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Ariane Mnouchkine et la lueur obstinée du Soleil (2/2)

Par Labreche @labrecheblog

(Lire la première partie de l'entretien.)

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Les Naufragés sont un spectacle d’éducation et de récréation, disiez-vous. Dans la pièce, les personnages cherchent justement à réaliser cela, par le biais du cinéma.

Oui, c’est une idée qui est arrivée très tôt dans la préparation. J’adore ça, d’abord, et je pense que beaucoup de comédiens du Soleil aiment le cinéma profondément, pas comme tous les acteurs qui veulent faire du cinéma : ils l’aiment en tant qu’art, en tant que moyen d’expression. Moi, j’aimerais beaucoup en refaire, mais je ne veux pas passer les quatre ans nécessaires à trouver de l’argent pour refaire un film, je ne peux pas, je n’ai pas la possibilité de ça, j’ai une troupe, j’ai « charge d’âmes », je ne peux pas laisser les gens dans la nature pendant quatre ans pendant que je cherche un producteur.

Pour la pièce, le cinéma était dans la proposition que j’ai faite aux acteurs dès le départ. Il nous fallait une distance, certains diraient « mise en abyme », nous appelons ça parfois une « béquille », une idée que nous utilisons pour commencer, en nous disant que peut-être elle ne perdurera pas. Bien sûr, non seulement ça a perduré, mais ça a pris de plus en plus d’ampleur. Et le cinéma muet est venu très très vite, dès les premières répétitions. Comme on était en 1914, c’était du cinéma muet. Certes, les acteurs parlaient à l’époque, tout de même... Mais pas toujours, par exemple D. W. Griffith a dirigé certains films en disant aux acteurs de ne pas émettre de son.

Cette réflexion formelle, cette « distance », c’est un souci ancien, et permanent dans les spectacles du Théâtre du Soleil ?

C’est la distance absolument nécessaire au théâtre, une sorte de métaphorisation de l’espace, du temps. Il faut une transfiguration au théâtre, du moins je pense qu’il le faut, sinon il n’y a pas de théâtre. Donc il y a un moment où cette transfiguration s’étend à tout, elle passe par le corps des acteurs, elle s’étend à l’espace, au décor, à la petite maquette du bateau dans la tempête... Et le cinéma travaille là-dessus,  les gens de cinéma ne s’en rendent pas compte d’ailleurs, ils croient qu’ils sont loin du théâtre alors que c’est souvent par des procédés théâtraux qu’ils trouvent leur poésie au cinéma — pas toujours mais souvent.

Là, on s’est rendus compte très vite que les mots qui étaient dits étaient des mots qui avaient été tellement galvaudés, qui étaient tellement vidés de leur sang, que pour qu’ils reprennent une innocence, une émotion, il fallait une distance et qu’elle était donnée par le silence. Quand vous lisez le mot, par exemple, « lutte des classes », vous vous le dites à vous même, et vous avez en vous même un pouvoir de réflexion, on ne vous l’assène pas. On sentait que ces mots n’étaient plus dits, qu’ils étaient en général assénés, et donc qu’ils avaient perdu leur vertu, soit de réflexion, soit d’espoir. En revanche quand on arrive à ce que l’acteur l’exprime avec sa sincérité, et que vous le disiez par vous même, vous êtes spectateur et lecteur, comme s’il y avait une dimension de la littérature qui était là. On ne savait pas si ça marcherait d’ailleurs, mais je savais que sur moi, ça marchait, et après tout je n’ai que ça comme critère.

« Le silence redonne aux mots une innocence, une émotion »

Le spectacle est maintenant lancé, et comme d’habitude vous jouez sans avoir fixé de date d’arrêt. Pendant ces périodes, parfois plus d’un an, le spectacle évolue lui aussi ?

Le spectacle reste essentiellement le même, mais il mûrit. Pour Les Naufragés, il est apparemment très simple, mais en réalité très complexe à mettre en place et à garder, il y a tellement de réglages que c’est un peu comme les dominos, s’il y a une petite erreur quelque part, cela peut entraîner dix petites erreurs à la suite, nuire au rythme. Mais cela se produit de moins en moins. Les passages écrits, eux, évoluent pendant les répétitions, en relation entre les comédiens, l’auteur. Mais à partir du début des représentations, cela n’évolue plus.

Puis, en général, dans un spectacle, il y a toujours un moment où le spectacle mûrit et arrive à sa fleur, et ensuite un autre travail commence qui est de ne pas pourrir, ne pas s’abîmer, ne pas dessécher. Et alors il faut parfois prendre une après-midi entière pour enlever des scories, des petits trucs, des suppléments qui se sont accumulés et enlèvent de la transparence, de la translucidité à la pièce.

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On sent toujours au Théâtre du Soleil et dans vos mots une attention très particulière au public.

C’est à dire qu’il y a deux moments. Il y a un moment où il ne faut pas se préoccuper du public, c’est pendant les répétitions. Moi, je ne peux pas me dire quelle va être l’émotion du public, je n’ai comme critère que ma propre émotion, qui doit être confortée par l’émotion des comédiens. Si je leur dis que j’ai trouvé ça très bien et qu’eux me disent pas du tout, là, il y a un problème, mais quand moi j’ai senti que j’avais la chair de poule, que j’étais émue, que j’ai ri aux larmes, je ne peux pas me dire : « Est-ce que le public va rire comme moi ? », mais simplement : « Oui, j’ai ri, c’est drôle ». Donc je ne pense pas au public.

Par contre, là où on commence à penser au public, c’est un moment très important, lorsqu’on se demande : « Est-ce que tout est clair ? Est-ce bien compréhensible ? » Et ensuite, le moment où il va arriver. Parce qu’à mon avis, au moment où les gens passent le portail de la Cartoucherie, ils doivent se sentir désirés, aimés, utiles... Se sentir les rois de la fête ! D’ailleurs il y a une phrase que je dis toujours au moment du petit meeting qu’on fait avec les acteurs avant qu’on ouvre la porte, à chaque fois on se parle de tout un tas de choses, on se fait des petits discours, et puis je dis : « Le public entre », comme on dit « Le roi entre ». Au moment où le public entre cela veut dire que le roi est là. On peut faire des erreurs, mais tout est fait pour que le public reparte de chez nous nourri, apaisé, encouragé à être humain.

« Une pédagogie jubilatoire. »

Et cette relation chaleureuse avec le public, avez-vous conscience qu’elle est réciproque ?

Elle l’est énormément, c’est une gratification extraordinaire. Les applaudissements bien sûr, mais aussi la façon dont les gens parlent lorsqu’ils entrent dans le théâtre, la façon dont ils montrent le théâtre à leurs amis qu’ils amènent pour la première fois, la fierté avec laquelle ils le montrent. « Ah, je suis contente que tu vas voir ça ! » disait une dame hier soir. Parfois je passe des colères terribles dans certains théâtres. On sort, le public a à peine fini d’applaudir, on est dans le hall et on vous pousse déjà dehors. « Madame, allez discuter sur le trottoir », on nous dit ça, dans des théâtres, publics parfois, un quart d’heure après la fin du spectacle, même pas, dix minutes ! Ce n’est pas possible !

Vilar voyait dans le théâtre un service public, comme le gaz, l’eau ou l’électricité.

J’adhère complètement à cette vision. Et c’est d’ailleurs pour cela que nous sommes subventionnés. Pour rendre l’argent que l’on nous donne. Notre devoir est là, dans une pédagogie jubilatoire.

Mais ce souci n’a-t-il pas tendance à se perdre aujourd’hui ?

La politique du pouvoir actuel, en tout cas, n’est pas à la pédagogie. Ni dans l’Éducation nationale, ni dans la culture. Au sein du monde du théâtre, ce souci reste tout de même fréquent. Même si certains signes me font parfois craindre un divorce avec le public. Sans vouloir paraître réactionnaire, je pense qu’il faut parfois savoir pour qui on travaille. On a tout a fait le droit de faire ce qu’on peut appeler un théâtre de laboratoire, pour quelques spectateurs. À ce moment là, la question des moyens se pose, donc du prix. Elle se pose, mais je n’ai pas de réponse.

Et puis, il y a ce que moi j’espèrerais pouvoir définir comme un laboratoire pour un grand nombre, un laboratoire pour un théâtre populaire. Il y a du laboratoire dedans, il y a de la quête, de la recherche. Parce qu’il y a aussi une autre tendance tout aussi réactionnaire, qui serait d’assimiler le théâtre populaire à la soupe du même nom. Non, le théâtre populaire, c’est ce que définit très bien Vitez comme « le théâtre élitaire pour tous ». C’est une définition courageuse et dont j’aimerais pouvoir dire que je la suis.

« Le théâtre populaire n’est pas la soupe du même nom. »

Et ce souci, parvenez-vous à le transmettre autour de vous, aux personnes qui ont travaillé avec vous ?

Certains le conservent, oui, des gens comme Christophe Rauck à Saint-Denis, des gens qui font leur théâtre, qui ont leur individualité mais qui œuvrent dans ce sens.

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La problématique du théâtre populaire, c’est aussi d’attirer un public effectivement « populaire », divers. Sartre critiquait ainsi le TNP, en signalant que son public était resté essentiellement petit bourgeois, et pas ouvrier.

Je pense que Sartre a souvent dit des bêtises. C’est vrai qu’il n’y avait à l’époque pas beaucoup d’ouvriers qui allaient au théâtre, il y en a d’ailleurs toujours assez peu, mais ce n’est plus vrai de leurs enfants. Leurs enfants y vont, par l’intermédiaire des lycées, des profs qui se battent pour eux, et que j’appelle les héros des temps modernes. La diversité du public, c’est une problématique à laquelle on est confronté et que l’on résout plus ou moins bien selon les jours, selon les spectacles, selon les moments. Il y a toujours beaucoup de jeunes, tous les jours il y a plus d’un quart de la salle qui sont des lycéens, des collégiens. La diversité est assurée par là, il n’y a pas que des petits bourgeois au collège, et tous les collèges viennent, y compris des établissements dits difficiles.  C’est là qu’on la voit, la difficulté, d’ailleurs pas forcément avec les établissements auxquels on pourrait s’attendre.

Parfois, le premier réflexe des enfants quand ils arrivent, c’est de dire « j’comprends pas », avant même que le spectacle commence vraiment. Le spectacle ouvre, la lumière s’allume, et on entend « je comprends rien ». Et ça, ça fait pleurer. Parce qu’on sent que c’est une décision prématurée. C’est ce que je leur dis, d’ailleurs. Quand les jeunes arrivent et affirment qu’ils ne peuvent pas comprendre, c’est une décision prématurée. Elle ne leur incombe pas totalement, mais quand je m’adresse à eux, je fais comme si c’était leur décision. Je leur parle comme à n’importe quel spectateur.

Il n’empêche qu’ils en sont totalement convaincus, et donc ils ne comprennent rien. Là, il y a une résistance, et cela dépend beaucoup des professeurs et du niveau de préparation, on le sent à la façon dont ils entrent dans le théâtre, combien on les a préparés à ce désir, pour qu’ils arrivent ici en tant que parties prenantes, en tant que participants, à égalité avec tous les autres qui sont là. C’est difficile, mais c’est rare, et cela s’explique généralement, par la fatigue, la faim. Et pourtant on a aussi des exemples de jeunes qui arrivent de l’autre bout de la France, des Landes, qui sont fatigués, disent « je vais dormir », et viennent me voir à la fin, en larmes, et me disent « c’est magnifique ». Donc tout est possible.

Le théâtre populaire, c’est aussi un questionnement sur le répertoire. Faut-il un répertoire nouveau comme l’envisage Piscator, adapté à la « masse » ? Ou bien s’agit-il de donner accès, comme Vilar, à un répertoire considéré comme un patrimoine ?

Il faut faire les deux, moi je pense qu’il faut faire les deux, j’ai envie de faire les deux, on a fait les deux. Je pense que nous vivons à une époque, différente de celle de Piscator, de celle de Vilar, et je pense qu’on a le droit de faire ce qui nous paraît juste. Cette fois, je voulais mettre en scène  Shakespeare, et comme je vous l’ai dit, j’étais en train de le tordre parce que j’avais envie d’un spectacle extrêmement politique. Avec les Éphémères, non, au contraire, j’avais envie de parler aux souvenirs des gens, aux inconscients. Nous ne sommes pas faits que de discours de Jaurès, nous sommes aussi faits de traumatismes enfantins, de parents divorcés, de pères alcooliques. Je crois que les gens qui font du théâtre ne peuvent pas obéir à telle directive de tel syndicat, tel parti ou telle administration.

Et ce projet Shakespeare, est-il toujours envisagé ?

Il n’est pas abandonné, j’espère bien que je remonterai un Shakespeare. Le dernier classique que nous avons monté, c’était Tartuffe, en 1995. Tant que ça n’arrive pas, c’est que ça ne me manque pas, je pense que le jour où ça me manquera nous le ferons.

« J’espère remonter un Shakespeare »

Est-ce que la difficulté n’est pas aussi de concilier cela avec la démarche de création collective devenue prépondérante ?

Bon, pour la pièce actuelle, forcément, tout est collectif, la création, l’écriture, tout. Mais le théâtre est toujours collectif. Ce sont plutôt des questions de thèmes. Au fond à un moment j’ai eu envie de parler par Macbeth du pouvoir actuel, et il a bien fallu se rendre compte que non, Sarkozy, ce n’est pas Macbeth. « J’abîme Macbeth », me suis-je dit. Il ne faut pas faire ça, mais ça ne veut pas dire que je ne monterai pas Macbeth un jour.

Il y a aussi autre chose à quoi il faut faire attention lorsqu’on monte un classique, c’est qu’il y a une sorte de petit concours inconscient auquel on peut se prêter, la « nouvelle lecture », et ça il faut arriver à ne pas rentrer là-dedans. Les sorcières, c’est un concours : qui va réussir à faire que ces sorcières soient bien dans Macbeth ? Il y a Kurosawa qui fait quelque chose, il y a Orson Welles qui fait quelque chose. Et moi, et moi, et moi ? Comment je vais les faire ? Quand on en est là, on est dans le concours, et si on est dans le concours, d’une certaine façon on n’est pas dans le travail des « mediums » que doivent être des acteurs et un metteur en scène face à une pièce du répertoire. Il ne faut pas vouloir posséder la pièce mais se laisser posséder par elle.

Les naufragés du Fol Espoir, au théâtre du Soleil, les mercredi, jeudi, vendredi à 19h30, les samedi à 14h et à 20h et les dimanche à 13h. Réservations au 01 43 74 24 08.

Propos recueillis le 5 mars 2010. Merci à Ariane Mnouchkine et à la troupe du Théâtre du Soleil pour leur accueil.
Crédits iconographiques : 1. © Théâtre du Soleil ; 2.© 2010 La Brèche ; 3. © Michèle Laurent.

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