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Pourquoi faut-il philosopher ?

Par Ameliepinset

Exposé sur le §122 de la Lettre à Ménécée d’Épicure

«Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n’est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l’âme. Celui qui dit que le temps de philosopher n’est pas encore venu ou qu’il est passé, est semblable à celui qui dit que le temps du bonheur n’est pas encore venu ou qu’il n’est plus. De sorte que ont à philosopher et le jeune et le vieux, celui-ci pour que, vieillissant, il soit jeune en biens par la gratitude de ce qui a été, celui-là pour que, jeune, il soit en même temps un ancien par son absence de crainte pour l’avenir. Il faut donc méditer sur ce qui procure le bonheur, puisque, lui présent, nous avons tout, et, lui absent, nous faisons tout pour l’avoir.»

Pourquoi faut-il philosopher ?

Le texte que nous allons étudier est le paragraphe sur lequel débute la célèbre Lettre à Ménécée d’Épicure. Diogène Laërce dit d’Épicure, dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres (1), qu’il était un écrivain très fécond et était l’auteur d’environ trois cents ouvrages. Hélas, il ne nous reste à disposition de l’œuvre d’Épicure seulement quelques sentences et maximes, ainsi que trois lettres se rapportant chacune respectivement à l’une des trois parties de la philosophie épicurienne (la physique, la canonique et l’éthique). La Lettre à Ménécée est celle qui traite de l’éthique.

C’est une doxa courante de la foule que de critiquer la philosophie en lui reprochant de ne servir à rien. Certains philosophes répondent à cette critique que la philosophie ne sert effectivement à rien d’autre qui lui est extérieure, mais que cela ne la dévalorise pas pour autant, au contraire même, car ils soutiennent que cela veut dire que la philosophie n’est pas un moyen subordonné à de quelconques finalités utilitaires et qu’elle est à elle-même sa propre fin et donc est dotée d’une valeur intrinsèque. Épicure ne peut se satisfaire d’une telle réponse pour défaire les présomptions fausses de la foule. Il rédige une lettre à son disciple Ménécée avec pour objectif de répondre de manière consistante à l’interrogation «pourquoi faut-il philosopher ?».

Trois champs principaux d’interrogations guideront notre lecture de cet extrait de la Lettre à Ménécée.

➟ Tout d’abord : qui peut et doit philosopher ? y a-t-il un âge pour philosopher ?

➟ Ensuite : en quoi peut-on apparenter la philosophie à une médecine de l’âme ? quels maux vise-t-elle à soigner ?

➟ Enfin : de quelle manière la philosophie parvient-elle à un jouer un rôle pour mener une vie bienheureuse ? qu’est-ce qu’une vie bienheureuse ?

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Nous pouvons tout d’abord remarquer que la Lettre à Ménécée s’ouvre sur une injonction à philosopher : «Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni vieux, ne se lasse de la philosophie». À la question «qui peut philosopher ?», Épicure n’exclut personne du potentiel philosophe. La double-négation «que nul… ne…» souligne l’idée qu’Épicure exhorte sans exception tout le monde à philosopher, et ce à tous les moments de la vie.

En soutenant cette thèse, Épicure s’oppose à deux thèses distinctes.

D’une première part, il s’oppose à une conception élitiste de la philosophie telle qu’ont pu la soutenir Platon et Aristote, qui la réservaient à ceux qui avaient du loisir (scholè), c’est-à-dire du temps libre, pour s’y consacrer. Au livre VII de La République, Platon, par l’intermédiaire de la voix de Socrate, présente le programme d’enseignement idéal des futurs gardiens de la Cité et se demande «à qui nous donnerons ces enseignements, et de quelle manière» (2) (535a). Platon développe un rigoureux programme de sélection des gardiens pour donner réponse à cette question. Dans un premier temps, il faut rappeler que selon Platon certaines personnes seraient dotées d’un «naturel» philosophe. Épicure, en ouvrant son école philosophique, «le Jardin», aux femmes, aux prostituées ou encore aux esclaves, soutient à l’opposé de Platon que tout le monde est capable de philosopher, quelque soit sa condition initiale. Dans un second temps, il faut remarquer que, selon Platon, l’étude de la philosophie doit être précédée par un long cursus d’éducation. L’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la science de l’harmonie constituent en effet la propédeutique indispensable à l’étude de la philosophie. Ce n’est qu’à cinquante ans que ceux qui seront parvenus à endurer la formation propédeutique pourront enfin se consacrer à philosopher (540a). En revanche, Épicure rejette absolument cette idée selon laquelle la philosophie nécessiterait un quelconque enseignement préalable et ne pourrait être pratiquée qu’à partir d’un certain âge. C’est une «éthique d’extrême urgence» que nous présente Épicure, il n’y a pas d’âge pour philosopher et il faut s’y mettre le plus tôt possible. Avec Épicure, la philosophie revêt un caractère véritablement populaire. Pour cela, il convient de préciser qu’Épicure récuse la conception de la philosophie comme une érudition savante. Cela signifie que philosopher ne correspond pas à accumuler le maximum de connaissances encyclopédiques extérieures. La philosophie, du grec philosophia, n’est ainsi plus comprise comme amour du savoir en tant que tel, mais comme amour de la sagesse. Philosopher, c’est donc pratiquer une sagesse en se concentrant sur soi, c’est-à-dire sur son intériorité.

D’une seconde part, Épicure s’oppose à Calliclès, qui, dans le Gorgias de Platon, soutient que la philosophie est «une chose charmante, à condition de s’y attacher modérément, quand on est jeune ; mais si l’on ne passe plus de temps qu’il ne faut à philosopher, c’est une ruine pour l’homme» (3) (484c) car la philosophie éloignerait des «vraies affaires» de la vie (484d). La réponse de Socrate à Calliclès se trouve dans le mythe d’Homère (523a-b) qui expose que les hommes qui ont mené une vie de justice (et ont pour cela nécessairement philosophé en contemplant l’Idée intelligible de justice) iront sur l’île des Bienheureux tandis que ceux qui ont mené une vie sans justice seront condamnés et punis à la prison qu’est le Tartare. Si cette réponse apparaît assez peu convaincante, la réponse que pourrait adresser Épicure à Calliclès apparaît bien plus pertinente puisqu’il ne justifie pas la philosophie par ce qu’elle apporterait dans une hypothétique vie de l’au-delà, mais par son intemporelle nécessité dans la vie ici-bas. Il convient de préciser davantage la conception de la philosophie chez Épicure. La philosophie antique ne se réduit pas seulement à un discours ou une théorie, mais désigne avant tout une manière de vivre (4). La philosophie d’Épicure peut se présenter en un système gradué tel que : la théorie est le premier et le plus inférieur degré, l’éthique est le deuxième et intermédiaire degré, la vie du philosophe est le troisième et suprême degré (5). Nous pouvons donc dire que philosopher, ce n’est pas s’éloigner de la vie mais c’est apprendre à bien vivre.

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Épicure donne ensuite son argument intermédiaire pour justifier son injonction à philosopher. Il faut toujours philosopher «Car il n’est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l’âme». La philosophie apprend à bien vivre en ceci qu’elle apporte la santé à notre âme. Ceci est une caractéristique commune aux philosophies antiques, la philosophie épicurienne est ainsi appréhendée comme une médecine de l’âme (6). La philosophie apparaît comme une éthique d’extrême urgence car «il ne faut pas faire de la philosophie pour l’apparence, mais sincèrement, car nous n’avons pas besoin d’une guérison apparente seulement, mais d’une guérison réelle» (Sentence vaticane 54). Si le philosophe est un médecin, il établit en premier lieu un diagnostic. Quel est ce diagnostic ? Épicure pose le constat que les hommes sont malades de l’âme. Plus précisément, nous pouvons nous demander : quels sont les signes et symptômes qui montrent qu’ils sont malades ? Les hommes sont pathologiquement affectés par des troubles en raison de leurs craintes. Quel est le contenu de ces craintes ? Les hommes ont quatre types de crainte : ils craignent les dieux, la mort, le fait de ne pas avoir ce qu’ils désirent, le fait de souffrir (cf. suite de la Lettre à Ménécée).

Nous pouvons relater le fait que le nom d’Épicure est une traduction du grec Epikouros, qui signifie «celui qui secourt». Nous pouvons dire en quelque sorte qu’Épicure incarne la fonction du médecin de l’âme qu’il attribue à la figure du philosophe en général. La philosophie est traversée par une vocation missionnaire de soigner les maux de l’âme des hommes (observons au passage que si nous ne pouvons pas réserver la philosophie à une minorité, c’est parce qu’il y a une majorité d’hommes malades).  Épicure écrit d’ailleurs qu’«il est vide, le discours du philosophe qui ne soigne aucune affection humaine. De même en effet qu’une médecine qui ne chasse pas les maladies du corps n’est d’aucune utilité, de même aussi une philosophie, si elle ne chasse pas l’affection de l’âme» (Us 221).  Nous pouvons relever dans cette citation que le moyen auquel recourt le philosophe pour soigner l’âme humaine est le discours, en grec le logos. Le discours du philosophe n’est pas gratuit, il ne vaut que s’il produit un effet libérateur sur l’auditeur ou le lecteur. L’enjeu du discours philosophique est d’ordre vital. Nous devons souligner que l’usage du logos n’est pas sans risque : de même qu’une mauvaise posologie des médicaments prescrite par le médecin peut entraîner une aggravation de notre santé, le logos est un pharmakon, c’est-à-dire qu’il peut se révéler tantôt un remède, tantôt un poison (7). Dès lors, il convient de se poser la question suivante : comment doit agir le logos pour qu’il soit un véritable remède ? Les hommes sont affectés par des craintes en raison de leurs «opinions vides». Par conséquent, le discours philosophique doit viser à «remplir» les opinions vides des hommes (et non en apporter de nouvelles comme le font les sophistes), il les rend consistantes par l’apport des connaissances acquises notamment par la canonique et la physique, qui apprennent par exemple que les dieux étant impassibles, ils ne se préoccupent pas des actions humaines sur Terre et qu’il n’y a pas lieu de les craindre ou encore que la mort étant la fin de toute sensation, elle ne peut donc faire souffrir. En outre, il faut être prudent quant au fait de ne pas dépasser la dose prescrite car au-delà d’un certain seuil, l’étude théorique sur la nature devient une pure affaire de sophiste (Sentence vaticane 45).

Nous voudrions aussi nous interroger sur la nature du «soigner philosophique». En effet, il existe deux manières distinctes d’apporter un soin à l’âme. La médecine de l’âme qu’apporte la philosophie est-elle préventive ou curative ? En d’autres termes, s’agit-il d’une diététique ou d’une thérapeutique (8) ? Comme nous avons constaté que les hommes étaient malades, la philosophie agit nécessairement au moins en premier lieu comme une thérapeutique, il s’agit de guérir les hommes en curant leurs pathologies. Une fois que les hommes auront retrouvé la santé, la philosophie pourra ensuite s’avérer être une diététique, c’est-à-dire servir à maintenir la santé des hommes. Au-delà de la différence de nature dans le soin qu’elles apportent, une thérapeutique se distingue d’une diététique au niveau de la nature du rapport médecin/patient. Dans ses Tusculanes (9), Cicéron souligne une difficulté concernant la simple constatation que notre âme est malade : en effet, si l’âme peut constater la maladie du corps, le corps ne sait en revanche pas constater la maladie de l’âme, et c’est paradoxalement à l’âme de juger de son état alors que sa faculté de juger est altérée. C’est pourquoi le philosophe, qui a l’âme saine, a cette double-fonction d’éveiller les hommes à l’idée que leur âme est malade ainsi que de leur prescrire les remèdes pour s’en sortir. Une fois qu’ils auront retrouvé la santé, les hommes pourront ensuite eux-mêmes s’auto-prescrire les soins nécessaires à la conservation de leur santé.

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Nous avons vu que la pratique philosophique s’adressait à tous parce qu’elle permettait la santé de l’âme. Nous aimerions apporter encore davantage de précisions concernant la santé de l’âme et ce qu’Épicure a en tête lorsqu’il vise cette dernière.

La conception de la santé de l’âme par Épicure est définie par l’absence de trouble. D’où vient cette conception de la santé ? Il semble que cette dernière ait été influencée par la théorie des humeurs popularisée par le médecin grec Hippocrate, elle-même influencée par la théorie des quatre éléments développée par le philosophe présocratique Empédocle. Il existerait quatre humeurs : le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire. Est malade celui dont le jeu des humeurs est déséquilibré. À l’opposé, est en bonne santé celui dont les humeurs sont en harmonie.

À travers ces définitions de l’homme malade et de l’homme en bonne santé, nous devons remarquer que celles-ci font écho aux définitions de l’homme malheureux et de l’homme heureux. Ceci n’est pas anodin car si Épicure prescrit aux hommes de philosopher pour leur procurer la santé de l’âme, c’est parce qu’il pense que la santé de l’âme est la clef pour parvenir au bonheur. Dès lors, dire que la philosophie est une médecine de l’âme, c’est, par-là même, dire que la philosophie est l’ingrédient du bonheur.

«Celui qui dit que le temps de philosopher n’est pas encore venu ou qu’il est passé, est semblable à celui qui dit que le temps du bonheur n’est pas encore venu ou qu’il n’est plus» écrit Épicure. Cette équivalence entre «le temps de philosopher» et «le temps du bonheur» nous indique que le «philosopher» est compris comme le seul moyen du «bonheur». Ainsi, nous pouvons dire que l’activité philosophique est une condition à la fois nécessaire et suffisante du bonheur : celui qui ne philosophe pas ne peut jamais être heureux alors que celui qui philosophe est toujours heureux. Épicure observe en effet une simultanéité temporelle entre le «temps de philosopher» et le «temps du bonheur» puisqu’il dit que «Dans les autres occupations, une fois qu’elles ont été menées à bien avec peine, vient le fruit ; mais, en philosophie, le plaisir va du même pas que la connaissance : car ce n’est pas avoir appris que l’on jouit du fruit, mais apprendre et jouir vont ensemble» (Sentence vaticane 27). «Pourquoi faut-il philosopher ?», nous demandions-nous en introduction : selon Épicure, il faut philosopher car philosopher sert à être heureux.

Il convient de remarquer ici qu’en soutenant que l’activité philosophique tire sa valeur dans le fait d’être un moyen pour être heureux, Épicure s’oppose une fois de plus aux écoles philosophiques platonicienne et aristotélicienne. En effet, pour ces deux écoles philosophiques, la philosophie est perçue comme une activité libérale, c’est-à-dire une activité pratiquée pour elle-même, une activité pratiquée comme une fin en soi, ou pour le dire encore en d’autres termes, une activité dont la valeur est intrinsèque. Si nous avions relevé la faiblesse de la réponse de Socrate avec le mythe d’Homère pour justifier l’exercice de la philosophie, il faut nuancer ce propos en rappelant en fait que Platon ne juge pas important de justifier la philosophie autrement que par elle-même. De même, pour Aristote, la philosophie se constitue dans un mode de vie dit «théorétique», c’est-à-dire un mode de vie qui consiste à consacrer sa vie à un mode de connaissance qui vise le savoir pour le savoir en tant que tel.

En revanche, pour Épicure l’activité philosophique n’est pas une activité désintéressée. Dans la mesure où Épicure préconise de philosopher par intérêt et que la philosophie revêt de ce fait un caractère que nous pouvons qualifier d’instrumental, nous pouvons percevoir dans sa thèse les premiers germes de ce qu’on pourra appeler une doctrine utilitariste (10). Pour affirmer cela, nous devons également préciser la caractérisation épicurienne du bonheur. Il convient tout d’abord d’écarter deux interprétations erronées d’Épicure : celle de l’opinion commune qui fait de l’épicurisme un grossier hédonisme débridé et celle qui fait au contraire de l’épicurisme un ascétisme austère. Concernant cette dernière, il s’agit de comprendre qu’Épicure ne conceptualise pas le bonheur par sa seule acception négative qui le définit comme ataraxie, c’est-à-dire absence de trouble de l’âme. L’ataraxie n’est qu’une condition nécessaire permettant immédiatement une stabilité existentielle dont va résulter un pur plaisir d’exister, «un sentiment global, cénéstésique, de l’existence propre» (11).

Le plaisir est le maître-mot pour caractériser la philosophie épicurienne. En effet, le plaisir est l’intérêt que poursuit naturellement chaque homme. Le plaisir est le principe et la fin suprêmes de toute action. Le bonheur est alors conçu comme un état continuel de plaisir. De plus, précisons que pour Épicure, le bonheur représente le souverain bien, ou peut-on aussi dire le bien suprême, puisqu’il dit que «lui présent, nous avons tout, et lui absent, nous faisons tout pour l’avoir». La philosophie épicurienne peut être définie comme une doctrine eudémoniste, c’est-à-dire qu’elle considère que toute l’existence humaine est subordonnée par la recherche du bonheur, et donc par celle des plaisirs.

Cependant, il faut préciser qu’Épicure ne préconise pas de se laisser emporter par tout ce qui pourrait nous apporter de prime abord du plaisir. Pourquoi, bien que le plaisir soit le principe et la fin suprêmes de toute action, Épicure dit-il que «tout plaisir, cependant, ne doit pas être choisi» (Lettre à Ménécée, §129) ? Y aurait-il des plaisirs plus dignes que d’autres ? Non, il ne s’agit pas pour Épicure de déclarer qu’un plaisir aurait plus de valeur qu’un autre selon une quelconque hiérarchie axiologique déterminée déontologiquement. Aucun plaisir n’est choisi par principe a priori. Comment Épicure discrimine-t-il alors les plaisirs ? Le critère de détermination des plaisirs à choisir repose sur l’examen de ses conséquences. En ce sens, nous pourrions qualifier la philosophie épicurienne comme étant une doctrine conséquentialiste. Avec la philosophie, il s’agit de procéder à une arithmétique des plaisirs, c’est-à-dire qu’il faut calculer la durabilité des plaisirs. Par exemple, Épicure rejette tous les désirs non-naturels car ceux-ci sont, à l’image du tonneau percé des Danaïdes, insatiables et il réduit l’importance à accorder aux désirs naturels non-nécessaires de sorte de ne pas s’en rendre esclaves. Les seuls désirs à satisfaire sans exception sont les désirs naturels et nécessaires car ceux-ci étant satiables, ils apporteront un état plaisant de repos dès lors qu’ils seront satisfaits. De plus, en restreignant la liste des désirs à satisfaire, Épicure facilite et rend possible pour tous l’accès au bonheur puisque les biens à acquérir pour cela ne sont pas des biens rares et chers qui ne seraient réservés qu’à une élite de la population. Nous pouvons qualifier la philosophie épicurienne comme soutenant un mode de vie basé sur la tempérance. Selon Épicure, philosopher, c’est mettre en œuvre une phronêsis, c’est-à-dire une prudence, une sagesse pratique.

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Après avoir soutenu d’une part que tant le jeune que le vieux pouvaient et devaient philosopher et d’autre part que la philosophie était une médecine de l’âme, ce qui permettait ainsi à l’homme d’accéder au bonheur, il s’agit maintenant de combiner ces idées et se demander : dans la mesure où jeunes et vieux ne sont pas dans la même situation pour parvenir au bonheur, de quelle manière les remèdes philosophiques s’adaptent-ils aux différents âges de la vie ? Épicure répond : «De sorte que ont à philosopher et le jeune et le vieux, celui-ci pour que, vieillissant, il soit jeune en biens par la gratitude de ce qui a été, celui-là pour que, jeune, il soit en même temps un ancien par son absence de crainte de l’avenir».

Commençons par analyser ce qu’apporte la philosophie à l’âme du jeune homme. Le jeune homme ne sait pas jouir du présent et ne songe exclusivement aux potentielles jouissances qu’il pourrait obtenir à l’avenir, or nous devons remarquer qu’à trop chercher un futur bonheur, on ne l’atteint jamais. La maladie de l’âme du jeune homme est donc de manquer de présence à soi. En fait, lui restant plus de temps à vivre que de temps durant lequel il a vécu, il concentre toute son attention sur l’avenir jusqu’à en oublier le présent et ne sachant point prédire l’avenir, il est angoissé à l’idée de ne pas savoir ce qui va advenir. Dès lors comment répondre à ce manque de présence à soi ainsi qu’à ses craintes de l’avenir ? S’agirait-il de conseiller au jeune de ne se préoccuper que de l’instant présent à la manière du carpe diem horacien qui appelle à cueillir le jour en se fiant le moins possible au lendemain (12) ? Non, car ce serait appeler à vivre dans la totale inconscience de l’avenir et cela irait en contradiction avec l’aspect conséquentialiste de la philosophie épicurienne.

La position du sage consiste non pas à ne se soucier exclusivement que de l’instant présent mais à s’élever lucidement au-dessus du seul instant présent pour adopter une vision globale de la temporalité dans l’objectif de concilier les jouissances du présent avec le souci de leurs conséquences dans l’avenir. Nous pouvons ainsi dire que la philosophie enseigne la maîtrise de la temporalité. Cette maîtrise de la temporalité immunise ainsi le jeune contre l’imprévisibilité de l’avenir qu’il craignait.

En outre, en s’adonnant à l’activité philosophique, le jeune va faire partie de la communauté philosophique formée par le Jardin d’Épicure, où il pourra construire des amitiés avec les autres membres de cette communauté, et cette présence d’amis rassurera la perception de l’avenir du jeune car nous sommes plus confiants lorsque nous traversons le chemin de l’existence en bonne compagnie que seul. L’amitié acquise grâce à la vie philosophique permet donc elle aussi de dissiper les craintes du jeune vis-à-vis de son avenir.

Passons maintenant à l’analyse de ce qu’apporte la philosophie à l’âme du vieil homme. À quoi peut servir la philosophie, en tant que maîtrise de temporalité, au vieil homme ? Le vieil homme, en ayant, grâce à l’enseignement philosophique épicurien, mené antérieurement une vie régulée de plaisirs simples, s’est en fait construit de cette manière un bonheur à l’effectivité pérenne. En effet, selon Épicure, la satisfaction des désirs naturels ne procure pas simplement un plaisir instantané mais garantit par avance une sorte de «plaisir par provision» (13). La philosophie épicurienne enseigne la pratique de la «réminiscence affective» : il s’agit de se concentrer sur son intériorité de sorte à se rendre disponible à la remémoration mentale des plaisirs vécus dans le passé. Un souvenir d’un moment de plaisir est constitutif de la continuité des plaisirs, c’est-à-dire donc du bonheur.

Quelques siècles plus tard, le célèbre poète italien Dante s’inscrira en faux avec l’effectivité de cette thèse de la «réminiscence affective» en écrivant qu’il n’existe «pas de pire douleur que de se souvenir des temps heureux dans la misère» (14). Mais nous pouvons trouver dans l’œuvre d’Épicure un argument pour répondre à cette contestation. Épicure explique en effet qu’«il faut guérir les malheurs par le souvenir reconnaissant de ce que l’on a perdu, et par le savoir qu’il n’est pas possible de rendre non accompli ce qui est arrivé» (Sentence vaticane 55). C’est pourquoi la situation la plus malheureuse n’est donc pas celle de celui qui a été au moins une fois heureux mais semble ne plus l’être — puisqu’il suffit à ce dernier de se remettre à philosopher en vue de se représenter à l’esprit le moment où il a été heureux pour le redevenir aisément —, mais celle de celui qui n’a encore jamais été heureux, c’est-à-dire à celle de celui qui ne s’est toujours pas mis à philosopher.

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Pour conclure, nous avons donc montré qu’Épicure exhortait tout le monde en tout temps à philosopher parce que les hommes sont malheureux et désirent naturellement être heureux, et que philosopher apaisait les troubles de l’âme humaine et permettait ainsi à l’homme philosophant d’accéder au bonheur. Le bonheur n’est donc pas un idéal inaccessible mais un objectif à portée humaine à la condition nécessaire et suffisante de «méditer sur ce qui procure le bonheur», c’est-à-dire de pratiquer un exercice réflexif, nommé en d’autres termes activité philosophique, sur les conditions du bonheur.

Cette Lettre à Ménécée facilite le chemin de la méditation car, au moyen de sa forme de résumé, Épicure met l’accent sur les principes essentiels à mémoriser et intérioriser. De cette manière, d’une part, le jeune trouvera une bonne initiation à l’apprentissage de l’éthique épicurienne. D’autre part, nous pouvons qualifier cette lettre en quelque sorte de sommaire aidant l’homme plus avancé à mieux se repérer dans la doctrine éthique développée par Épicure dans ses traités. Ceci permet ainsi au philosophe plus avancé de se représenter une vision globale de son éthique de sorte de ne pas s’y perdre. Cette lettre programmatique est donc bien utile à quiconque veut mener sa vie de manière saine et bienheureuse !

_________________________1 Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres – II, trad. Robert Genaille, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 223

2 Platon, La République, trad. Pierre Pachet, Paris, Gallimard – «folio essais», 1993, p. 392

3 Platon, Gorgias, trad. Monique Canto-Sperber, Paris, Flammarion – «GF», 2007, p. 216

4 Sur ce sujet, nous pouvons notamment renvoyer aux ouvrages de Pierre Hadot (Qu’est-ce que la philosophie antique ? ; La philosophie comme manière de vivre) et de Juliusz Domański (La philosophie, théorie ou manière de vivre ?).

5 Juliusz Domański, La philosophie, théorie ou manière de vivre ?, Chapitre I, 4, Fribourg, Éditions universitaires de Fribourg, 1996, p. 18

6 Sur ce sujet, nous pouvons notamment renvoyer aux ouvrages de Pierre Hadot (mêmes références que celles de la note précédente), d’André-Jean Voelke (La philosophie comme thérapie de l’âme) et de Jackie Pigeaud (La Maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique).

7 Sur ce sujet, nous pouvons renvoyer à l’analyse de Jacques Derrida, «La pharmacie de Platon» in Phèdre, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion – «GF», 2004

8 Nous reprenons cette distinction à partir d’Emmanuel Kant, «Manuscrit sur la diététique» in Écrits sur le corps et l’esprit, trad. Grégoire Chamayou, Paris, Flammarion – «GF», 2007, p. 165

9 Cicéron, Devant la souffrance – Tusculanes II & III, trad. Danièle Robert, Paris, Arléa, 1996, p. 61

10 Nous nous référons à la qualification exposée dans le commentaire de Jean-Marie Guyau, La morale d’Épicure, livre I, chapitre 3, La Versanne, Encre marine, 2002, pp. 75-86

11 Nous citons l’expression employée par Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, partie II, VII, Paris, Gallimard – «folio essais», 1995, p. 182

12 Horace, Odes, I, XI, trad. Claude-André Tabart, Paris, Gallimard, 2004, p. 75

13 Nous citons l’expression employée par Jean Salem, Tel un dieu parmi les hommes. L’éthique d’Épicure, Chapitre premier, 3, Paris, Vrin, 1994, p. 44

14 Dante, Divine comédie, Enfer, Chant V, 121, in Dante, Œuvres complètes, trad. Christian Bec, Paris, Librairie générale française – «la pochothèque», p. 619


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