Vers 19h30, Ben Yaghlane a fait finalement son entrée sur scène, il semblait mal à l’aise, probablement à cause de ce qui venait de se passer dans les
coulisses. Mais il a pu rapidement dépasser cela pour entamer sa séance de sensibilisation interactive rythmée par la présentation de quelques tableaux théâtraux.
Il a donc commencé par donner un premier tableau, histoire de mettre tout le monde dans le bain. Il a mis en scène justement la
dernière rencontre au mois de mai (voir Réalités n° 1220 du 14 au 20/5/2009) durant laquelle on avait donné la parole aux candidats potentiels à l’émigration clandestine pour exprimer leurs
problèmes. Le comédien s’est mis dans la peau de l’un d’eux en caricaturant son rapport avec les responsables qui se contentent de répondre par une langue de bois à des interrogations vitales
d’un être qui se sent démuni devant une situation difficile de précarité et de chômage dont la seule issue est la harga. La dérision arrive à son comble quand le citoyen déclare au responsable
qu’il ne l’écoute pas et qu’il s’imagine déjà en Italie. «Io sono già partito» (je suis déjà parti), lui dit-il.
Après cette première séquence, le climat est devenu propice pour engager le débat sur les préoccupations des jeunes de Douar Hicher,
réputé pour être un fief de l’émigration clandestine. Mais d’abord, le comédien a préféré leur montrer un document vidéo avec les témoignages d’émigrés clandestins tunisiens qui vivent en Italie,
sur la vie de “chiens” qu’ils mènent là-bas et leurs regrets d’avoir quitté leur patrie pour rien, le tout illustré par des images de cadavres humains trouvés dans la mer.
« Je “brûlerai” quoiqu’il arrive »
Ben Yaghlane croyait ainsi pouvoir les dissuader en leur présentant le genre d’existence misérable qui les attend si jamais ils
parviennent à arriver sains et saufs en Europe. Mais loin de là, des jeunes semblaient plus que jamais décidés à tenter l’aventure. En témoigne, Elyès, 17 ans, lycéen, qui a déclaré : «Je suis
plus que jamais convaincu de la validité de mon choix. “Je brûlerai” quoi qu’il arrive car, ici, si tu ne travailles pas, tu n’es pas respecté alors que là-bas en Italie, même si tu vis dans la
misère totale, personne ne te verra et puis tu pourras galérer pendant deux ou trois ans, voire plus mais à la fin tu reviendras avec beaucoup d’argent et tu réaliseras finalement tes rêves. Et
peu importe d’où vient cet argent, même s’il provient du trafic de drogue. L’important est de l’avoir et de rentrer triomphant au bled ».
Achref, un autre jeune, partage aussi son avis en révélant qu’il n’a pas peur de mourir en mer car il se sent “presque mort” : « Je
suis chômeur depuis bientôt neuf ans. J’ai fait de petits boulots pour survivre et une formation en tapisserie sans pouvoir décrocher un poste de travail. J’ai ouvert un petit kiosque à tabac
mais la municipalité me l’a fermé car je n’avais pas d’autorisation. J’ai tout essayé pour trouver un emploi et améliorer ma situation mais sans succès. Alors la seule voie qui me reste
aujourd’hui c’est de “brûler”».
« J’avais seulement 18 ans et j’étais déjà en prison »
Consterné par ces déclarations, Ben Yaghlane a invité ces deux jeunes à monter sur scène et à s’imaginer dans une barque
en train de traverser la mer vers un destin incertain. Ces derniers ont joué le jeu et ont improvisé un dialogue d’une grande authenticité. Ils ont été rejoints ensuite par une jeune fille qui a
interprété le rôle d’une mère qui essaye de convaincre son fils de rester dans le pays. Les trois ont donné une belle performance, à saluer vivement. Ils ont surtout encouragé d’autres à venir
sur scène et s’exprimer, tel ce témoignage vibrant de Khalil, 20 ans qui a “brûlé” trois fois. Durant l’une d’elle, il a été arrêté en Libye et incarcéré pendant quatre mois dont il garde un
souvenir terrible. «J’avais seulement 18 ans et j’étais déjà en prison. Nous étions frappés tout le temps par les geôliers. Ma mère a dû vendre ses bijoux pour venir me rendre visite », a-t-il
déclaré. Depuis, il a décidé de ne plus penser à l’émigration clandestine et de chercher du travail pour dédommager sa mère de la perte de ses bijoux. Mais ce n’est pas gagné, car après avoir
suivi une formation, Khalil ne trouve toujours pas de boulot et il a conclu qu’il faut avoir absolument des pistons pour en décrocher. Et il n’est pas le seul à penser de la sorte. Car un jeune
diplômé, ayant fait une licence appliquée en animation touristique, a pris la parole pour raconter sa galère à trouver un emploi. « Je suis allé frapper à la porte de plusieurs entreprises mais
sans succès. Un jour, un patron m’a rétorqué qu’il n’emploie pas des gens qui viennent des “banlieues” de la Capitale ». Résultat, le jeune homme commence à désespérer d’être embauché sans avoir
des pistons et l’idée de la “harga” germe petit à petit dans sa tête.
La jeunesse lance un SOS
Raouf Ben Yaghlane est conscient que le motif le plus fort de l’émigration clandestine reste le chômage. C’est pour cela qu’il a
centré les deux autres tableaux théâtraux qu’il a présentés sur ce thème. Son personnage, cherchant à dépasser ce problème, commence à fantasmer sur la richesse qu’il va recueillir à l’étranger,
les projets qu’il va construire en rentrant au pays, la société qu’il va créer permettant ainsi à tous ses amis chômeurs d’avoir du travail à un salaire très haut etc. Ces rêves correspondent
tellement à la réalité que les jeunes de Daouar Hicher se sont identifiés facilement au personnage et à ses paroles.
Reste que ces jeunes qui ont exprimé librement leur malaise n’ont pas obtenu finalement de réponses à leurs interrogations quant aux
problèmes de chômage, de précarité et d’inégalité des chances pour l’accès au travail. Ils n’arrêtaient pas de répéter que s’ils trouvaient un encouragement et un soutien pour décrocher un emploi
ou créer des projets, ils n’auraient aucune raison de quitter leur pays. Un appel que Ben Yaghlane a cherché à transmettre aux représentants des nombreuses associations présentes, en espérant
qu’elles puissent faire quelque chose.Hanène Zbiss
