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Une très agréable compagnie - Benoît Reiss - Compagnie de Joseph Tassël (Cheyne, 2009) par Antonio Werli

Publié le 01 mars 2010 par Fric Frac Club
Une très agréable compagnie - Benoît Reiss - Compagnie de Joseph Tassël (Cheyne, 2009) par Antonio Werli La collection « Grands fonds » de Cheyne éditeur (fondé par Jean-François Manier et Martine Mellinette au lieu-dit Cheyne, Chambon-sur-lignon, Haute-Loire) propose des textes qui dérogent à leur proposition originelle, la poésie. Cheyne éditeur va fêter ses trente ans cette année, et le catalogue discret et néanmoins vaste de ces artisans du texte et du livre (les ouvrages sont réalisés sur presses typographiques et les papiers soigneusement choisis) propose de nombreuses lignes de lecture, univers d'auteurs et écritures ciselées et mûres. Cheyne éditeur aura marqué les trois décennies passées dans le domaine poétique. A n'en pas douter marquera celles à venir. J'y ai lu avec un grand plaisir et une vive émotion des auteurs aussi divers et fascinants que Linda Maria Baros, Philippe Rahmy, Jacques Aramburu, Jean-Yves Masson, Mikaël Hautchamp, et l'exceptionnel Ils riaient avec leur bouche de Michel Thion...
Dans les « Grands fonds », on trouve des formes particulières, hybrides. La prose est à l'honneur, et le récit et la part auto-biographique en sont souvent les empreintes majeures, « en marge de tout genre littéraire codifié, des pages plus secrètes, témoins d'une vie qui s'inquiète et s'interroge ». Une très agréable compagnie - Benoît Reiss - Compagnie de Joseph Tassël (Cheyne, 2009) par Antonio Werli
Je me présente, je me nomme Joseph Tassël et j'ai trente-deux ans cette année. [...] Mes qualités sont l'écriture et la copie. J'écris très lisiblement et, sans vouloir me vanter, je suis très pointilleux, je ne fais que rarement des fautes d'orthographe.
Compagnie de Joseph Tassël de Benoît Reiss est publié dans les « Grands fonds ». Sorte de court roman, fabulation tout du moins (à noter que le précédent titre de Benoît Reiss chez Cheyne était L'Ombre de la fable - promenade tranquille autour des ruines d'une vieille chapelle où se joue toute la fantaisie d'une reconstruction mentale), le livre expose la biographie d'un écrivain allemand du début du XXe siècle, dont l'avertissement présente d'emblée son caractère imaginaire.
Le portrait de Joseph Tassël se dessine dans et par fragments : extraits de ses livres, journaux, correspondances, carnets... qui forment la vie (littéraire et émotionnelle) de l'aspirant écrivain.
Walser et ses microgrammes comme Kafka et son journal apparaissent en évident filigrane. Mais j'y ai aussi trouvé une bonne dose de Pessoa (du fait de la fragmentation des textes, et de l'ambition avouée de devenir écrivain, sans pourtant parvenir à la rendre pleinement effective, non, disons socialement effective). Au fond, on y verra l'image d'une époque et d'un siècle qui est définitivement passé. Il est évident que Compagnie de Joseph Tässel se rattache à un monde qui disparaît, un monde où l'acte courant d'écriture (journal, note, correspondance...) est aussi important que la rédaction d'un poème ou d'un roman. De plus, Tassël s'interroge et a pleinement conscience qu'il n'est pas le même à l'écrit, comme sa logeuse qui lui préfère une note profonde et sincère laissée sur la table à une discussion sur le palier. A l'ère du sms et du twitt, du désinvestissement et de l'appauvrissement de la langue, il est évident qu'on ne peut qu'être touché par cette figure surgie des temps passés.
Que ce soit un billet laissé à sa famille, une lettre à son éditeur ou l'avertissement d'un de ses ouvrages, l'écriture amplifie le réel, l'émotion ressentie par Tassël. Et fait jouer cette chimie étrange de l'écriture, la transposition, la projection. On frise la caricature quelquefois (mais jamais le caricatural), on se dit que oui, ça devait ressembler à cela. Et on peut vite être pris d'une incroyable nostalgie devant la préciosité et la confiance que Tassël insuffle à sa langue, inversement proportionnelle à la confiance qu'il a de lui-même. Son parcours d'écrivain est lié à sa vie émotionnelle, à son intranquillité constante, à ses aspirations pourtant submergées par un vide existentiel. Tout étant, de plus, émaillé de considérations sur la création et l'écriture, sans parler des piques lancées de biais par Benoît Reiss au monde et mondanités littéraires. Vers la fin du livre, paranoïaque et à l'orée dépressive, on songe aux textes de célèbres malades. On lit alors des billets à son médecin et surtout ses carnets :
Ces instants d'abandon, de perte, ces sensations de ne plus avoir pied, de perdre ce qui me reliait, à l'instant précédent, au solide de la terre, d'être emporté brusquement, de m'élever si haut en un instant, jusqu'à ce que la terre et toutes les choses de la terre, si familières, semblent devenir hors de portée, ces instants emportent toute ma vie et mon énergie dans le courant d'un fleuve dont le lit ne serait pas de cette réalité. A la suite de ces sensations, plus étrange encore, une acuité, une clarté soudaine agrippe d'un coup tous mes sens et me tire et me ramène violemment dans la cours de la réalité. C'est à ce moment une chute vertigineuse qui me laisse épuisé, la tête enfoncée dans la poitrine.
Tassël écrit toujours et au fond, même s'il n'a pas suivi la voie d'un système de création, il a poursuivi sa propre voix et la nécessité de l'acte d'écrire : la respiration qui le pousse toujours plus avant, et qui le fait tenir. On ne peut pas parler de bibliographie, mais l'idée est là : c'est le texte qui est sa vie, les nouvelles, petits textes, correspondances et notes sont sa biographie, un terme qu'il faut prendre au sens littéral. La mystification est parfaite, puisque Reiss rend le personnage Tassël superbement vivant alors qu'il avertit dès le début du mensonge qu'il propose au lecteur. Sortant de là, on se plaît même à regretter, très simplement, de ne pouvoir en lire plus, de n'avoir pu lire que les miettes des quatre ouvrages qu'il a publié, et que l'oeuvre de Tassël soit définitivement dans les limbes et les interlignes. C'est ce qui fait toute la force et le caractère de cette très agréable Compagnie.

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