Dès le titre du livre de Françoise Clédat, on est confronté à
la question du déplacement qui va
agir en permanence sur la lecture.
De quoi ne s’agit-il pas ici, serait-on tenté d’écrire ! Il y aurait
Turner, il y aurait un père (père de qui ou pour qui ?), mais aussi l’écrivain
Kathy Acker. Il y aurait poème et biographie, réflexions sur la peinture et
cette méditation sur la mort qui hante la vie et l’œuvre de Françoise Clédat.
On pourrait aussi placer en-tête d’une tentative d’approche de ce livre, les deux
mots qui ferment le premier texte : « résiste »,
« décompose ». En quoi il y a bel et bien ici travail de poésie, puisqu’il
s’agit de tenter de dire quelque chose d’un réel profondément composite et
composé à l’aide des ressources d’une langue.
Alors, Turner ? Oui, Turner, indéniablement. Il est présent tout au long du
texte par le biais d’une mince colonne, à gauche de chaque page, où revient
constamment le mot Tunermonpère, en
gras, dans une sorte de répétition et d’approche qui font penser aux Bien-aimé(e)s de Liliane Giraudon, dont
Françoise Clédat dit dans ses remerciements à quel point ils la
« stimulèrent » dans son « approche biographique » :
« les mains de / Turnermonpère / mélangeant
les / jaunes de chrome / dans un seau ».
Turner est là et bien là au travers d’une collection de faits composant un
récit biographique éclaté. Une recherche historique véritable préside
incontestablement à cette évocation dans laquelle les noms des tableaux du
peintre jouent un grand rôle.
Mais si Turner est là, il n’est pas tout seul et c’est sans doute une des clés
de ce livre. Qui dirait tout autant notre façon d’être au monde et de vivre
notre vie. Un vécu qui traverse en permanence, parfois dans le même moment, des
champs hétérogènes. Turner, oui, mais Turner et la vie de tous les jours,
Turner et la vie du monde d’aujourd’hui avec ses drames qui affleurent par
moments, Turner et le père. Père de qui, et pour qui, là aussi rien d’univoque,
le père est à la fois le père de l’auteur, déjà très présent dans son précédent
livre EtnaXios, mais aussi le père d’Evelina et Giorgiana
Turner. Françoise Clédat nous parle dans le même mouvement de son propre père,
creuse une possible identification de son père réel et de Turner, lui-même père
d’Evelina et Giorgiana, les oppose et les superpose, incessamment dans une
sorte de réversibilité troublante et féconde que dit le livre, que disent les
mots et les dispositifs typographiques
(monpère ↔Turner)
de ce qu’il n’ont pas été
à partir
de ce qu’ils furent
l’amoureux
apparentement
quadrature du même son contraire
voie (ou voix)
l’inatteint
en soi plus vaste que soi
(Turner ↔ mon père)
Tous les mots font signe et sens ici. Accomplissement ou non-accomplissement,
réalisations et empêchements d’une destinée (celle de Turner ne fut pas simple jusqu’en
son retrait total des dernières années de sa vie), voies empruntées ou refusées,
voix entendues et plus que tout cet « en soi plus vaste que soi » qui
peut parfaitement constituer une clé pour lire ce livre. Le moi s’efface, les
identités se fondent les unes dans les autres, le seul fil d’Ariane dans ce
labyrinthe serait Turner, Turner comme un fil, Turner comme une lampe, Turner
tissé à la trame des jours qu’il occupe, le temps d’un livre et d’une recherche
de plusieurs années, temps traversé par ce qui advient, dans la vie de
l’auteur, mais à peine évoqué. Comme disait Antoine Emaz récemment : « effacement
de ce qui renvoie à du particulier, travail de funambule entre le pas assez
s’effacer et le trop effacer qui fait alors perdre le vivant, le vif, le
sensible du poème. » (voir ici)
Autre lecture possible : Françoise Clédat donne à comprendre, par ce texte
exigeant, à quel point les artistes -peintres surtout pour elle depuis
toujours, musiciens, écrivains- font partie intégrante de la vie de certains
d’entre nous, en quoi ils sont présences et frères ou sœurs, éclairant le
chemin, se mêlant à nos jours, susceptibles d’aider à supporter mais aussi à
comprendre le temps présent. Elle donne aussi à pressentir comment se priver de
ces présences intérieures essentielles, comme le font tant de contemporains,
est s’amputer d’une chance.
La conscience humaine est un flux permanent et charrie des matériaux
profondément hétéroclites, hétérogènes. Trier serait gauchir. Françoise Clédat
montre ici comment tout se répond, comment ce désordre apparent est porteur
d’une fécondité. Comment notre langue nous permet de faire entrer ces éléments
disparates en résonance. Nous autorise en quelque sorte à associer Turner à
notre père, à devenir Kathy Acker, à jouer de tous ces « amoureux
apparentements » avec les œuvres et les êtres que nous rencontrons, qui
nous sont échus.
Une Baie au loin est un ouvrage à la
construction complexe, qui ne se donne pas en une seule lecture, il s’en faut
de beaucoup, mais qu’on peut aussi ouvrir au hasard, sûr d’y trouver dans une
seule page de quoi nourrir la pensée, la réflexion, un livre qui pratique en
permanence le déplacement entre les époques, entre les identités, entre les
lieux, entre le réel et le fictif, entre le réel de la vie quotidienne et les
paysages peints, entre l’actualité et l’art.
Livre qui donne le sentiment d’accueillir sans opérer un tri frustrant et aliénant
la vérité d’une conscience, dans cette part que l’on peut tenter d’exprimer
avec les ressources des mots, de la syntaxe, de la composition typographique.
Par Florence Trocmé
Françoise Clédat
Une Baie au loin
(Turnermonpère)
Tarabuste, 2009
13 €