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Abhinavagupta : une autre non-dualité

Publié le 06 mars 2010 par Joseleroy

Quand on parle de non-dualité, on pense à Sankara et à l'advaita vedanta. Mais il existe une autre non-dualité, très différente finalement qui est celle du Shivaïsme du Cachemire et d'Abhinavagupta.
Les deux approches de l'absolu sont opposées sur bien des points, notamment sur la question de la liberté. Pour Sankara pas de liberté, pas de choix pour l'absolu car celui est non-agissant, non désirant. Il est passif et non actif. Or pour Abhinavagupta, l'absolu est actif, désirant et libre.

Voici un extrait du dernier livre de David Dubois qui nous le montre :

Abhinavagupta et la liberté de conscience , éditions Almora

" Une autre non dualité

On a souvent rapproché cette perspective de celle « non-dualiste » du Vedānta de Śaṅkara, maître de la religion brahmaniste du viiie siècle dont se réclameront de plus en plus de brahmanes à partir du xiie siècle jusqu’à nos jours. Chez Śaṅkara, ce qui n’est « pas deux » (a-dvaita), c’est la conscience individuelle et l’absolu, conçu comme être impersonnel et immuable. Pour montrer leur identité, Śaṅkara dit qu’il faut abstraire tout ce qui les oppose, c’est-à-dire tout ce qui est particulier, individuel, personnel. Or, selon lui la pensée et le désir sont les manifestations les plus fondamentales de cet individualisme naturel qui nous persuade que nous sommes des êtres limités, voués à mourir et à renaître sans fin. Comme les bouddhistes, mais pour des raisons très différentes, Śaṅkara rejette la conscience, le désir, la pensée, la parole, l’action et le corps. Bref, seul trouve grâce à ses yeux ce qui est absolument immobile, permanent, c’est-à-dire l’être, mais l’être pur, sans conscience au sens ou nous l’entendons ordinairement. Ceux qui connaissent sa doctrine – célèbre et pourtant mal connue – savent qu’il appelle aussi l’être absolu « Soi », « conscience » et « félicité ». Ces descriptions d’un absolu découvert en soi, dans l’instant présent, se trouvent de fait dans les Upaṇiṣads, que Śaṅkara tient pour la Révélation ultime qui, seule, nous permet de écouvrir l’absolu dans ce monde d’apparences trompeuses et douloureuses. Pourtant, il souligne que l’être est immuable ; mais il relègue à l’arrière-plan les aspects de conscience et, surtout, de félicité. Avec lui, le Soi devient un être abstrait. La conscience (cit) constitue bien l’essence de l’absolu, mais cette conscience n’a pas grand-chose en commun avec celle que décrit Abhinavagupta. Śaṅkara déploie en effet tous ses talents de dialecticien pour dépouiller son concept de la conscience de tout ce qui pourrait ressembler à du désir. Pourquoi fait-il cela, c’est-à-dire, pourquoi déforme-t-il le message des Upaṇiṣads, dont il se veut pourtant le champion ? C’est qu’il semble s’être donné pour mission de défendre le brahmanisme contre le bouddhisme. Or, c’est un principe constant de l’enseignement du Bouddha que le désir, et donc la conscience, sont la cause de toutes nos souffrances. D’ailleurs, toute conscience est désir et se pose en s’opposant à son objet. Quand l’objet disparaît (comme dans le sommeil ou l’évanouissement), la conscience elle-même disparaît. La conscience que l’on a de ce monde d’illusion n’est elle-même qu’une conscience illusoire, aussi éphémère que les choses qu’elle vise. Rien n’est  permanent, il n’y a pas de Soi ni de conscience ultime, et voir cela pleinement, c’est se délivrer parfaitement du Soi, et donc de la cause de toute souffrance. Comme beaucoup de philosophes brahmaniques seront tentés de le faire (dont Abhinavagupta), Śaṅkara reprend certaines idées de son adversaire pour mieux le combattre. Cependant, le Soi de Śaṅkara est du coup plus proche du non-soi bouddhiste que du « soi-même » vivant des Upaṇiṣads, et la pure conscience dont il parle est bien difficile à distinguer de la simple inconscience.

En somme, il prive le Soi de tout ce qui pourrait prêter à objection : plus de conscience, ni de désir, donc un Soi qui échappe à toute pensée, à la pensée des mécréants bouddhistes. Mais ceux-ci voient bien le défaut qui se fait jour alors : si le Soi est immuable comme le ciel ou l’espace, alors quelle différence y a-t-il entre ce Soi, et rien ? En effet, l’espace n’est rien, ou bien seulement un être de raison, créé par négation imaginaire. Il accueille, mais ne joue aucun rôle comme cause de quoi que ce soit. L’hypothèse d’un Soi permanent est donc un fardeau inutile. À la rigueur, ce n’est qu’un mot sans contenu. Les Bouddhistes suggèrent donc qu’ils ont gagné. Et, en effet, s’ils n’ont pas réussi à éradiquer le brahmanisme, ils l’ont influencé en profondeur. Sans le bouddhisme, la plupart des penseurs brahmaniques n’auraient pas existé. À cet égard, Abhinavagupta adopte une stratégie très différente de celle de Śaṅkara.

Non dualité avec ou sans désir


Pour résumer, disons que la non-dualité de Śaṅkara se distingue de celle d’Abhinavagupta sur les points suivants :

- L’absolu est être pur. Pour Abhinavagupta il est, en plus, action.

- La conscience est conscience pure, sans rapport avec le jugement et la parole. Pour Abhinavagupta, la conscience est la source de tout langage.

- Śaṅkara ne s’attarde guère sur l’absolu comme « félicité ». Abhinavagupta en fait le coeur de son système, notamment en « sexualisant » la liturgie.

- L’absolu n’est que connaissance, sans aucune activité. Pour Abhinavagupta, le Soi est connaissance et activité.

- Le Soi est sans désir. Pour Abhinavagupta, le désir, compris comme désir de soi, est l’essence de Dieu.

- L’absolu est défini seulement par négation et exclusion de tout ce qui est ressenti ou pensé. Abhinavagupta ne réduit pas l’absolu au discours, mais il inclut tous les aspects de l’expérience humaine dans le Soi-Seigneur.

- L’absolu n’est pas « Seigneur ». Ce n’est qu’une façon de parler, afin de décrire l’absolu par rapport à nous. Pour  Abhinavagupta au  contraire, la liberté est le coeur de l’absolu. L’« être immuable » sans cette liberté ne vaut rien.

- Le monde est une illusion, un faux-semblant. Seul l’absolu est réel. Pour Abhinavagupta en revanche, le monde n’est pas une
simple illusion. Mais surtout, la question de savoir s’il est réel ou non est mal posée. Ce qui compte, c’est notre jugement vis-à-vis de nous-mêmes, du monde et des autres êtres. Ressentons-nous ce monde comme étranger, hostile, ou bien comme un prolongement de notre être ? Que tout cela soit réel ou irréel n’importe guère.

- Le rituel et le yoga ne sont que des moyens de purification pour se préparer à la connaissance de l’absolu par le moyen des paroles des Upaṇiṣads. Ils font partie de l’illusion. Dès lors, ils ne peuvent nous en délivrer. Abhinavagupta se montre plus nuancé. La connaissance n’est pas le moyen suprême de se délivrer. Il y a, audessus d’elle, le pur désir. De plus, l’action rituelle est une forme de langage. Dès lors, pourquoi ne pourrait-elle mener à la prise de conscience de soi au même titre que la connaissance ?

- Seul celui qui devient indifférent à tout peut accéder à la connaissance libératrice. Pour l’adepte kaula que fut Abhinavagupta, il n’est pas question d’indifférence. C’est au contraire le manque de sensibilité qui emprisonne la conscience ordinaire dans une gangue de sommeil.

- La délivrance n’est que la réalisation du Soi immuable et inactif. C’est être libre de toute affection, de toute condition et des conséquences des actes. Mais l’action n’est plus possible après la réalisation du Soi. Il s’agit donc d’une liberté toute passive. Pour Abhinavagupta, être seulement libre de tout déterminisme n’est pas la vraie liberté, laquelle consiste plutôt à agir selon une volonté inconditionnée, celle du Seigneur.

- La non-dualité concerne la théorie, jamais la pratique. Il est interdit de transposer les vérités de la connaissance dans le domaine des actes. Le système des castes ne doit jamais être remis en question.

Celui qui est libre n’agit pas. Il renonce à tout et vit à l’écart de toute vie sociale. Pour Abhinavagupta, la non-dualité est au
contraire une pratique, une éthique, qui implique de se défaire de son adhésion au système des castes.
Il est clair que, même si les différences théoriques peuvent paraître minimes (et encore !), leurs conséquences pratiques sont considérables. A la limite, on pourrait concevoir que le système d’Abhinavagupta puisse s’accommoder de celui de Śaṅkara. D’ailleurs c’est ce qu’a fait une partie de la tradition de la Śrīvidyā, une tradition tantrique contemporaine fort populaire et souvent intégrée aux institutions brahmanistes. En revanche, Śaṅkara ne pourrait adopter toutes les thèses d’Abhinavagupta sans perdre son « soi » brahmanique. Dans la vision inclusiviste du maître de toutes les traditions śivaïtes, la non-dualité de Śaṅkara aurait en effet sa place : elle correspond au moment où la conscience s’affranchi de tous les objets limités dans un geste de négation totale.
C’est du moins ainsi qu’Abhinavagupta interprète la célèbre phrase de l’ancienne Upaniṣad : le Soi « n’est pas ainsi, pas ainsi ! ». Cependant, ce vidage n’est pour le śivaïsme qu’une étape vers la souveraineté. Abhinava ne mentionne pas Śaṅkara. Par contre, il critique une position tout à fait semblable dans ses commentaires sur la Reconnaissance, celle de Maṇḍanamiśra. Cet examen porte sur deux points en particulier : d’une part, le Vedānta affirme que les phénomènes sont irréels et sans fondement rationnel. Mais alors, d’où proviennent ces apparences ? Et qui est ignorant, si seul existe l’absolu ? D’autre part, le Vedānta soutient que l’absolu est sans désir ni activité. Mais du coup, il devient impossible d’agir librement. L’adepte du Vedānta semble condamné à craindre la vie, se réfugiant dans une liberté abstraite, retranchée de tout. Or, que vaut une liberté si elle n’autorise pas à agir ?" David Dubois


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