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Petit éloge de la modération (”La Morte amoureuse”, Théophile Gautier, 1836)

Par Jazzthierry

gautier-theophile.1271395572.jpgD’accord avec Dantzig dans son fameux dictionnaire, “la Morte amoureuse porte l’un des plus beaux titres que je connaisse”, même si on pourrait dire à peu près la même chose, des tout derniers mots: “il suffit d’une minute pour faire perdre l’éternité”. J’estime la nouvelle fascinante à plus d’un titre.
D’abord, elle appartient à cette série de récits malheureusement un peu oubliés aujourd’hui (je pense à la “Fiancée de Corinthe” de Goethe, ou “Carmilla” de Sheridan le Fanu) du fait de la place hégémonique occupée par le roman plus tardif de Bram Stoker, et qui nous présentaient des personnages de vampires au féminin. Ensuite, j’y vois une formidable histoire d’amour mais rien d’étonnant à cela: Théophile Gautier n’appartient-il pas à cette génération d’écrivains romantiques qui après Hernani, exaltent les passions révolutionnaires et les sentiments amoureux ? Quand il s’agit d’amour, on songe immédiatement aux amants de Vérone, et l’on n’a pas tout à fait tort car Gautier y a sans doute puisé son inspiration (comme de nombreux peintres de l’époque). A preuve, son héros, Romuald, dont le nom ressemble à s’y méprendre au Roméo de Shakespeare; deux personnages du reste autant pétris d’amour et de religiosité: Romuald est un jeune prêtre tenté par l’amour, Roméo qui signifie “le pèlerin de Rome” s’entend dire de la bouche de Juliette qu’il “embrasse comme le livre” (dans la traduction de Bonnefoy) - lisez la Bible -. Romuald n’a pas beaucoup de chance, c’est un jeune prêtre qui le jour de son ordination, est touché par le trait de Cupidon: il ne pourra jamais plus oublié la belle Clarimonde et à l’instar de Roméo, recourt au langage poétique pour décrire son apparence, comparant ses cheveux à “des fleuves d’or”. Encore plus troublant, dans la tragédie de Shakespeare, il nous est dit à maintes reprises, que la Mort personnifiée rôde et poursuit nos deux amants et lorsqu’on découvre finalement Juliette, étendue morte dans sa chambre, on répète qu’elle a couché avec la Mort. Chez Gautier, c’est Romuald qui dans une scène proche de la nécrophilie, après avoir constaté le décès de Clarimonde, embrasse la Morte, et ce faisant, lui redonne vie au sens propre !  

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Enfin, en dehors de ces rapprochements avec Shakespeare, on peut remarquer que si en apparence, la “Morte amoureuse” est une nouvelle très manichéenne entre d’un côté les forces du Bien (Romuald et son ami Sérapion) et de l’autre les forces du Mal (Clarimonde, tentatrice et vampire qui d’après Sérapion s’adonne à toutes sortes d’orgies dans son palais), en réalité il en va tout autrement: Clarimonde est sincèrement amoureuse de Romuald; elle ne souhaite jamais sa mort; grâce à son aiguille d’or, elle se contente chaque soir de boire seulement quelques gouttes de son sang, qui lui permettent de se maintenir en “vie” sans pour autant ôter celle de son amant. On est frappé par son extrême modération, comment oublier par exemple la scène où Romuald feignant de dormir, consent à ce que Clarimonde se nourrisse de son sang, pour que vive leur amour… Si Clarimonde est donc à mon sens, une figure de la modération, Sérapion est à l’inverse, l’incarnation de la radicalité. Son langage, tout son être représente l’intolérance. Quand Romuald découvre le corps de Clarimonde allongé dans son cercueil, il a encore ces mots doux: “j’aperçus Clarimonde pâle comme un marbre, les mains jointes; son blanc suaire ne faisait qu’un seul pli de sa tête à ses pieds. Une petite goutte rouge brillait comme une rose au coin de sa bouche décolorée”. Sérapion l’ayatollah, l’inquisiteur, s’exclame juste avant d’asperger son corps d’eau bénite: « Ah ! te voilà, démon, courtisane impudique, buveuse de sang et d’or ! ». Devant le spectacle du corps de Clarimonde se décomposant en un amas de cendres et d’os à demi calcinés, Sérapion satisfait, se tourne alors vers Romuald pour lui dire: « Voilà votre maîtresse, seigneur Romuald, (…) serez-vous encore tenté d’aller vous promener au Lido et à Fusine avec votre beauté ? ». Non, décidément, je hais Sérapion.

Portrait de Théophile Gautier par Auguste de Châtillon, trois ans après la publication de la “Morte amoureuse”.


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