Magazine Conso

Faire des insomnies

Par Jb
medium_calimero.jpg Ô bienheureux qui n’êtes pas sujets aux insomnies ! Je vous envie follement et cruellement. Car pour ma part, mon sommeil n’est pas toujours de tout repos.
Ce qui est bien dans les insomnies, c’est qu’elles peuvent prendre plusieurs formes. Grosso modo :
1/ l’insomnie d’endormissement : on se met au lit en se disant qu’on voudrait s’endormir (vu qu’en plus on est crevé) mais on n’y arrive pas ;
2/ l’insomnie de milieu de nuit : on se réveille à 3h du mat (au hasard pour aller pisser) et on n’arrive plus à se rendormir (alors qu’on est crevé) ;
3/ l’insomnie de fin de nuit : alors que le réveil sonne à 7h, nos yeux s’ouvrent et s’écarquillent sur le coup des 5h et, malgré le fait qu’on voudrait se rendormir (parce qu’on est crevé), ça ne fonctionne pas. Bien entendu trois secondes avant que le réveil sonne, nos yeux tombant de fatigue avaient finalement décidé de se fermer… dommage !
Le summum, c’est évident de cumuler les différents types d’insomnie. Ce qui arrive. Personnellement, je trouve que le moins pire c’est d’avoir des difficultés à s’endormir. C’est bien entendu pénible, mais comparé à une insomnie de milieu de nuit (la pire à mon sens, car au matin elle vous laisse brisé) je signe tout de suite.
Il m’arrive heureusement de m’endormir en quelques minutes, comme ça sans même y penser, bercé par la fatigue. Et je sais que pour certains, ce mécanisme est tout à fait normal. Ceux-là doivent malgré tout comprendre que pour des gens comme moi, c’est une espèce d’Eldorado le plus souvent inaccessible.
Quelqu’un comme Cioran (dont on connaît la vision plutôt noire et tragique de l’existence) était bien entendu victime de l’insomnie. Il semblerait même, à l’en croire, que l’insomnie ait été en quelque sorte l’un des éléments déclencheurs de l’écriture. C’est ce qu’il explique dans la préface de son premier livre, Sur les cimes du désespoir, qu’il a écrit à 22 ans : "Le phénomène capital, le désastre par excellence est la veille ininterrompue, ce néant sans trêve. Pendant des heures et des heures je me promenais la nuit dans des rues vides (…) L’insomnie est une lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l’oubli. C’est pendant ces nuits infernales que j’ai compris l’inanité de la philosophie. Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée par la pensée, c’est la conscience exaspérée par elle-même, une déclaration de guerre, un ultimatum infernal de l’esprit à lui-même."
Cioran ou l’insomnie comme phénomène inaugural de sa philosophie, cela mérite d’être remarqué. Le Roumain, avec son emphase et son mélodrame coutumiers, souligne malgré tout la souffrance psychologique que l’insomnie peut procurer.
Dans un registre moins enflammé, mais finalement tout aussi (voire plus) pathologique, le philosophe Clément Rosset (dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, voir ma chronique du 8.04.06) a eu l’occasion de s’interroger sur les troubles du sommeil dans un ouvrage passionnant intitulé Route de nuit (épisodes cliniques).
Pendant trois ans, il a tenu un journal alors qu’il souffrait d’un mal étrange qu’il a lui-même baptisé hasofin "comme abréviation de ce qui est son symptôme majeur : Hyper-Activisme Semi-Onirique de FIN de sommeil, agitation incompréhensible et en quelque sorte maléfique qui me laisse, au réveil, hébété et hagard."
Rosset parle de "sommeil épuisant" et "non réparateur" qui aboutit au paradoxe suivant : "je me réveille non pas reposé, mais dix fois plus fatigué que je ne l’étais au moment où je me suis endormi." Dans son livre, à un moment donné, Clément Rosset cite ces phrases qu’il a trouvées dans un roman espagnol de Pérez de Ayala, Belarmino y Apolonio (1921) : "Les hommes se classent en deux catégories, selon leur façon de dormir. Les uns dorment peu, parce qu’ils s’endorment aussitôt ; les autres dorment beaucoup, ou du moins restent au lit pendant de longues heures, parce qu’ils s’endorment petit à petit (…) Les premières de ces personnes sont de nature musclée et robuste. Les secondes de nature lymphatique et hyper-sensible. Les premières sont douées pour le succès dans l’action : militaire, politique ou commercial. Les secondes pour le succès intellectuel et artistique."
Maigre consolation (si tant est que ce soit vrai) !
Parlons enfin du philosophe Alain. Je ne saurais trop conseiller la lecture de ses Propos sur le bonheur, qui sont une source infinie de méditation et de consolation. Grand lecteur des stoïciens, de Spinoza ou de Descartes, Alain a beaucoup réfléchi sur les passions et sur la joie. De façon extrêmement stimulante, il arrive à sensibiliser son lecteur sur l’élément suivant : les passions sont un cercle vicieux qu’il faut briser. De façon aussi prosaïque que convaincante, il prend plusieurs exemples de la vie quotidienne pour illustrer ses Propos. Ainsi l’enfant qui "crie de crier". Ainsi celui qui se livre aux accès de toux "avec une espèce de fureur", d’où cette remarque : dans les hôpitaux, l’on apprend aux malades à ne point tousser. Dans le même ordre d’idées, Alain observe que nombre de personnes se grattent et se grattent encore, le payant ensuite "par des douleurs plus cuisantes."
Alain, toujours dans cette logique, parle plusieurs fois de l’insomnie. Il en montre l’aspect paradoxal et finalement un peu idiot : "Les heures d’insomnie (…) ne sont si redoutées, je crois, que parce que l’imagination est alors trop libre et n’a point d’objets réels à considérer. Un homme se couche à dix heures et, jusqu’à minuit, il saute comme une carpe en invoquant le dieu du sommeil. Le même homme, à la même heure, s’il était au théâtre, oublierait tout à fait sa propre existence."
Dans un autre de ses propos, il qualifie l’insomnie de "mal que l’on se fait à soi-même. Car rien n’empêche que l’on reste quelque temps sans dormir ; et l’on n’est pas si mal dans un lit. Mais la tête travaille ; on se dit que l’on veut dormir ; on s’applique à dormir ; on y met toute son attention, et si bien, que l’on reste éveillé par cette volonté et par cette attention même. Ou bien encore on s’irrite ; on compte les heures ; on juge absurde de ne pas mieux employer le temps précieux du repos ; en même temps on saute et on se retourne comme une carpe sur l’herbe."
Tâchons, nous insomniaques, de faire nôtres ces propos d’Alain. Ou bien alors d’avoir la même carrière philosophique que Cioran, mais ce sera sans doute encore plus difficile !

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Jb 5 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog