Poezibao a déjà à
plusieurs reprises attiré l’attention sur les importantes rencontres
littéraires qui se tiennent à l’auditorium du Petit Palais à Paris, à l’initiative
de la Mél (Maison des écrivains et de la littérature). Sylvie Gouttebaron
serait en passe de gagner un pari risqué : organiser des évènements
littéraires non spectaculaires mais faisant profondément sens et cela de
manière régulière. Le public est encore un peu frileux, mais il faut inciter
tous ceux qui le peuvent à tenter l’expérience de ce temps hors du temps, dans
un lieu très confortable, où l’on entend très bien et où tout loisir est donné
aux écrivains invités et à leurs auditeurs d’approfondir une lecture, une
question.
Le mercredi 24 février 2010, c’est autour d’Yves di Manno que se tenait l’une
de ces rencontres, à l’occasion de la publication récente du livre Objets d’Amérique, aux éditions José
Corti. Livre dont Poezibao a déjà dit l’importance et l’intérêt.
Intérêt basé en particulier sur l’approche très libre d’Yves di Manno dans ces
pages qui mêlent de brefs récits autobiographiques, des traductions de poètes
américains, un entretien, de courts essais sur tel ou tel aspect de la poésie
américain et même une mini-histoire de cette dernière. Un livre profondément
personnel où il est bien peu question de la personne Yves di Manno. Mais où se
trouve posée de façon passionnante et souvent bouleversante la question de la
poésie, dans une vie humaine et à l’intérieur d’une civilisation ou d’une
culture.
Au cours de cette rencontre sont intervenus quatre écrivains renommés : Martin
Rueff, Isabelle Garron, Philippe Beck et Stéphane Bouquet.
Ils se trouvent que leurs contributions à tous les quatre avaient été
manifestement écrites, qu’elles étaient très fouillées et denses. J’ai donc
sollicité de la Maison des Écrivains et d’eux quatre le droit de les reprendre
dans Poezibao. Remerciements à tous
pour leur confiance.
Elles seront publiées sur quatre jours. Aujourd’hui, le texte de Martin Rueff
qui n’était pas présent, en personne, à la rencontre mais qui avait envoyé sa
contribution à Sylvie Gouttebaron qui l’a lue. Demain, les propos d’Isabelle
Garron. Samedi, l’intervention de Philippe Beck. Et pour clore, la contribution
de Stéphane Bouquet. Un fichier pdf téléchargeable avec l’ensemble des
contributions sera proposé le dernier jour.
Autour d’Yves di Manno et de Objets d’Amérique
1. par Martin Rueff
Non indentifiable
Pour Yves di Manno
S’il y avait quelque intérêt historique, poétique ou
théorique à isoler, entre les poètes et les traducteurs un ensemble de
« poètes traducteurs », on pourrait peut-être les reconnaître au fait
que leurs réponses, différentes à chaque fois, à la question « pourquoi
traduisez-vous ?» ne diffèreraient pas, ou le moins possible, de celles
qu’ils apporteraient à la question « pourquoi écrivez-vous » ?
Et puisque écrire, c’est vivre dans la conviction que la différence entre rêves de choses et rêves de mots est imprévisible et difficile à situer, il n’y aurait
pas même grand sens à réserver les premiers aux poètes et les seconds aux
traducteurs, ni même les uns et les autres, alternativement, aux deux visages
du même homme. Disons que le poète-(traducteur) va de la chose-mot au mot et
que, (cela est en apparence plus simple et sans doute plus vrai), le
(poète)-traducteur va du mot-chose au mot. En d’autres termes, les
poètes-traducteurs font circuler le génitif de la belle expression de
Mallarmé : « don du poème » : ils veulent eux-mêmes faire
don d’un poème à leur langue et font à leur langue le don du poème des autres –
puisque « toute traduction veut être en premier lieu la chance qui, entre
beaucoup d’autres, reste la première pour toute poésie : celle,
simplement, d’être à portée de la main » [1].
Polythéiste, le poète-traducteur vénère l’existence des langues et Babel offre
le récit ancien de ses chances, à la condition qu’il sache s’y rendre
disponible [2].
Pour le reste il y eut toujours des poètes traducteurs car la poésie ne cessa
de célébrer les possibilités de la langue parmi les langues – Du Bellay, Marot,
Milton, Ungaretti, Pound, Celan, Bachmann : la liste est longue et non
homogène. Elle mérite l’étude. On dira que le poète-traducteur est convaincu
que la traduction est une des cordes de sa lyre impersonnelle pour
utiliser un mot réactivé par Philippe Beck en pratique et en théorie : par la
traduction, il fait l’épreuve des transactions délicates et douloureuses
qu’implique la vie de tout sujet dans une
langue (puisqu’il est déjà délicat d’écrire dans sa langue).
A ce titre le poète-traducteur est fils de son temps : le XXème siècle a
cherché par plus d’une voie à déloger le sujet dans la langue (ce qui ne veut pas dire, comme on le voudrait
hâtivement de la langue). Et par là,
sans doute, cherche-t-il une voie pour
l’insubordination, une manière de lutter contre la maîtrise, l’autorité, la
posture du poète au verbe haut. Traduire ce n’est pas trahir c’est servir
: c’est honorer le conflit des fidélités qui anime chacun et auquel le poète,
peut-être plus qu’aucun autre, voudrait être sensible. C’est faire œuvre en
désoeuvrant la possibilité de son œuvre. Un jour viendra où l’on pourra faire
la part de ces méthodes poétiques : la polyphonie, l’anonymat,
l’hétéronymie – l’impersonnage encore. La traduction à coup sûr.
*
Je ne crois pas me tromper si je soutiens la thèse qu’Objets d’Amérique est le livre d’un « poète-traducteur ».
Certes, il est poète et ses livres de poésie comptent depuis Qui a tué Henry Moore ? (1977), depuis
les Célébrations (1980), depuis les Champs (1984). Certes, il est
traducteur : de William Carlos Williams, de Pound (son édition des Cantos est livre de chevet), de
Rothenberg et on attend avec la plus grande impatience son Oppen. Mais un poète
traducteur n’est pas seulement un poète qui traduit les poèmes des autres ou un
traducteur qui écrit aussi des poèmes et le trait d’union ne vaut pas
conjonction ou subordination : il indique le mixte, le continu de rigueur.
Il ne s’agit donc pas de dire que Di Manno traduit en poète ou écrit des poèmes
en traducteur (Eliot et Celan ont pu expliquer ce choix). Il ne suffit pas non
plus de dire que la traduction est la poésie continuée dans un même métier
(pour citer un poète traducteur dont j’eusse aimé parler avec Yves di
Mannoparce que traduire fut, pour lui
aussi, comme éditer les livres des autres ou comme interpréter leurs œuvres,
faire œuvre de poète, mais aussi
parce qu’il importa en Italie Whitman jusqu’à en faire le rythme même de ses
vers - je veux parler de Cesare Pavese). Il faut dire que les Objets d’Amérique sont un livre où
poésie et traduction voisinent se rencontrent, se chevauchent jusqu’à rendre le
livre « inidentifiable ».
Il n’est de plus grand compliment si « inidentifiable » indique le
surgissement du nouveau, l’articulation inouïe ou le mélange rare. Car Objets d’Amérique est bien cet objet non
identifiable qui rassemble comme une galerie rare des autoportraits, la
présentation et la traduction d’un triptyque héroïque (Williams, Oppen,
Zukofsky), des textes critiques (sur Williams, sur Pound) des traductions de
Duncan et de Spicer, un entretien précieux fait à Nantes, une nouvelle série de
traductions (de Rothenberg) et une très brève histoire de la poésie américaine.
Enfin, des poèmes de Rachel Blau DuPlessis.
Rarement, je le soutiens sans aucun paradoxe, livre fut plus personnel :
dans la teneur des textes, dans leur montage, dans leur tension légère. Dans
leur ambition.
*
On pourrait faire d’Objets d’Amérique
le miroir éclaté d’une autobiographie pudique (Rilke corrigeant Stendhal), on
pourrait en faire l’antistrophe des poèmes d’Yves di Manno, on pourrait aussi en
faire la chrestomathie de la poésie américaine contemporaine.
Chacune de ces trois orientations de lecture serait satisfaisante.
D’aucuns insisteront sur les beaux autoportraits de la première section. Si je l’avais fait, j’aurais pour ma part
comparé le poème de l’apprentissage de la lecture comme exercice de traduction (I
& X) à un beau poème d’Eugenio de Signoribus que voici
PRIMA DELL’ALFABETO
prima dell’alfabeto
scoprii l’intera lettera…
la segreta, il mistero
del messaggio amoroso,
l’inconosciuto corpo
della scritta parola
per il tempo indifeso
assediai la fortezza
della pagina, il là,
il telaio sospeso...
prima della verità
riconnobi la lettera
poi diventò alfabeto
e l’alfabeto tempo
AVANT L’ALPHABET
avant l’alphabet
je découvris la lettre entière
la secrète, le mystère
du message amoureux,
le corps inconnu
de la parole écrite
pour le temps sans défense
j’assiégeai la forteresse
de la page, le là
la structure suspendue
avant la vérité
je reconnus la lettre
puis je devins alphabet
et l’alphabet temps
Traduire c’est apprendre à lire si apprendre à lire c’est remonter les lettres
vers le langage – B.O.U.L.A.N.G.E.R.I.E est le premier mot du traducteur.
On pourrait aussi comparer Objets
d’Amérique à l’œuvre entière du poète-traducteur. Je ne veux pas seulement
dire à Endquote dont il est en quelque
sorte le répondant. Mais les digressions d’Endquote
sont ici devenues une œuvre grâce à
un art tout à fait singulier du montage.J’eusse voulu aussi montrer, tâche plus importante encore, comment la
traduction du poète a pu influencer l’art du poète lui-même : montrer ce
qu’il y a d’américain dans les objets poétiques de leur auteur. De la même
façon qu’on peut montrer l’importance de Whitman dans les vers de Pavese, celle
d’Ungaretti dans les vers de Celan, on pourrait trouver un côté Pound et un
côté Oppen dans la poésie d’Yves di Manno.
Mais j’eusse aussi aimé commenter la lecture de poète qu’Yves di Manno propose
de son XXème
siècle américain. Nul doute que sa lecture des objectivistes qui donnent aussi
leur titre au livre (car les objets d’Amérique ce ne sont pas seulement les
objets américains mais les objets que les poètes américains façonnent en
poèmes) constitue un tournant dans la réception française et européenne de ce
courant. Elle fait déjà date. Yves di Manno rappelle du reste le saut dans le vide (p. 23) que fut sa
prise de parole au colloque de Royaumont en septembre 1989. La lecture
attentive des entretiens d’Oppen permettrait de mesurer la justesse profonde de
cette interprétation d’un mouvement qui ne fut en rien formaliste si on me passe
cette simplification. Les traductions d’Oppen émeuvent à la mesure de cette
rigueur herméneutique. Il y a une manière poétique d’écrire l’histoire :
elle n’exclut pas la rigueur, mais elle rend l’histoire active, ouverte,
intense pour le présent. J’espère faire plaisir à Yves di Manno si je lui dis
qu’en le lisant j’ai retrouvé souvent la vigueur de Pound. Dans un cas comme
dans l’autre, l’histoire s’écrit dans le temps saturé d’à présent (Benjamin) et
pour le présent. Le livre fourmille de pistes – on voudrait les prolonger
toutes.
Quelle que soit l’importance de ces tâches, l’essentiel n’est pas tout à fait
là. Ce qui importe plus que tout est que ces Objets d’Amérique, dans la mesure même où ils forment un livre non
identifiable, mettent en pratique ce qu’ils évoquent théoriquement et
historiquement : un refus de l’identification. Il faudrait commenter avec
le plus grand détail les pages dans lesquelles Yves di Manno précise le projet
de Pound – « c’est donc dans cet enchevêtrement de références et de
discours apparemment éclectiques, cette polyphonie aux registres changeants que
Pound a trouvé le lieu transitoire et peut-être indiscernable de sa propre
parole » (p. 69) à quoi répondent très justement des propos de l’entretien
de Nantes.
Le poète traducteur oppose à l’époque des identités et des identifications le
livre polyphonique et commun, anonyme et personnel des objets non
identifiables. On lui en sait gré.
*
Qu’il me soit permis de saluer le traducteur dans l’œuvre du poète traducteur.
Car Yves di Manno traduit en poète. Dernier point, à ce propos : le
rapport entre théorie de la traduction et pratique de la traduction est aussi
délicat que celui de la poétique et des poèmes. Faut-il que chaque choix de
traduction soit guidé par des raisons théoriques explicitées et codifiées,
faut-il au contraire que, guidé par l’antique prudence, le traducteur opère au
cas par cas – honorant le singulier, l’hôte et sa circonstance ? Et de
même : le bon poète est-il celui qui peut justifier chaque mot par ses options
théoriques ? Ou celui qui, théoricien ou non, se laisse déborder à chaque
instant par ce qui le point et le gerce ? Écrire des poèmes et traduire,
c’est parfois comme travailler du bois – on voudrait le lisse et on est plein
d’échardes dans les doigts (on se relève la nuit pour en enlever
quelques-unes).
Si jamais la théorie prévalait dans ces deux cas, on serait obligé de
reconnaître que les meilleurs traducteurs ne font pas les meilleures
traductions ni les meilleurs poètes les meilleurs poèmes. Comme les traductions
proposées par Yves di Manno sont aussi belles que ses poèmes sont fidèles, on
aura compris ce qui le sépare des théoriciens.
*
En poète-traducteur Yves di Manno est convaincu d’une chose et nous en persuade :
on n’avance pas seul sur les chemins de l’inspiration [3].
Ce qui risque de confirmer la leçon de l’Ion.
Les Objets d’Amérique pour relire Ion sur la route de l’inidentifiable.
par Martin Rueff.
Martin Rueff est poète, traducteur (de
l’italien) et rédacteur en chef adjoint de la revue Po&sie. Il est maître
de conférences à l’Université de Paris VII René Diderot et
enseigne la littérature et la philosophie. Parmi ses dernières
publications, un livre de poésie, Icare
crie dans un ciel de craie (Belin, 2008) et un essai, Différence et identité : Michel Deguy,
situation d'un poète lyrique à l'apogée du capitalisme culturel (Hermann,
2009). Il a réalisé l’édition des Œuvres complètes
de Pavese pour la collection Quarto de Gallimard et a participé à l’éditiondes œuvres de Claude Lévi-Strauss dans la
bibliothèque de la Pléiade.
photo @Florence Trocmé (rencontre autour de Philippe Beck à la librairie
Tschann, le 21
janvier 2010)
[1] Paul Celan, « Notice sur
Ossip Mandelstam », in Le Méridien
et autres proses, traduit de l’allemand et annoté par Jean Launay, Paris,
Le Seuil, 2002, p 93 – ce texte préfaçait la traduction allemande des poèmes de
Mandelstam par Celan (1959) .
[2] Dante en était convaincu comme va le
montrer bientôt Irène Rosier dans sa nouvelle édition commentée du De
vulgari eloquentia
[3] Traduire c’est négocier c’est faire
l’expérience du quasi permanent or, en matière de poésie, on voudrait soutenir
qu’il s’agit d’une expérience absolue. On ne négocie pas avec l’absolu. Il me
semble que l’horizon de la traduction dans la réflexion poétique contemporaine
permet tout au contraire de comprendre que la poésie est elle aussi
négociation.