A quarante sept printemps, l'écorché fleur de peau qui aimait se planquer en compagnie de sa ménagerie composée d'ânes, de lapins, d'araignées et de chevaux a finalement fait cavalier seul pour chasser ses démons. Au bout de la piste, un suicide d'un coup de revolver samedi dernier. Et plus de Sparklehorse.
Comble de l'horreur, le pauvre se serait manqué et n'aurait apparemment pas perdu la vie sur le coup. Transporté à l'hôpital le plus proche, il aurait rendu l'âme trois heures plus tard aux sons des bips des machines sonnant comme les comptines désaxées qui devaient trotter dans sa tête. Derrière ses lunettes de taupe, la petite lumière d'espoir au fond des ses yeux embrumés par des excipients artificiels s'est définitivement éteinte. Oh non Mark, merde, pas toi...
Parfois, j'ai titillé la probité émotionnelle des artistes que j'ai côtoyé.
Mais en présence de Mark Linkous, la question aurait tout simplement été obscène. La mécanique de sa sensibilité ondulatoire, son histoire, avaient l'allure d'une série de circonstances aggravantes dont sa musique rendait bien compte. Malheureusement, on ne pourra plus jamais percer le mystérieux processus qui le sortait parfois de son marasme pour une embellie sonore bouleversante. Une musique aussi précieuse et sincère que celle de Cobain ou de son pote Vic Chesnutt qui lui aussi, a récemment rejoint la catégorie des grands brulés de la cervelle. Au même maux, le sale même remède qui donne envie de crier sa haine de la NRA. Ces derniers temps, le génie du désespéré fait trop souvent place à la froideur du canon sur la tempe.Des monstres lynchiens et des nourrissons morts pleins la tête, Linkous avait les peurs chroniques de l'inadapté. Un être souffrant du syndrome Brian Wilson qui devait porter son fardeau de spleen au quotidien. Les jours où l'araignée de sa dépression ne tissait pas trop sa toile, le Lonesome cowboy avait pour seuls exutoires des parenthèses musicales sublimes et des balades sur sa Triumph, sa deuxième passion. A plusieurs reprises, je l'aurai vu sortir la tête du van pour que le vent le grise, le rende vivant l'espace d'un moment. Dans de brefs instants d'accalmie cérébrale, l'homme, sorti de sa torpeur, décochait quelques sourires attendrissant comme un souvenir enfantin. Un bonheur fugace qui une fois éteint, laissait place à une mise en abime tragique et immédiate.
Le jeune Linkous était un pur produit des fonds de la Virginie. Autant dire de nulle part.
Rejeton d'une famille de mineurs, il s'emmerde sec jusqu'au moment de rencontrer The Pagans, une bande de bikers, ennemie jurée des Hells. Ils lui refilent le goût pour la vitesse, la belle mécanique et les produits illicites. Ses parents l'envoient chez sa grand mère à Charlottesville où il buche sur une guitare et écoute très fort ses grandes référence, Johnny Cash et les Pistols.
Départ pour LA, objectif, réussir. Vie de merde passant par un magasin de disques à NY et à nouveau la Virginie où il se réconcilie un peu avec lui même, dans un calme bucolique.
Avec l'aide de son ami David lowery, leader des Cracker, il couche sur bande le premier album de Sparklehorse au titre hommage à Tom Waits : Vivadixiesubmarinetransmissionplot. Malgré ce titre handicapant, il signe chez Capitol et part dans des tournées marathon dont des premières partie de Radiohead en Europe pour Ok computer. La puce monte à l'oreille des médias mais les ventes ne décollent pas. Linkous s'enfonce dans un rythme malsain de came et de médocs. Le 23 janvier 1996, sa vie bascule. Un cocktail malvenu de valium et d'anti dépresseurs et la chute dans un escalier d'un hotel londonien. Il est déclaré mort cliniquement pendant deux minutes et passe par la case fauteuil roulant pendant de longs mois, avant de remettre un pied maladroit devant l'autre. Il en gardera des séquelles. Ajoutez à cela un cercle familial et amical décimé aux fils des ans et une foutue pharmacie ambulante que ne le quittait jamais et vous comprendrez le désarroi du bonhomme.
2002. La première fois que je l'ai rencontré, c'était Backstage à la cigale sur la tournée It's a wonderful life, juste après son concert mariné au son du mellotron, à chialer dans sa bière.
La pièce était en effervescence et Linkous affalé dans un canapé aussi déboité que lui, avait les yeux dans le vague. L'image du Neil Young de Tonight's the night me sauta au cerveau. Je m'approchais doucement et m'assis sans piper mot. Il amorça avec un « c'était comment ?», «émouvant» lui dis-je. Un ange passe. Moi (encore plus con) :
- Cool que tu aies enfin pu jouer avec Tom Waits.
- Lui ( très lentement) : Tom Waits is god, euhhhhhhhh a kind of god for me.
"Contact" comme dirait Gainsbourg. Dans ma tête, le vieux canadien de Winnipeg chante «He's the loooooooooner» alors que déjà disparait la carcasse du loser, en pilote automatique.
Les années suivantes, je pomperais régulièrement l'air de mes homologues américains pour connaître une date plausible du retour du cheval étincelant. La réponse était toujours la même : TBC (to be confirmed). Je le retrouverai finalement quatre ans plus tard, sur un parking à Nashville, la Mecque de la country et des bars en papier mâché de Broadway. Les même temps morts, les mêmes précautions. Pour lui, pas question de trainer son corps de pantomime dans les troquets, traverser la route pour aller faire une session photo semble être déjà le bout du voyage. Psychologiquement, il est affable et pétillant jusqu'au moment où, pour préparer le terrain, je lui parle de quelques interviews triées sur le volet et d'un live TV, pour soutenir son disque en France. Réponse immédiate avec des yeux d'enfant chétif : «I'm scared, I'm terrified».
Le soir même sur scène, Linkous n'est pas dans son assiette. Il se bat comme un tigre pour s'extirper de problèmes techniques et s'excuse quatre fois pour les larsens intempestifs. Consciente que l'on n'a pas vu le meilleur de son mari, sa femme nous propose alors de les rejoindre le lendemain à Ashville en Caroline du nord où le couple a posé ses bagages depuis quelques temps.
«On sera en concert comme à la maison ...»
Ok, va pour Ashville. Derrière elle dans la pénombre Mark a sa tête des mauvaises heures... Le lendemain, c'est la route avec la country des Appalaches qui braille dans l'autoradio. Halte dans une quelconque Delivrance city où l'on a l'impression de débarquer dans le bar d'Easy Rider à l'heure du déjeuner. Genre « Ici on aime pas les étrangers ». Dans ce genre de bouges, Bush bat encore des records de popularité, Linkous bredouille toujours une excuse honteuse pour son con de président. Le soir, la foule indie est là et Sparklehorse sort le meilleur de lui même, dans une salle de deux cents personnes. Pour la première fois Mark semble sûr de lui, déterminé. Les moments les plus enlevés mettent tout le monde d'accord. Voir un gaillard décharné brailler « All I want is to be a happy man » avec une déferlante grungy au cul, y'a pas à dire, ça bouge les tripes. A la fin du set, la foule entonne un happy birthday qui le prend totalement au dépourvu. Il rit, il sourit.
Je le retrouve, extatique. Il me dit combien il est touché d'avoir été accepté dans cette ville, combien cela a été dur de quitter la Virginie, ses dealers, sa dépression. Sans aucune raison valable il me donne l'accolade , un "thanks a lot, take care and see you in Paris" qui pour une fois n'a pas le goût amer des formules de politesse. Il y aura d'autres échanges, mais celui là restera le plus marquant. Peut-être à cause de sa coupe de piaf, de ces zygomatiques qui remontent jusqu'à sa paire de lunette et de son air de gamin heureux d'avoir mis la main dans le pot de confiture.
Trop souvent avec Mark Linkous, j'ai eu le sentiment d'avoir face à moi l'incarnation même du climax de Sloop John B des Beach Boys. «I feel so broke up, I want to go home». Trop souvent, j'ai prophétisé une mort violente par suicide ou overdose. Aujourd'hui, je chiale, je maudis cette putain de fatalité lisible comme une tragédie au milieu de sa figure. Je crache à la gueule de son futur culte que je souhaite pourtant de toutes mes forces, pour sa musique, pour l'homme.
See you Mark, Take care.