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Anthologie permanente : Miklós Radnóti

Par Florence Trocmé

 

 

Ciel écumeux est le dernier recueil de Radnóti et celui qui contient ses chefs-d’œuvre. Il est paru à Budapest en 1946. A cette date, sa femme, ses amis attendaient le retour du poète qui, réquisitionné par le Service du travail obligatoire, avait en 1944 été envoyé dans l’un des camps situés à proximité des mines de Bor en Yougoslavie, partageant ainsi le sort des six mille STO mis par le gouvernement hongrois à la disposition de l’Allemagne. (…) Radnóti se trouvait au camp Heidenau. Il mourra dans les premiers jours de novembre 1944 au terme d’une effroyable marche en direction de la Hongrie, qui avait débuté à la mi-septembre. Les poèmes ci-dessous ont été écrits en août-septembre 1944 à partir du camp de Heidenau. Il est bouleversant que le troisième, intitulé ″Marche forcée″, ait été écrit deux jours avant que ne commence la marche forcée qui allait mener Radnóti à la mort. 
LETTRE A SA FEMME 
 
Dans les profondeurs, muets, des mondes veillent, 
le silence n’est qu’un cri dans mon oreille ; 
mais qui donc me répondrait quand moi je crie ?  
La guerre a biffé la lointaine Serbie… 
Lointaine, tu l’es aussi, ta voix qu’en rêve  
j’entends, vibre en mon cœur quand le jour se lève… 
ah que dire quand alentour, froide, fière,  
chuchotante se redresse la fougère ? 
Quand pourrai-je te revoir, ô mon amante,  
femme grave comme un psaume et rassurante, 
belle comme la lumière et comme l’ombre, 
qu’aveugle, muet j’atteindrais sans encombre ? 
Tu te perds à présent dans le paysage 
mais du tréfonds de moi monte ton visage, 
tu étais le réel, tu n’es plus qu’un songe 
et dans le puits des jours anciens tu replonges 
l’enfant jaloux qui veut savoir si tu l’aimes, 
et l’espoir que tu sois ma femme à l’extrême 
sommet de ma jeunesse, un jour, me soulève 
comme alors, et je m’éveille de mon rêve. 
Je le sais, tu es ma femme et mon amie 
en dépit de trois frontières d’infamie. 
De nos baisers le souvenir se ravive… 
Vais-je croupir ici quand l’automne arrive ? 
J’ai caressé les chimères les plus folles ; 
aujourd’hui les escadrilles me survolent, 
l’azur où je retrouvais tes yeux se plombe, 
du sein des soutes là-haut tombent les bombes, 
et je vis malgré cette guerre qui dure ; 
captif, de tout espoir j’ai pris la mesure, 
mais toi je te rejoindrai quoi qu’il en coûte, 
toi pour qui j’ai parcouru la longue route 
de l’âme, et tous ces pays ; car ni la braise 
pourpre ne m’arrêtera ni la fournaise ; 
fût-ce par enchantement j’aurai la force, 
et s’il le faut l’endurance de l’écorce… 
Une paix – qui vaut le pouvoir et les armes – 
la paix d’un homme endurci dans les alarmes 
descend dans mon cœur…Et sur moi de s’abattre 
la lucidité du deux-fois-deux-font-quatre. 
                       Lager Heidenau, dans la montagne au-dessus de Zagubica,
                        août-septembre 1944 , (poème extrait de
Ciel écumeux
 
Miklós Radnóti, Marche forcée, Œuvres, 1930-1944, traduit du hongrois par Jean-Luc Moreau, éditions Phébus, 2000 pp 126-127,.  
• 
RACINE 
 
La racine, terre et pluie 
lui donnent force et ses rêves 
ont la blancheur de la neige.  
Elle rampe et ruse pour 
sortir de terre et les cordes 
de ses mille bras se tordent. 
Le ver dans ses bras repose, 
à ses pieds trône le ver, 
le ver ronge l’univers. 
Mais rien ne compte pour elle 
de l’univers que la branche, 
le feuillage qui se penche. 
La racine qui l’admire 
pour lui distille son miel, 
son suc au parfum de ciel. 
Moi-même je suis racine ; 
dans la vermine, la même, 
s’élabore ce poème. 
J’étais fleur, racine suis,  
dans la terre, dans la nuit ; 
ici s’achève ma vie, 
tout là-haut pleure une scie. 
                    Lager Heidenau, dans la montagne au-dessus de Zagubica,  
                    8 Août 1944, (poème extrait de Ciel écumeux)
 
Miklós Radnóti, Marche forcée, Œuvres, 1930-1944, traduit du hongrois par Jean-Luc Moreau, éditions Phébus, 2000 pp 128,.  
• 
MARCHE  FORCÉE 
 
Bien fou celui qui, tombé,  repart et marche avec nous, 
qui meut, errante douleur,  ses chevilles, ses genoux, 
mais lui se remet en route          comme un que portent des ailes, 
rester, il n’ose le faire,                         en vain le fossé l’appelle, 
si l’on demandait pourquoi,                        peut-être  parlerait-il 
de la femme qui l’attend,                 d’un beau trépas plus subtil, 
mais c’est encor, le crédule,                 être fou : depuis le temps 
sur nos maisons ne circule                que le vent, le vent brûlant, 
les murs ne sont que décombres,         e prunier, brisé, n’est plus, 
d’horreur, la nuit familière                est comme un monstre velu. 
Que ne puis-je y croire encore !  Ce n’est plus qu’un souvenir, 
ce qui fait le prix de vivre,  la maison où revenir, 
notre vieille véranda  si fraîche où l’abeille rôde, 
où refroidissaient les pots  tout remplis de reines-claudes, 
les derniers feux de l’été,  les fruits nus qui se balancent, 
les vergers ensommeillés  de soleil et de silence, 
Fanny qui m’attend si blonde  sur la rousseur de la haie; 
à tracer de lentes ombres  s’attarde la matinée-  
oh oui, c’est possible encore !  La lune est si ronde !  Ami, 
attends-moi! Crie après moi !  Je me relève , et te suis!  
    
                   Bor, 15 septembre 1944 (poème extrait de Ciel écumeux )
 
Miklós Radnóti, Marche forcée, Œuvres, 1930-1944, traduit du hongrois par Jean-Luc Moreau, éditions Phébus, 2000 pp 128,.  
• 
Je suis tombé près de lui. Comme une corde qui saute,
son corps, roide, s'est retourné.
La nuque, à bout portant...Et toi comme les autres,
pensais-je, il te suffit d'attendre sans bouger.
La mort, de notre attente, est la rose vermeille.
Der springt noch auf, aboyait-on là-haut.
De la boue et du sang séchaient sur mon oreille.
  Szentkiralyszabadja,
  31 octobre 1944
 
 
Miklós Radnóti, Marche forcée, Œuvres, 1930-1944, traduit du hongrois par Jean-Luc Moreau, éditions Phébus, 2000
 
par Anne Bernou
 
 
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