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Dossier Ingeborg Bachmann (par Françoise Rétif), 2

Par Florence Trocmé

Poezibao publie un important dossier Ingeborg Bachmann, proposé par Françoise Rétif. L’ensemble comporte une vingtaine de poèmes qui seront proposés sur plusieurs jours. 
Sur cette publication, lire l’introduction de Françoise Rétif 
 
 
DIRE L’OBSCUR1
 
Comme Orphée je joue 
sur les cordes de la vie la mort 
et de la beauté de la terre 
et de tes yeux qui règnent sur le ciel 
je ne sais dire que l'obscur. 
 
N'oublie pas que toi aussi, soudain, 
ce matin-là, alors que ta couche 
était encore humide de rosée et que l'œillet 
était endormi sur ton cœur, 
tu vis le fleuve obscur 
qui passait près de toi. 
 
La corde de silence 
tendue sur la vague de sang, 
je saisis ton cœur résonnant. 
Transformée fut ta boucle  
en cheveux d'ombre de la nuit, 
des ténèbres les noirs flocons  
enneigèrent ton visage. 
 
Et je ne t'appartiens pas.  
Tous deux à présent nous nous plaignons. 
 
Mais comme Orphée je sais 
du côtéde la mort la vie 
et pour moi bleuit à l'horizon 
ton œil à jamais fermé. 
 
 
1. Dunkles zu sagen, in : Die gestundete Zeit/ Le temps en sursis, in : Werke, œuvres complètes éditées par Christine Koschel, Clemens Münster, Inge von Weidenbaum, Munich, Piper Verlag, 1978, tome I, p. 28-59. Les quatre poèmes suivants sont extraits du même recueil. La totalité des poèmes du recueil a déjà été traduite chez Actes Sud par François-René Daillie, Acte Sud, 1989. 
 
*
 
PARIS 
 

Sur la roue de la nuit tressés 
dormentlesperdus 
dans les couloirs tonitruants en bas ; 
mais là où nous sommes est la lumière. 
 
Nous avons les bras pleins de fleurs 
mimosas de tant d'années ; 
pont après pont tombe de l’or 
sans un souffle dans le fleuve. 
 
Froide est la lumière, encore plus froide 
la pierre devant le porche, 
et les conques des fontaines  
sont déjà à demi vidées. 
 
Qu'adviendra-t-il si,pris de nostalgie 
jusque dans les cheveux fuyants, 
nous demeurons ici et demandons: qu'adviendra-t-il 
si nous surmontons l’épreuve de la beauté? 
 
Sur les chars glorieux de lumière, 
Même veillant, nous sommes perdus, 
sur les champs des génies en haut ; 
mais où nous ne sommes pas, c’est la nuit. 
 

 
LE TEMPS EN SURSIS  
 
Des jours plus durs approchent. 
Le temps en sursis révocable 
apparaît à l’horizon. 
Il te faudra bientôt lacer tes chaussures 
et renvoyer les chiens dans les fermes des marais littoraux. 
  Car les entrailles des poissons  
ont refroidi dans le vent. 
La lumière des lupins brûle chichement. 
Ton regard suit la trace dans le brouillard : 
Le temps en sursis révocable 
apparaît à l’horizon. 
 
Ta bien-aimée de l’autre côté s’enfonce dans le sable, 
il monte autour de ses cheveux flottants, 
il lui coupe la parole, 
il lui enjoint de se taire, 
il la trouve mortelle 
et disposée à l’adieu 
après chaque étreinte. 
 
Ne regarde pas en arrière. 
Lace tes chaussures. 
Renvoie les chiens. 
Jette les poissons à la mer. 
Eteins les lupins ! 
 
Des jours plus durs approchent. 
 

 
LES PONTS 
 
Le vent tend plus fort le ruban devant les ponts. 
 
Aux traverses le ciel déchire 
son bleu le plus sombre. 
De ce côté et de l’autre nos ombres 
changent sous la lumière. 
 
Pont Mirabeau… Waterloo Bridge… 
Comment les noms supportent-ils 
de porter les sans- nom? 
 
Émus par les perdus  
que ne soutenait pas la foi, 
les tambours du fleuve s’éveillent. 
 
Tous les ponts sont solitaires, 
et la gloire est dangereuse, pour eux 
comme pour nous, même si nous croyons sentir 
le pas des étoiles 
sur nos épaules. 
Mais nul rêve ne déploie son arche 
sur la pente du temps qui passe. 
 
Il vaut mieux vivre 
au nom des rives, de l’une à l’autre, 
et jour après jour veiller, 
que celui qui a vocation coupe le ruban. 
Car il atteint les ciseaux du soleil 
dans le brouillard, et s’ils l’éblouissent, 
dans sa chute le brouillard l’enlace. 
 
 
 
Ingeborg Bachmann, traductions inédites de Françoise Rétif.


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