En cherchant des ouvrages sur le patrimoine paysager, j’ai rencontré ce petit livre publié au Point Seuil, à partir de l’édition originale de l’année 2000. Il s’agit des photographies de Raymond Depardon commentées, en contrepoint par l’auteur. Photographies noir et blanc, toutes en hauteur, toutes capturées dans des non-lieux. Cela me fait souvenir à chaque page que pour la Convention Européenne du Paysage, dont je tente de partager régulièrement l’intelligence avec des lecteurs ou des auditeurs, il n’y a pas, en effet, de paysage privilégié.
Ces espaces le long de routes vides et qui semblent infinies. Ces espaces auxquels l’urbain a pourvu, en plaquant des étrangetés les unes contre les autres : longs murs aveugles, croisements de rues striées de passages piétons, pavillons de banlieues improbables devant lesquels nous avons tous été soulagés, un jour, de découvrir une cabine téléphonique, constituent des bribes de nos mémoires, mais aussi de nos cauchemars.
Enfilades de palmiers alternant avec des poteaux télégraphiques d’un autre siècle, lignes électriques qui relient des messages venus dont ne sait où à des énergies en attente situées dans des lieux inconnus, vécus dans la crudité d’une lumière trop solaire.
Le sol est marqué d’empreintes, ou plutôt d’usures. Des flaques d’eau, des craquelures, des raccords de béton ou de bitume y révèlent une inexorable soif de continuer sur le même tracé ; comme si certaines voies qui parcourent le monde devaient attirer les hommes de toute éternité ! Des palimpsestes de rues…
Les ciels sont simplement menaçants parce que les tirages sont poussés à l’extrême. Un orage semble fondre sur nous. Mais n’est-ce pas simplement une pluie de printemps qui va venir sauver les habitants de la sécheresse ? Le soleil est là, presque en contre jour. La pluie lustre une rue de Milan, ou de Turin, tandis que New York apprend à jouer avec la nuit tombante.
Les rues sont toujours des rues. Traces que l’on a enrichi de poteaux, de signes, de lumières, d’enseignes, d’affiches ou de constructions, qui petites ou grandes semblent des champignons poussés là en une nuit de sabbat, pour se dessécher un peu plus tard par la volonté de Dieu.
Mais c’est de l’errance de notre propre corps et des impressions qu’il garde en tête, que ces photographies nous parlent. Nous sommes des migrants, des errants, il nous semble parfois que nous avons trouvé la stabilité, l’équilibre, mais nous savons bien pourtant que nous avons engendré d’autres migrants ; des nomades convertis temporairement à la condamnation d’un environnement stable.
« La photographie n’est pas ma mémoire » écrit Depardon qui a recherché dans ces photographies là, la raison pour laquelle les photographes ont peur du vide et accumulent des visages trop complaisants, ou des foules trop pressées. On n’y distingue en effet peu de vivants : un chien, pris dans l’ombre portée d’une maison, un enfant ou un cycliste qui figurent comme des traits au coin d’une rue, à vrai dire comme des traits d’union et des voitures sans marque et sans âge.
Et puis des étrangers de dos, abrités derrière un poteau, ou marchant en contrebas dans une ruelle. Tous les autres sont évacués de l’espace photographié.Mais pourtant leur trace est partout. Ils ont constitué le paysage ; ils l’ont voulu ainsi, puis l’ont usé et s’en sont désintéressés.Ils disent l’éphémère où ils ont croisé le photographe.
Qu’est-ce alors que l’errance ?J’ai trouvé cette belle phrase que Depardon extrait d’Alexandre Laumonier : « L’errance, terme à la fois explicite et vague, est ordinairement associée au mouvement, et singulièrement à la marche, à l’idée d’égarement, à la perte de soi-même. Pourtant, le problème principal de l’errance n’est rien d’autre que celui du lieu acceptable. »
La phrase m’a interpellé, c’est certain. Mais pourquoi ?Sans doute parce que l’errance est aussi mienne. Dans le moment où je peux m’échapper ; d’une réunion, d’une obligation, de discours trop pesants.« Car l’errance n’est ni le voyage ni la promenade, etc. Mais bien : Qu’est-ce que je fais là ? »
Quand tout ramène à la terre natale d’où l’on s’est échappé un jour, mais que l’on porte avec soi, comme un regard contrarié.La ferme vers laquelle Depardon est revenu régulièrement « documenter », où celles du village de mes grands-parents, réfugiés en ville, comme tant d’autres.
Je n’oublie pas non plus l’exposition qui a joint Depardon et Virilio.« Terre natale, Ailleurs commence ici ».
Le sédentaire devient « très mobile, est partout chez lui, avec son téléphone mobile et son ordinateur portable. »
Ce soir dans une chambre d’hôtel du Puy en Velay où je viens de participer à la session française du Parlement Européen des Jeunes.Et où les images de Depardon m’accompagnent et me troublent, dans un espace infini entrées par effraction.
Et où mon portable porte l’écriture vers celle à qui je la destine.
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