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Le lion d 'Ifri -chapitre 6

Par Caraffa

Chapitre 6

  C’est dans l ‘état gazeux qui a suivi la pre­mière se­conde après le big -bang que j’ouvre les paupières sur un jour qui res­semble au Japon le lendemain de la dé­faite de 1945. Un mor­ceau de ma vie a sauté en l ‘air, il m ‘en reste un lambeau entre les mains .Hier,coté caramel,juvé­nile,valeureux,aujourd'hui ' hui , un clic ,si on veut ap­peler clic un

marron sur la tronche ,qui me trans­forme en trésorier du péril qui , hier en­core ,ne mena­çait que les autres .

Comment ai-je pu quitter Moise? Me retrou­ver de­vant l 'arrêt du bus ? Mettre un pied devant l’autre avec ce bas­tringue qui cognait dans la tête? Cette

nuit ,même avec le cul cassé ,les talons en bouillie, les idées décapées ,j ‘avais raté l ‘échelle de coupée, mais j ‘étais encore sur le tar­mac.

Enfin, j ‘émerge dans la dix-neu­vième ,je ne suis plus chez les noirs ou chez les blancs, j ‘avance dans la fiction.

Le diagnostic à coup de machettes du bon docteur des français de New York a eu la portée d’un bazoo­ka sur une meule de foin. Toutes mes fibres se sont volati­lisées en brin­dilles desséchées.

Je me suis levé, avec un cerveau estro­pié, dans des champs de ronces , d’or­ties,et ça, ce n ‘est que la bande an­nonce du film d’hor­reur que je vais me jouer.

Hier encore, la stupeur m 'avait tenu lieu de moteur, maintenu dans un état de marche après une nuit où j étais sur les gradins d’un cirque dont j 'étais la seule créature , le vain­queur et le vaincu.

A cent mètres devant moi, le portail de l’arène.

Plus de Moise.

Le combat sera partial, les derniers mètres de trottoir à l’angle de la neu­vième Ave­nue,deviennent de plus en plus longs et an­guleux.

Depuis des années, c’est le même door-man, qui ac­cueille les habitants du 31de la dix-neuvième West,un pakistanais, gen­til, dis­cret, à qui rien n’échappe.

Un métier.

Je dois avoir une autre tête, je vois bien à sa façon de m’ouvrir la porte, de ne pas avoir l 'air de me regar­der qu’il a décelé la suée de peur qui me colle à la peau comme

une mue que j’aurai chopée à vie.

Dans l’ascenseur, même chose, avec le vieux liftier, c’est un autre que moi qui passe la porte, un amputé,pourvu de nou­velles com­posantes, génératrices de ma­rasme. Un fra­gile. Un dénudé. Un dégradé.

Peut -être, cet homme, effacé, cet homme pe­tit et noir, n a-t- il perçu que ce sentiment tout au long d’une vie ?A-t-il même reçu un regard ? Nous sommes dans l’ascenseur

le plus lent de Manhattan, il y a même un banc pour ceux qui s’en plaindraient.

Joe, le noir de l’ascenseur aurait -il été un compa­gnon des exclus de ce jour .

Tout semble avoir été paramétré pour être im­muable dans cette ascen­sion.

.Joe maintient sa main sur le levier en cuivre de la ca­bine, comme d’habitude. Ce ma­tin,cet homme, image anonyme de mon mi­roir, muet par profession, qui végète à contre- lune et à contre soleil, de bas en haut et de haut en bas, m’ignore.

C'est bien la pre­mière fois que je vois ses mains. De vieilles mains desséchées, défor­mées, ratatinées comme lui . C’est une momie qui me trans­porte. Mais ce matin, c'est unJoe transfiguré que je regarde . Même si la vie s’est absentée de ses yeux, dans une mare de ciel et de sang, quelque chose a changé de camp, je sais qu’un lien vient de nous unir.

Si j’avais le cœur à rire, je dirais que c’est la matinée où le monde a changé de tête,mais j’ai le cœur dans un ascen­seur qui vient de débouler quarante étages sans son frein.

Joe est le dernier maillon humain d’une chaîne qui va être rompue parce que le tapis de l ‘horreur s’est arrêté là, sur le pas de ma porte. Je viens de trancher : ma reconvers­ion sera désormais Chea­nee versus Chea­nee.

Pas question de me lâcher comme un bourrin ou une souris de laboratoire où ils vont me faire chier avec leurs traite­ments toxiques. Je me garderai d’être le veau soumis aux tâton­nements, aux thé­rapeutiques hasardeuses.

Ras-le cul de tout et de tout le monde, je dé­cide et dispose de ma réclusion.

Je m 'offre le droit de décider.

La peste m’a pris de vitesse. Je ferai face à un pacte sans appel auquel je vais me san­gler.

Je me donnerai mille morts, je m’isole­rai dans ma grotte, je me nourrirai de caroubes et d’eau fraîche ( Bnei Baruch étude de la kabbale ) .

Mes notes de musique classique, mon art de vivre en harmonie avec mes sens d’es­thèteme réservent le plus grand aveu de complém­ent de vie après la vie .

Au terme de ce jour singulier, garant de ma fin, ce jour qui n’a plus ses vingt quatre heures, ce jour non officiel, alté­ré par un séisme spécial, ce jour illimité et li­mité de mon calendrier biologique, je me re­tire dans mon antre, marin d'eau douce inassouvi,sans véritable regret de la mer.Quand un espoir de vie tient dans un sac poubelle, il faut la jouer sans panique, avec la miséricorde di­vine, cette sé­quence là, sous peine d’amorcer plus vite que pré­vu l'an­nonce d'une kyrielle de maladies oppor­tunistes, comme ils disent.

Je sortirai de cet exil, avec un mérite ga­ranti par le ciel généreux, non comme un es­tropié,mais comme un nouvel Adam, sculpté dans un carrare du 21 ème siècle. Ça les épatera!

La compagnie des virus et champignons scé­lérats vont s’empiffrer avec mes T4, et ceux là, ne vont pas me lâcher comme ça. Pour le moment, seul, As­min, le door-man a lu sur mon visage, ce qu’une nuit a empuanti. Les amarres rompues il de­viendra

mon cordon ombilical, car c'est lui qui don­nera l 'alarme, quand il ne me verra pas ré­apparaître. Dé­jouer les stratégies d’une nef vi­dée de ses fous, sera dans mon intolé­rable et triste sort, une rude partie à parier pour un lendemain des­saisi de son lendem­ain.

Ce seul mot me fait l’effet d’un palesti­nien kami­kaze, englué sur le paillas­son de ma porte.

Avant de craindre pour moi, j’avais eu peur pour les copains.

Je m’étais bien rensei­gné,et surtout, je les ai vus. Dans un premier temps, on ne voit rien de spé­cial.

C'est la seconde entrevue qui fait tout bascu­ler. Ils perdent leur chair, et ne tiennent plus debout. Les gens sur­vivent, en par­tie dans leur lit, car sou­vent ils n’ont même plus la force de le quitter.

On sait alors que l’on pénètre dans un monde où rien n’est fixe,où d’un jour à l’autre, on fait partie d’une statis­tique sur un fichier d’hôpi­tal.

J ‘avais même observé chez certains des change­ments caractériels troublants.

Je notais, à l’époque que cette vie là,

avait une règle de jeu macabre, celle d’un parcours obligé, où un coup partait avec la balle à blanc, et l ‘autre, sans avertissement, à balle réelle. Un champ de tir, en somme avec une longueur de parcours ajustée pour des fourmis qui auraient perdu leur ins­tinct de conservation.

Il fallait convenir que l ‘émergence d’un tel verdict me plaçait en dehors de toute in­tervention humaine. Si je m 'étais laissé glissé d’ un réacteur e plein vol, ç' eut été moins spectaculaire que de se livrer à ces cher­cheurs de génie qui pourraient bien­trouver le truc pour un séropositif de de­venir le négatif de lui-même et me transfor­mer en un orga­nisme sem­blable aux abeilles qui se repro­duisent naturellement. Car c'est vers cela que je vais en ligne droite. Une sorte de bour­don qui aurait été excep­tionnellement béni du ciel.

La saison des shows étant bouclée, les amants dé­funts, se retrouver sur le pa­lier de son building, clef en mains, se­coué de pa­nique, à garder un semblant de digni­té, faire face aux fantômes d’un pré­sent en voie d’extinction,c’est le format de poche d’un bal­luchon en bagage non accom­pagné.

Dans l’espace feutré, style building des années trente, avec appliques en verre dépoli, esca­liers de marbre protégés par un pas­sage en moquette grise, fixée par des barres en cuivre, je ne me vois qu’en forme de pa­naris tombé du ciel, ancré sur une mo­quette propre, turgescent prêt à crever. Les murs peints dans le gris " navires de guerre "et l’éclairage discret, comme tout le reste, concède à l’im­meuble le charme discret d’un club an­glais qui me sert de dé­gueuloir au moment même où je mets la clef dans la serrure.

Est-ce que tout ira tou­jours si vite ? Je me trouve de­vant la porte du lieu géogra­phique de ma quarant­aine en impasse

Un seul coup d'œil m'indique que ces quatre murs vont aller se faire voir ailleurs. Il y a sous mes yeux les gue­nilles d’une existence où aucun jeu n’était in­terdit où les in­terdits n’avaient pas de règle. Les yeux vides des masques le disent avec la force de leurs bois morts. Les sorciers de braise ont éteint leurs feux, l’extase n’est plus de ce monde .

Le plai­sir excommunie.

Était- ce le plaisir ? La nuit peut- être ? La décence n’a pas eu droit de cité dans ces lieux. Le rythme sauvage de nos gestes d’hommes civilisés infectés par les va­peurs de la possession d'un autre ne réson­nera plus.

Des bruits se sont tus. Pas un souffle de vie n'a survécu dans cette case abandon­née des Dieux.

J’entre dans le lot des perdus, ceux que la vie a ébré­chés, harassés, et marqués du sceau des intouchables qui vont se récu­pérer comme ils pourront avec une nou­velle recette, de petits pas, à petites doses .Quand toute une partie de soi disparaît en une nuit, un rési­du de sueur reste collé à la peau passant d’une di­mension connue à la por­tion réduite du re­gard d’ un homme dégonflé de son ramage et son plumage .

Réplique étiolée d’ une centaine de neurones :ta vie est passée de jouissances et de rires, en un poison en continu distillé dans chaque cellule .

Personne ne m’avait jamais vu m ‘extir­per de mes vêtements, les mêmes depuis

avant hier,ils exhalent ma débâcle. Ayant per­du de vue mes folies barbares et leurs vertus redoutables, j 'opère une marche arrière, ven­tilée par la partie la plus re­doutée de mon cœur éraflé ,je me réfugie dans ce goulet du compromis entre vie et entre vécu.

Ce fut le cri sauvage qui sortit de ma gorge de pantin à genoux, épuisé, à éra­fler les cordes vocales de la chorale d’un cœur d’hommes. La nuit tombait, je tombai, terras­sé.Quinze heures de sommeil m’ont été of­fertes,comme la cachette secrète où je rencont­rais le soleil qui me redonnait espoir et vie.

Ce matin, je ne sais plus ce que je dois faire de ma vie, mais je sais ce qu elle va faire de moi. Je ne connais pour le mo­ment que le premier acte qui a suivi le shoot que j ‘ai subi hier.

Dans mon miroir, un regard vide et stu­pide : un autre. .

Dans la salle de bains, un rayon de so­leil à travers la fenêtre translucide de la salle de bains donne un joli reflet à mes che­veux. Cette mèche révélatrice appar­tient à une époque consumée. Chaque minute s’en­fièvre dans mon corps pour en accro­cher une sui­vante,dans un processus infernal. Du fond de mes tripes j’entends rugir l’en­vie de décam­per de ma ta­nière,me soustraire en un seul bond à cette pensée as­phyxiante ar­rimée

aux derniers mots du docteur Ephti­mioux.

Je vois que j ‘ai épuisé ma vieillesse en une nuit. Je ne me parle plus de la même fa­çon.

J’avais été l ‘enfant d’une tribu de mon in­vention, qui dormait nu dans les touffes d’ herbes. Mes yeux bleus, ma tignasse blonde m’ont trahi et m ‘ont mis à l ‘écart.

Tout s’est passé sans moi.

Une seule nuit a détourné le cours d’un fleuve que j’aurai juré au départ aussi long que le Niger.

Premier geste : dégager de mes murs les torses grecs, les photos d’éphèbes qui ont ob­sédé la meilleure part de la vie d’un enchaîné déchaîné qui a tout connu. Dé­pouiller ce cadre farci de tout ce qui fait la diffé­rence entre hier après-midi et aujour­d’hui..

Personne ne sera étonné, parce que per­sonne ne sau­ra jamais. Déblayer les car­tons remplis des cartes souvenirs, ca­deaux et accroche-cœurs de toute na­ture, photos pos­ters,littéra­ture spéciali­sée. Les miasmes du passé. Tout ce qui a été un reflet de moi me gène.

Vide ordure depuis le troisième.

Au pas­sage un coup de godasse dans un plâtre grec,reco­pié des millions de fois dans toutes les gale­ries de Soho. Je regarde mon vélo qui occupe une place de choix dans le li­ving room.Je l’offrirai à Smain, le door-man .

Deuxième étape : Envoyer un mail à tous pour dire que je pars en voyage pendant 365 jours Ça veut dire : " ren­dez moi ma paix, j’ai décidé d’expulser

les temps funestes,

je rejoins un territoire en pleine lumière

dans la solitude de mes secrets".

Barboter dans les livres et la musique avaient été des périodes marginales, ce sera un mira­culeux moyen de puiser avant le final un rac­courci dans l' amour de la vie;ouvrir le por­tail de toutes les musiques.

Me laisser saturer de tous les concerts re­transmis du Lincoln Center depuis Avery

Fischer Hall, Carnegie, tout ce que New York peut offrir, les harmonies célestes qui trans­portent,ce qui fait que mêmes les paraly­tiques peuvent gagner le paradis dans un paso-doble et que moi, je pourrai m’en­voler doucement .

Je reste planté là comme une poutre à at­tendre que le Bon Dieu me dise de te­nir en­core un peu dans mon appartement.

On dit que les hommes vont se cacher pour mourir, un écrivain australien Col­leen Mac­Cullough en a même fait u roman "les oi­seaux se cachent pour mourir".

Un chant d’ oiseaux pour écervelés im­prudents ?.

Du fond de leurs tripes quelque chose doit se mettre en marche pour leur donner les bonnes instructions : vo­ler aussi longtemps que possible et doucement se po­ser sur leur dernière branche. Je sor­tirai seulement pour faire le tour du bloc, entre deux pages d’écriture, parce qu’il faut écrire pour laisser un bon souvenir de soi. C'est bien plus parlant qu’une pho­to, même bonne.

J’ai fait largement le plein de la cité, il n’y a pas une donnée dans cette ville qui ait été étrangère à mon investigation : J’ai battu le pavé. Je suis new -new-yorkais, comme l’au­trichien, le fameux Abraham qui vient d’achever la construction de son forum cultu­rel de 24 étages, avec sa façade de verre et de zinc dans la 52 ème rue. Pas une dalle de béton qui n’ait été posée à mon insu. Pas unclub qui ait échappé à mes nuits.

Moise a bien dit : Féconder sans en sur­veiller l’avan­cement, le calice de mes égare­ments,jusqu’à la métamorphose de la Rédemp­tion.

D’une certitude irrespirable, peut être saurai- je avec l’aide de Dieu tirer quelques

douceurs fictives de ce temps en sus­pension ?On en a vu d’ autres qui s’étant aban­donnés à Dieu,avaient reçu la visite d’ un ange ou même, eu l’ apparition de la Vierge Marie .

Je hanterai la compagnie des Pères du Dé­sert,j' irai tresser les joncs avec Abba An­toine devant sa porte, m’ accroupir à ses co­tés devant sa porte , sans un mot ,et, comme lui , je trouverai que le désert est une auto­route trop encombrée . Nous rirons sur notre bouée.

C'est le printemps, un jour, je repousse­rai comme un bourgeon .

D’en haut, de mon troisième étage, fe­nêtre sur cour, je peux voir une très vieille

dame assise devant son écran lumineux. Elle est là du matin au soir. Le coté surpren­ant de ce voisinage, c’est qu’à partir de maintenant, nous allons co-exis­ter dans le même combat contre le temps ;Je ne connaîtrai jamais d’elle, je suppose, que ses che­veux blancs et le dossier de son fau­teuil.Elle ne saura ja­mais l’incognito de ce compagnon­nage. Si elle tournait la tête, elle verrait que je souris. On peut prévoir qu’elle continuera son rythme tranquille ,avec ses petites pilules,tandis que moi, je ne me soumettrai pas à ces traite­ments de cheval qui ont fait souffrir tant de gens autour de moi .

Avec la tête comme un avion de grande por­tée qui traverse une brochette de cu­mulo-nimbus , une vieille dame dans l ‘autre partie du bâtiment que je ne croi­serai jamais , un door-man qui me tien­drai lieu de cordon om­bilical ,des murs entièrement recou­verts de livres , mon vélo qui ne partirait pas tout seul, je suis l'un de ces Kurdes sur mon terri­toire des monts Za­gros , seul à parler ma propre langue,à l ‘abri

d’un 36 ème parallèle que personne n ‘a ja­mais vu, à passer mes dernières heures sur mon canapé, à m’abreuver de tout ce qui a mode­lé les premières images de mon en­fance où le visage de ma mère vient en pre­mière ligne comme une vi­sion sé­curisante qui aurait le pouvoir de me faire re­venir à la surface après un plongeon interminable .

Une autre petite machine s’est mise marche. De vo­luptés balayées ,en rugis­sements de désespoir ,dans ce décor où conscient et in­conscient je suis encore partie, des abré­gés d’émerveillement défilent .

Les heures passent sans moi,l’égaré de la brousse new- yorkaise.


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