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Un pari sur l'avenir de la mort - Jorge Carrión - Los Muertos (Mondadori - 2010) par François Monti

Publié le 02 mars 2010 par Fric Frac Club
Un pari sur l'avenir de la mort - Jorge Carrión - Los Muertos (Mondadori - 2010) par François Monti C'est devenu un cliché de la critique : on lit un livre un peu différent et puis on commence la recension en faisant comprendre plus ou moins clairement qu'il s'agit d'un livre différent (bis) et donc, comment en parler ? Voilà un message que je ne voulais pas faire passer, mais ayant écrit trois paragraphes d'introduction différents sans arriver nulle part, avais-je le choix ? La question est rhétorique… Alors, comment en parler ? On peut suivre l'exemple d'Antonio J. Rodríguez et commencer par la structure en se disant que, fil d'ariane, elle nous mènera au reste du commentaire (qui vaut la peine d'être lu, je vous le dis, même si la page est tellement mal foutue que vous risquez l'aveuglement). Mais il peut faire ce que je ne peux pas : ne pas présenter l'auteur, illustre inconnu chez nous. Alors autant faire dans le classique (intrigue + auteur + ruminations + conclusion, positive bien sûr). Los muertos, Jorge Carrión. Un pari sur l'avenir de la mort - Jorge Carrión - Los Muertos (Mondadori - 2010) par François Monti (Photo : Luna Miguel) [spoiler, chers amis, spoiler] Dans España de Manuel Vilas, le titre avait une double fonction : dénoter un pays réellement existant ET la fiction qui de ce pays était donnée à lire. Ici, pareil ou presque : le titre est à la fois l'articulation très littérale d'un des sujets du livre ET le nom de la série TV qui forme son centre. Mais contrairement à The diviners de Rick Moody, autre roman qui tourne autour des séries, Los muertos est, en large partie, la série elle-même. On pourrait même dire LA série, puisque selon la fiction de Carrión, elle obtient un succès pratiquement… intersidéral et en tout cas sans précédent. Créée par George Carrington et Mario Alvares, son principe est fascinant. Dans un New York très proche du nôtre, des êtres humains se matérialisent complètement formés aux endroits les plus étranges (bouches de métro, impasses, etc.) mais ils sont dépourvus de souvenir – si ce n'est quelques flashs, quelques interférences. Ces inconnus d'eux-mêmes viennent de l'autre monde (le nôtre, sans doute) et aboutissent là à leur disparition. Le ressort basique de cette série typiquement thriller scifi est triple : l'homme qui débarque au début du pilote doit s'habituer à son nouvel environnement (hostile au début) ; il doit aussi tenter de retrouver ce qu'il peut de son identité (à l'aide de médiums forts particuliers) ; il faut qu'il comprenne son rôle (bien entendu très important) dans une sombre conspiration. (La première partie de Los muertos (roman) consiste en huit chapitres, un pour chaque épisode de la première saison de Los muertos (série). La troisième partie, idem mais pour la seconde saison. Après chacune de celles-ci, un article théorique. (Ou comment liquider la structure dans une parenthèse.) ) Les noms des personnages de la première saison sont de ceux qu'un lecteur attentif et surtout connaisseur de la tradition dans laquelle s'inscrit son intrigue aura détecté comme révélateur ou, au moins, comme hommage. Le rôle du premier des articles (que Carrión fait publier dans le New Yorker) est de signaler ce qui n'aurait été qu'un clin d'œil pour nous qui n'avons pas eu la chance de suivre cet événement télévisé : les noms bladerunneriens par exemple, ce n'est pas du métatexte. Non : ces hommes surgis soudainement sont les morts, les disparus, les abandonnés des fictions… Ce qui est mis-en-scène dans la création de Carrington et Alvares, c'est bel et bien l'au-delà de la littérature, de la TV ou du ciné. Et les fans, enthousiastes mais surtout endeuillés, de créer des associations pour le souvenir des morts de la fiction ! Et de débattre du droit à la vie de créations fictives ! Est-ce qu'on a le droit de tuer son personnage ? (Il est donc tout à fait ironique de constater que si la première saison était dominée par l'apparition, la seconde est celle de la disparition. Mais je n'en dirai pas plus, histoire de ne pas gâcher toute surprise aux happy-fews.) [/spoiler ou presque] Interlude Jorge Carrión. Los muertos a beau être son premier roman, Jorge Carrión n'est pas une débutant, comme tout observateur de la littérature espagnole en v.o. devrait le savoir. Directeur de l'excellente revue Quimera jusqu'en décembre dernier, il a à son nom plusieurs livres de voyage absolument formidables (on ne saurait assez recommander Australia) et un travail critique déjà conséquent (pour le supplément culturel de l'ABC ainsi qu'en tant qu'éditeur d'un volume sur Piglia et auteur d'une étude sur le voyage chez Sebald et Goytisolo). Retour aux morts. Pourquoi introduire des articles théoriques dans un roman ? Le travail critique et théorique sérieux sur les séries TV est quelque chose de récent et de pas fréquent. Certains, tout particulièrement chez les littérateurs, affichent toujours leur mépris pour les produits made for the box alors même que les séries sont non seulement les principales sources de fiction de nos jours mais en sus souvent plus sophistiquées que beaucoup de romans à valeur littéraire soi-disant ajoutée. Ces articles théoriques (fictionnels) qui utilisent le vocabulaire de la critique littéraire, cinématographique ou des écrits sur l'art contemporain afin de parler de feuilletons (gasp, horreur) indiquent autant une évolution bien contemporaine qu'il pointe vers quelques commentateurs particulièrement perspicaces (que ce soit Steven Shaviro aux Etats-Unis ou Carrión lui-même qui a écrit dans ABC sur certaines séries) ayant déjà intégré cette réalité. Le fait que le premier article soit publié par le New Yorker et le second soit un texte académique est également particulièrement révélateur de la (/ des processus de) légitimation culturelle (en cours). Un pari sur l'avenir de la mort - Jorge Carrión - Los Muertos (Mondadori - 2010) par François Monti Par ailleurs, c'est l'exégèse formé par ses articles qui donne tout ( ?) son sens au roman. Où en serait-on si Los muertos (roman) n'était que Los muertos (série) ? Pas loin. Derrière l'analyse fictionnelle de la série, le lecteur saura trouver le cœur de la construction de Carrión. Et c'est un cœur des plus contemporains. Est-ce que James Bond peut être blond ? Sherlock Holmes relativement jeune, beau et adepte des fight clubs ? Que peut-on faire ou ne pas faire avec un personnage fictionnel ou, encore plus délicat, une personnalité réelle devenue de fiction (Hilary Clinton est noire dans Los muertos) ? Derrière le discours sur le sens de la présence de ses morts, disparus, abandonnés de fiction dans Los muertos, c'est bien ses questions qui se posent. Le débat est vieux (pensons au Quichotte, encore et toujours) mais est sans aucun doute de retour aujourd'hui de façon d'autant plus aigüe que certaines des grandes questions actuelles tournent autour de la propriété intellectuelle. Certains disent qu'on ne peut breveter le vivant. Quid de ce qui ne l'a jamais été ? Si une idée est libre de droit, pourquoi est-ce que Tony Soprano serait la propriété de David Chase (ou de HBO) ? Alors que tous les arts donnent dans la récup, le recyclage, la réécriture, le droit de citer est pourtant de plus en plus réduit. En clair : l'idée romantique de la nouveauté, de la création ex-nihilo est maintenue car elle est profitable. C'est dans ces contradictions et ces tensions que Los muertos débarque. Une autre question, agitée depuis le titre, est celle de la mort et de la mémoire. Déjà dans ses autres livres (et tout particulièrement Australia), le passé, le souvenir du passé, la distorsion qu'implique le souvenir prennent une place importante (prenez cette famille immigrée aux antipodes qui a toujours une idée positive de Franco : l'exil fut économique et on se fait une image figée et toute rose de la terre laissée derrière). Dans Los muertos, la fonction identitaire associée à la mémoire, à la relation avec les générations précédentes est exacerbé : le « un fils de rouge ne se mariera pas avec une fille de franquiste » du monde « réel » devient un enjeu capital à échelle globale car les disparus réapparus dans l'univers de la série se regroupent dans des communautés supposées refléter celles auxquelles ils appartenaient avant et elles se livrent à une lutte plus ou moins couverte pour le pouvoir, pour ou contre le statu quo. L'Histoire, l'Histoire qu'on se raconte, la vie des morts, sont aussi des armes pour dominer le présent (mais alors, quel poids ont les morts de fiction ?). Et c'est indéniablement examiné ici. D'une certaine façon, il y a une jolie logique à ce que l'idée du roman soit venue à Carrión lors d'un voyage entre Israël et Jordanie en lisant Voir ci-dessous amour de David Grossman. A l'heure actuelle, il s'agit sans doute de la région du globe où la mémoire et les morts ont l'impact le plus fort sur les réalités politiques et militaires et le roman de Grossman approche le problème de la représentation de l'indicible, de l'ineffable de la Shoah. Une des questions qui intéresse Carrión, justement, c'est comment parler de l'horreur, de la guerre, des massacres… Comme il le soulignait dans un article sur le dernier livre de Muñoz Molina, les rescapés des camps ne se sont servis du réalisme XIXème pour le faire : ils inventèrent « une langue personnelle ». A notre époque, pourquoi parlerait-on de ses sujets comme il y a plus d'un siècle ? Et, de fait, comment en parler ? Los muertos peut être lu comme une tentative de réponse à cette question, une évocation de la mort et des génocides à l'époque où tout passe à travers un écran, que ce soit celui de la télé pour les séries et les infos ou celui d'internet pour facebook (et les séries, et les infos, etc.). De Vassili Grossman à Sebald, les mêmes thèmes surgissent mais les méthodes, les façons de les traiter varient. Los muertos, c'est la littérature de la catastrophe après Sebald. C'est la littérature de la catastrophe au XXIème siècle. Un pari sur l'avenir de la mort - Jorge Carrión - Los Muertos (Mondadori - 2010) par François Monti Tout ceci nous est donc suggéré dans les deux parties de type essais. En octobre dernier, Agustín Fernández Mallo mettait en ligne une vidéo qui fournissait la critique, l'approche théorique de sa trilogie Nocilla. Ce que fait Carrión dans Los muertos s'inscrirait dans la même logique : baliser soi-même la réception et la compréhension de son œuvre. Il y a là une démarche qui fait penser à l'art contemporain et surtout qui prend à rebrousse poil les théories qui veulent propager l'incertitude de l'œuvre, l'auberge espagnole du roman. Ceci dit, il ne faudrait pas oublier que ces « essais » sont écrits par des personnages fictifs et placés dans le cadre d'un roman. Bien que de nombreuses remarques et idées soit attribuables à Carrión directement, le fait même qu'on se trouve dans une fiction doit faire prendre avec des pincettes toute prise en compte littérale de ce qui y est dit. Tout comme il faut prendre avec des pincettes toute utilisation de l'Histoire pour justifier des actions politiques… Sur la quatrième de couverture de Providence, un des romans importants de 2009, une phrase, écrite par Juan Francisco Ferré et Eloy Fernández Porta : « une réponse tranchante à ce que l'on peut attendre d'un roman écrit au début du XXIème siècle ». Dans les quatre trailers de Los muertos, une question en surimpression : « Le premier roman du XXIème siècle ? ». Le point d'interrogation, une fois la lecture terminée, me semble surtout porter sur le mot « premier » car il n'y a pas de doute qu'il s'agit d'un roman du XXIème siècle. Pas seulement parce qu'il est publié en 2010, que l'auteur à un blog, un compte twitter, un autre facebook, que le livre a des trailers (très beaux), qu'il parle de séries TV et qu'il bénéficie d'un hors-texte en ligne capital à la compréhension du projet (voir les citations sur twitter justement). Non, si c'est un livre d'aujourd'hui, c'est pour toutes ses raisons externes (voire même pour considérer qu'il n'y a plus de différence texte / hors-texte ? ) aussi bien que pour la réussite incontestable d'une écriture qui utilise le langage contemporain (les chapitres-épisodes sont excellents, refusant la tentation de faire série sans se laisser aller à un business as usual trop facile), questionne le monde actuel et ses façon de se présenter, pose bien les enjeux du roman aujourd'hui et a un véritable discours sur ceux-ci qui ne pourrait pas être d'une autre époque. Los muertos est un roman hybride et mutant (encore ce mot !) qui n'abandonne pas le questionnement plus métaphysique, sans pour autant tomber dans les errances passéistes de Menéndez Salmon ou politiques de Isaac Rosa. Pour autant, Carrión n'est pas un auteur de l'après post-modernisme et ne se présente pas, ici au moins, comme un adepte, à l'instar de Ferré, du cirque et du carnaval goytisolien ou cooverien. De tous les auteurs espagnols regroupés à tort ou à raison sous la bannière afterpop, Carrión me semble être celui qui aborde le plus directement les Grandes Questions ™. Mais sa façon de le faire rejette toute tentation du kitsch formel des adeptes d'un réalisme rétro-moderniste (c'est-à-dire ceux qui bénéficient encore aujourd'hui du label littérature de haute qualité). Los muertos est un pari littéraire et il est réussi. Que la littérature espagnole actuelle est belle : en six mois nous avons pu lire (en vo) la conclusion de la trilogie Nocilla, le grand roman américan à l'espagnole (Providence), les traductions françaises de Pont de l'Alma et de Monstruaire et puis maintenant, le roman de Carrión. Happy times…

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