« J’étais venu perdre je ne sais quoi en route au fur
et à mesure de la route et peu importe quoi c’est, sinon qu’on s’approche
merveilleusement de rien par petites unités intermédiaires sans aucun sens, ça
allait, et ça va comme une phrase qu’on ne peut pas finir comme on voudrait et
qu’on ne veut non plus finir et qui se poursuit et se termine à notre
insu. » (p. 78)
Étrange livre que celui-ci, entre journal de voyage et quête
intérieure, récit objectif et expérience intime, fragmentation en notes et
trajet pourtant, avec l’accompagnement énigmatique de « Fata » qui
nous quitte à la dernière page sur un sourire « émerveilleusement
triste ».
Œuvre « intermédiaire » donc, et pas seulement dans le sens explicité
par le texte liminaire emprunté à Flann O’Brien. L’Irlande intermédie, elle se
met entre et remédie : une cure de silence, de marche, de paysages, de
rencontres. On ne saura pas ce que l’auteur veut soigner, mais il insiste sur
le déplacement nécessaire pour se débarrasser de soi par l’expérience de
l’errance, de la marche dans les tourbières et la pluie sans fin. « Je
passe mon temps à ne plus savoir. » (p. 67)
La marche est certes moyen de faire le vide en soi, d’atteindre une sorte
d’apesanteur d’être, mais elle est aussi occasion de rencontres ou
d’illuminations brusques : ainsi dans ce moment de fatigue face à une
« rivière bordée de fuschias et de crocosmias » (p. 25),devant l’Errigal dans la brume(p. 52), ou à côté de la tombe de Yeats (p
63)… Moments décisifs où l’on parvient à « stopper le temps » (p. 41)
dans un état assez proche finalement de celui de Rousseau dans les Rêveries : « j’écoutais les
vaguelettes du lac et le bruissement du bosquet, j’entendais sonner à mon
oreille tout ce qui m’environnait, quel calme, quel calme,un accord fugitif avec l’instant, avec tout, conscience de rien, on se sent pénétré d’un
vide total, porté au bord des larmes d’une incroyable tristesse
heureuse… » (p. 82).
En contrepoint de cette expérience intérieure, le livre s’ancre aussi dans la
réalité quotidienne irlandaise (bus, pub, moutons, musique…) tout aussi bien
que dans un univers littéraire : Dhôtel (p. 25), Kérouac (p75), le Mabinogi (p. 53), Yeats (p. 62)…
« Fata, Joyce et Lancelot sont mes exceptionnels, et réels,
compagnons. » (p. 85) Autant qu’une réalité irlandaise, sans aucun
tourisme ni voyage en commun, c’est un imaginaire gaëlique tout en fantômes,
mythes, comportements étranges, qui est présenté. Et si l’auteur se sent à l’aise
comme chez lui dans cet univers, c’est qu’il lui est familier depuis Carnet celtique publié en 1990. Certains
passages de cette plaquette sont repris, réécrits, dans Intermédiaires irlandais : pp. 21//38, 20//76, 91//42… Cela
donne une autre dimension au livre, comme une profondeur de mémoire, un
étonnant jeu de strates, d’échos internes qui n’ont rien d’une construction
intellectuelle froide, mais simplement le jeu du vivant, du temps, de
l’écriture.
Car on retrouve dans ce livre tout ce que la prose de Jean-Pascal Dubost a
gagné en complexité et diversité depuis les années 90 : une phrase longue
par sauts et gambades, jouant autant de l’archaïsme que du néologisme, surfant
sur les registres de langue… et pourtant consciente des limites du possible :
« je traversais le village sur un tapis de silence, en étrange monde, en
direction de Keel, et j’avais beau réfléchir aux mots que je pourrais coller à
cette foutue réalité, ceux qui s’imposaient l’appauvrissaient, contentons-nous
de la traverser ; avec son barda d’impossibilités. » (p. 69)
Au bout du livre, on ne sait quel statut lui donner, quelle étiquette lui
coller : journal de voyage, notes, proses poétiques… ? L’auteur, en 4e
de couverture, semble vouloir opter pour « récit ». Soit. Mais récit
lacunaire plus que linéaire, n’intégrant pas de fiction, dans une prose tout
autant travaillée pour elle-même que purement informative… Alors va pour
« récit », à condition de le définir a minima : un bâti de mots.
Comme un poème.
par Antoine Emaz
Jean-Pascal Dubost
Intermédiaires irlandais –
Edition Apogée – 95 pages – 14€