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paradis noirs

Publié le 03 mars 2010 par Pjjp44

paradis noirs
".../...Et j'en viens à me dire que je me suis trompé du tout au tout dans ma démarche littéraire. J'ai voulu faire le grand écrivain. J'ai voulu échapper à la matrone en plâtre qui montre son gros derrière et qui va pisser. C'est d'elle qu'il aurait fallu parler. Mais non: j'écris des livres respectables, qui obtiennent des critiques pleines de respect par des critiques respectables, lesquels vantent leur caractère dérangeant et incorrect, comme pour la dame anorexique et frileuse qui partage notre résidence. Après quoi mes livres sont lus avec respect par des lecteurs qui se font une très haute idée de la littérature et de l'écrivain. Je suis très content de moi. Je suis gonflé de respect envers moi-même. J'ai un peu honte aussi. Alors pour compenser toute cette insupportable dignité, toute cette incorrection pour rire, j'écris pour d'autres des bluettes sentimentales, des romans cochons, je rédige des notices dithyrambiques pour des objets idiots. je sépare les fonctions. Ce qu'il faudrait, mais il est bien tard pour le comprendre, ce serait réunir les deux, la grande littérature, dont l'idéal m'écrase, et la dame au gros derrière nu, qui détient une part de ce que je suis;Lorsque ma mère est morte, j'ai dû vider son deux-pièces à Fréjus, que je connaissais à peine. j'y avais passé une heure, à deux ou trois reprises. Je ne supportais plus se ratiocinations et ses maniaqueries. je ne supportais pas non plus de voir transplanté dans cet appartement anonyme tout le décor de notre petite maison des environs de Clermont. j'avais toujours détesté ces bibelots hideux, mais là, ils avaient l'air misérable de vieux perroquets d'Amazonie qui finissent leur vie dans une cage au zoo d'un pays froid.Je me souviens en particulier, d'une statuette de petit rat de l'opéra, sculptée dans une espèce de pierre livide; La fillette, vêtue d'un tutu et d'un justaucorps, dressée sur les pointes, levait les bras dans un geste qui se voulait gracieux. elle avait toujours trôné sur le buffet de la salle à manger, entre deux assiettes qui représentaient des soldats de l'armée napoléonienne. A l'adolescence, je l'avais détestée. elle incarnait tout  ce que je ne pouvais plus supporter chez mes parents, les bons sentiments, les mièvre toujours confondu avec le beau, la gentillesse érigée en valeur suprême. lorsque je l'ai revue, dans la salle à manger déserte, elle n'avait plus vraiment le même sens. sa petite danse conventionnelle me paraissait d'autant plus pathétique que la danseuse était incolore et médiocre. Sans rien perdre de sa stupidité, elle s'était imprégnée de ce dont elle avait été témoin, la mort de mon père, et puis l'absence, la solitude, ma négligence, l'attente. Cela, son petit corps blanc excellait à le représenter. on voit disparaître les amours, me disait-elle, et ce qui a fait la joie, on voit passer la vie, on meurt, tout en s'ennuyant. Elle continuait à esquisser sa danse, obstinée, inchangée, comme ma mère ne s'était pas départie des habitudes et du décor de sa vie sans joie.Ne crois pas, disait la danseuse, avec le petit air ironique et buté que je n'avais jamais si bien distingué, ne crois pas que le plus triste, dans vos vies, vienne du tragique: c'est vrai, on vous y dépouille progressivement de tout, vos amours, vos plaisirs, votre corps, votre beauté, votre raison et jusqu'à votre dignité. Mais de telle sorte que cela soit aussi mesquin, ridicule, ennuyeux et bête. vous n'aurez pas le plaisir de la grandeur tragique. vous vous ennuyez à souffrir, vos enfants s'ennuient à vous regarder souffrir et ils s'ennuient à vous enterrer. Et moi je vous regarde en continuant ma petite danse, je suis l'idéal de beauté de ta mère, tout ce qui est toujours demeuré hors de sa portée, ce dont elle n'a eu, jusqu'à la fin, que cette représentation dégradée.J'ai jeté la petite danseuse à la poubelle, et avec elle presque tous les objets de ma mère../..."
-extrait de "Paradis Noirs" un roman  de Pierre Jourde-Editions- nrf -Gallimard-

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