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Dossier Ingeborg Bachmann (par Françoise Rétif)

Par Florence Trocmé

Poezibao entreprend la publication d’un ensemble de poèmes d’Ingeborg Bachmann, traduits par Françoise Rétif. Celle-ci a été sollicitée par la revue Po&sie pour construire un substantiel ensemble autour d’Ingeborg Bachmann, à paraître dans le numéro 130 de la revue, qui sera mise en vente prochainement. Mais la revue a taillé très largement dans le dossier préparé par Françoise Rétif et cela sans l’en informer. Grave préjudice à son travail et à la cohérence du dossier préparé dont elle s’explique dans une lettre ouverte que l’on peut lire sur le site Œuvres Ouvertes.
 
Françoise Rétif s’est donc tournée vers Œuvres Ouvertes, le site de Laurent Margantin et Poezibao, pour leur demander de publier les textes indument écartés et rendre ainsi justice à l’idée qui a présidé à la conception de ce dossier : explorer la relation poétique entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan, pour permettre de réviser certains préjugés qui feraient de Celan le maître et Bachmann, l’épigone. La relation est infiniment plus riche et complexe comme Françoise Rétif l’explique dans son texte d’introduction, que Poezibao publie aujourd’hui, en prélude aux poèmes.
Poezibao et Œuvres ouvertes se sont en effet répartis les textes, la prose étant publiée chez Laurent Margantin, la poésie dans Poezibao.
 
Je tiens à remercier très vivement Françoise Rétif de sa confiance et à dire à quel point Poezibao est heureux d’accueillir cet ensemble exceptionnel dont il faut espérer qu’il contribuera à une meilleure connaissance d’une poète essentielle.
 
Dossier Ingeborg Bachmann sur le site Œuvres Ouvertes
 
Françoise Rétif à composé le dossier Bachmann paru dans la revue Europe n° 892/893, en 2003 ainsi qu’un Ingeborg Bachmann aux éditions Belin. Elle est professeure des Universités, chaire de littérature allemande et autrichienne (Rouen) et directrice du CR2A (Centre de recherche sur l’Autriche et l’Allemagne, de l’Université de Rouen).

Quelques poèmes en dialogue
par Françoise Rétif

Les poèmes présentés ici parurent entre 1952 et 1957, à l’exception du poème en prose inachevé « Le poème au lecteur »(1) dont on ignore la date de composition, et qui fut publié à titre posthume, en 1978, dans l’édition « complète » des œuvres d’Ingeborg Bachmann(2), morteà Rome, cinq ans auparavant, en laissant derrière elle, on le sait, des milliers de pages d’inédits qui sont peu à peu révélés au public(3). Ils ont donc été écrits au moment où les deux poètes Ingeborg Bachmann et Paul Celan vivaient chacun de leur côté et lors de brèves rencontres une relation passionnelle, dont le lecteur français découvrira les vicissitudes à travers leur correspondance, à paraître l’automne prochain, au Seuil, dans la traduction de Bertrand Badiou (elle est parue en Allemagne chez Suhrkamp sous le titre Herzzeit (4).
Ces poèmes ont été rassemblés non seulement parce qu’ils s’inscrivent dans ce contexte de la relation amoureuse à Paul Celan, mais aussi et surtout parce qu’ils entrent en dialogue avec son œuvre. Il est important de mettre en évidence que le dialogue fut non pas univoque, comme on eut trop longtemps tendance à le dire, mais symétrique, en d’autres termes qu’il ne s’agit pas d’ « influence » mais d’un échange de poète à poète indissociable de la relation d’amante à amant. Nous avons donc affaire à un phénomène plutôt rare dans l’histoire littéraire dont il s’agit de prendre la mesure et la nouveauté. Le petit « recueil » présenté ici n’est qu’une première pièce apportée au dossier.
La critique et la recherche ont mis au jour depuis plusieurs années déjà que le poème « Dire l’obscur/ Dunkles zu sagen » (1952) répondait au poème « Corona » (1948) de Celan. Ou bien encore que le poème « Hôtel de la paix » faisait référence à l’hôtel du même nom, rue de Blainville, où Bachmann était descendue, en 1956, lors de l’un des séjours qu’elle fit à Paris pour retrouver son amant. Dans l’ensemble, les échos de Celan chez Bachmann ont été bien été relevés et commentés(5). Ce qui est plus difficile à mettre en évidence, ce sont les échos de Bachmann chez Celan, d’une part parce que la critique, du moins en France, a eu tendance jusqu’à présent à considérer Celan comme le maître et Bachmann comme l’épigone, d’autre part parce que lestraces de ce dialogue sont encore plus cryptées chez Celan que chez Bachmann. On a pu souligner cependant que lepoème « En haut, sans bruit/Oben, geräuschlos » de Celan, et plus généralement une grande partie du recueil Grille de parole/Sprachgitter (1959) étaient une réponse au poème « Paris » de Bachmann, voire au recueil Le Temps en sursis/ Die gestundete Zeit (1953)(6).
Peu à peu il est permis de faire la lumière ici ou là(7). Ainsi la correspondance parue récemment en Allemagne prouve-t-elle que le cycle « Chants en fuite », dont bien des passages sont obscurs, s’adresse indirectement à Paul Celan : Bachmann l’exhorte dans la lettre du 28 octobre 1957 à le lire attentivement(8). L’échange épistolaire nous permet également de lire le poème « Myriam » paru en 1957 — soit au moment le plus intense, du moins pour Celan, de la relation amoureuse — comme une réponse tardive à l’amant poète, et à sa conception de « l’étrangère », telle que la thématise le poème « En Egypte/In Ägypten »(Pavot et Mémoire/ Mohn und Gedächtnis, 1952), que Celan dédicace à Bachmann en 1948, c’est-à-dire au tout début de leur relation. Myriam n’est plus, chez Bachmann, une figure du fossé insurmontable qui séparait, en 1948, selon Celan, le Juif qu’il était de l’Autrichienne protestante, élevée en pays nazi, qu’était Bachmann(9), mais celle dont les larmes et la résistance passive sont salvatrices et dont l’être « étranger » est partagé par tous les êtres. Sans doute Bachmann se rend-elle compte à ce moment-là de l’impact que peuvent avoir ses textes sur Celan, sur sa conception de la vie et de la poésie, puisqu’il lui écrit dans une lettre de décembre 1957 : « Je suis tellement empli de toi. Et sais aussi, enfin, ce que sont tes poèmes » (10) 
Il est souvent et restera probablement à jamais difficile de savoir à qui revient la primeur de tel ou tel mot, de telle ou telle expression, de telle ou telle image, ne serait-ce que parce que les poèmes furent aussi écrits en échos à des situations, à des échanges, à des rencontres, où l’inspiration fut partagée (Cf. par exemple le poème « Köln, am Hof/ Cologne, am Hof » (Sprachgitter/Grille de parole) de Celan). D’ailleurs est-ce bien important de pouvoir déterminer et départager qui fut le premier à… ? Des mots comme roses, épines, feuille, obscur, boucle, perdu, lampe, etc. font désormais partie d’un petit lexique de la poésie et de l’amour dont seuls les deux poètes ont connu tous les mystères.
La correspondance atteste surtout, au moins en l’état actuel des recherches et publications, ce que l’on pouvait ressentir déjà confusément à la lecture des poèmes, de ceux en particulier donnés à lire ici : le dialogue, difficile, parfois impossible, entre Bachmann et Celan ne pouvait faire le partage entre poésie et vie ; il fut si intense, si secret car inscrit dans l’intimité à jamais tue des deux poètes qu’il ne pouvait se dire que dans le langage de la poésie — cet autre langage aux limites du langage. Tout vrai dialogue ne pouvait être entre eux qu’à la fois amoureux et poétique, voire poétologique. Et c’est cela qui est extraordinaire : cette imbrication incandescente du cœur et de l’esprit, de l’engagement et de la vie. Dans sa lettre du 31 octobre 1957, Celan écrit : « Tu le sais aussi : tu étais, quand je t’ai rencontrée, l’un et l’autre pour moi : sensualité et spiritualité. Cela ne pourra jamais être séparé, Ingeborg » (11). Ce qui est en jeu avant tout entre ces deux poètes amante et amant, c’est la possibilité même du lien entre poésie et vie.
Les poèmes de Bachmann défendent envers et contre tout, et envers Celan lui-même, à jamais victime de la tragédie de la Shoah, une forme d’écriture qui trouve sa source dans le geste d’amour. Comme le chante le « Poème au lecteur » : « un amour insatiable pour toi ne m'a jamais quittée et je cherche à présent dans les ruines et les airs, dans le vent glacé et sous le soleil, les mots pour toi qui me jetteraient de nouveau dans tes bras ».

par Françoise Rétif

 



1. Publié pour la première fois en version française dans la revue Europe, août-septembre 2003, p. 128. 
2Ingeborg Bachmann, Werke, herausgegeben von Christine Koschel, Inge von Weidenbaum, Clemens Münster, München Zürich, Piper Verlag, 1978, 4 tomes. 
3. Cf. Françoise Rétif, Ingeborg Bachmann, Paris, Belin, collection « Voix allemandes », 2008. 
4Herzzeit Ingeborg Bachmann – Paul Celan. Der Briefwechsel, Mit den Briefwechseln zwischen Paul Celan und Max Frisch sowie zwischen Ingeborg Bachmann und Gisèle Celan-Lestrange, herausgegeben und kommentiert von Bertrand Badiou, Hans Höller, Andrea Stoll und Barbara Wiedemann, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2008, 404 p. 
5Cf. par exemple la traduction d’un extrait de l’ouvrage de Sigrid Weigel dans : Europe, op. cit., p. 84-104. 
6Cf. F. Rétif, « Bachmann, Celan et le mythe d’Orphée », in : Europe, op. cit. , p. 104-128. 
7On n’est qu’au début d’une recherche et enquête qui sera longue. L’ensemble présenté ici ne prétend pas être exhaustif ni rigoureusement scientifique, ne serait que parce que de nombreux textes en prose d’Ingeborg Bachmann entrent également en dialogue avec Paul Celan. 
8Herzzeit, op. cit., p. 63. 
9Il est peu probable que Ingeborg Bachmann ait avoué à Paul Celan que son père s’était engagé dans le parti national-socialiste, comme l’a révélé très récemment la monographie de Hans Höller. 
10. Herzzeit, op. cit., p. 77. Traduction F.R. 
11. Herzzeit, op. cit., p. 64. Traduction F.R. 


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