de la construction du personnage, et remet en question la perception théâtrale (rythme lent, fragmenté, ton neutre, etc).



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