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Il regno d'amore, le Frescobaldi rêvé de Mariana Flores et de l'Ensemble Clematis

Publié le 19 avril 2010 par Jeanchristophepucek

 

francesco albani adonis conduit pres de venus

Francesco ALBANI, dit L’Albane (Bologne, 1578-1660),
Adonis conduit près de Vénus par les Amours
, 1621-1633.
Huile sur toile, 203 x 252 cm, Paris, Musée du Louvre.
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« Attention, ce disque peut créer une forte dépendance. » C’est l’avertissement qui pourrait figurer sur la pochette d’Il regno d’amore que vient de publier Ricercar et qui marque, avec un raffinement accru de la présentation matérielle, les trente ans de cet éditeur auquel les amateurs de musique ancienne doivent tant de découvertes. Pour réaliser ce brillant enregistrement, l’Ensemble Clematis et son directeur, Leonardo García-Alarcón, sont allés butiner les deux livres des Arie Musicali per cantarsi de Girolamo Frescobaldi, compositeur dont on retient surtout, généralement, les talents de claviériste, et y ont ajouté des pièces instrumentales pour nous offrir une anthologie en forme d’opéra imaginaire de la plus belle eau. Je vous propose de la découvrir, en accompagnant, une fois n’est pas coutume, votre lecture et votre écoute du cycle de quatre tableaux contemporains de L’Albane retraçant la Vie de Vénus auquel j’ai instantanément songé en écoutant la musique.

francesco albani toilette de venus
La toilette de Vénus, 1621-1633.
Huile sur toile, 202 x 252 cm, Paris, Musée du Louvre.
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La carrière de Girolamo Frescobaldi (portrait gravé ci-dessous), né à Ferrare en septembre 1583 dans une famille aisée, s’est, après son apprentissage dans sa ville natale auprès de Luzzasco Luzzaschi (c.1545-1607), déroulée essentiellement à Rome où sa présence est documentée dès 1604, année où, fort de la protection de Guido Bentivoglio, il sert en qualité d’organiste au sein de la congrégation Saint-Cécile. Lorsque son protecteur est nommé nonce apostolique en Flandres en 1607, Frescobaldi l’accompagne tout d’abord à Bruxelles, puis à Anvers où il publie, en 1608, un Premier livre de madrigaux qui demeurera unique. De retour à Rome la même année, il est nommé organiste à Saint-Pierre, poste qu’il conservera, en dépit de séjours plus ou moins prolongés dans d’autres villes, jusqu’à sa mort, le 1er mars 1643. La renommée de Frescobaldi a été prodigieuse et son influence sur la musique pour clavier s’est ressentie, grâce à la diffusion qu’assurèrent ses élèves, au nombre desquels on trouve Froberger, Kerll ou Tunder, au-delà de la seule Italie jusqu’à Johann Sebastian Bach.

girolamo frescobaldi claude mellan
Il regno d’amore, qui nous occupe aujourd’hui, explore principalement des œuvres extraites des deux recueils publiés peu avant et durant le séjour de Frescobaldi à Florence (1628-1634/35), où il avait été appelé par le grand-duc de Toscane, Ferdinand II : les Canzoni de 1628 et les deux livres d’Arie musicali per cantarsi de 1630. Dans le premier, le compositeur, en s’appuyant sur la tradition de la canzona, une des formes emblématiques nées du développement de la musique instrumentale en Italie, regarde vers la plus moderne sonate. Dans le second, peut-être stimulé par son séjour dans la patrie de la monodie accompagnée, le voici qui affronte l’héritage de son représentant le plus célèbre, Giulio Caccini (c.1550-1618), en proposant des pièces en stile recitativo, des airs strophiques, mais aussi d’autres plus modernes construits sur des basses de danses (Ruggiero, Passacaglia, etc.), en voyant parfois loin vers l’avenir, comme dans Così mi disprezzate, dont l’alternance entre portions d’airs  et récitatifs peut être considérée comme une anticipation de la cantate baroque. On ne peut que saluer la conception du programme du disque qui, entraînant l’auditeur au travers de multiples affetti, conte les joies et les douleurs de l’amour, profane comme sacré, ou les enchantements d’une nature apaisée, en formant une sorte d’opéra miniature, aussi cohérent que délicieux, qui rend justice à la production vocale de Frescobaldi, peu fréquentée en comparaison de ses œuvres pour clavier.

francesco albani les amours desarmes
Les Amours désarmés, 1621-1633.
Huile sur toile, 202 x 250 cm, Paris, Musée du Louvre.
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ensemble clematis
L’interprétation de l’Ensemble Clematis (photo ci-contre) rend parfaitement justice à la veine sensuelle, dans l’ensemble plutôt lumineuse, des œuvres choisies dans le cadre de cette anthologie. Familiers de cette musique, les musiciens savent d’emblée en exalter les couleurs et, en adoptant des tempos savamment dosés qui ne confondent pas vivacité et frénésie, mettre en valeur les épices (chromatismes, retards, effets d’écho, etc.) que Frescobaldi a semées ici et là, lesquelles jouent ici pleinement le rôle de surprise voulu par le compositeur et qu’une vision moins équilibrée aurait immanquablement aplanie. S’appuyant sur un continuo impeccablement réalisé, où les timbres chatoyants déployés, au théorbe ainsi qu’à la guitare, par Quito Garo et par Marie Bournisien à la harpe, ne sont pas sans rappeler L’Arpeggiata de la belle époque, celle où cet ensemble enregistrait pour Alpha, les solistes instrumentaux peuvent laisser s’exprimer la vaste palette de leurs charmes. La basse de viole experte d’Andrea De Carlo moire d’une parure tendre ou nostalgique les pièces les plus graves, le violon de Stéphanie de Failly, aussi sensible que superbement maîtrisé, se rit des pièges des partitions et brille sans jamais oublier d’être, comme une voix aux troublantes inflexions, le vecteur d’émotions contrastées ; la Canzona la Nicolina, aux humeurs changeantes, en apporte une magnifique preuve. La voix épicée et charnelle de Mariana Flores est, elle aussi, un régal. La diction naturelle et sans aucune affèterie de la soprano permet de saisir les moindres inflexions des textes – on ne redira jamais assez à quel point cette lisibilité est essentielle dans l’interprétation de la musique baroque –, cette qualité étant mise au service d’une véritable incarnation de chacune des Arie. L’auditeur se laisse gagner par l’atmosphère arcadienne de Se l’aura spira, par la joie contagieuse de Gioite o selve, par la désolation d’autant plus poignante qu’elle retient ses larmes de Ti lascio anima mea, à mon avis un des sommets du disque, qui laisse loin derrière toutes les versions que j’ai pu entendre, y compris, excusez du peu, celle de Rinaldo Alessandrini (Opus 111, 1994, avec voix de ténor) ; ces quatre minutes au souffle suspendu justifieraient à elles seules l’acquisition du disque. Il faut également saluer, pour finir, la direction très engagée de Leonardo García-Alarcón, qui, des claviers, mène son monde avec un sens très sûr de ce répertoire, opérant une magnifique synthèse entre allant rythmique et sensibilité frémissante. Le regard qu’il porte sur Frescobaldi est, à mon sens, très équilibré et cohérent ; c’est sans doute pour ceci que tout, dans cette anthologie, sonne particulièrement juste.

francesco albani le repos de venus et de vulcain
Le repos de Vénus et de Vulcain, 1621-1633.
Huile sur toile, 203 x 252 cm, Paris, Musée du Louvre.
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Il regno d’amore se révèle donc être une anthologie de très haute tenue qui s’écarte avec bonheur des chemins les plus fréquentés de l’œuvre de Frescobaldi. L’implication et l’excellence des musiciens, l’intelligence avec laquelle le programme a été conçu, font de ce disque une fête permanente qui augure de la meilleure façon de l’année anniversaire de Ricercar, dont on ne doute pas qu’il nous ait réservé d’autres surprises aussi savoureuses que celle-ci.

 

Girolamo FRESCOBALDI (1583-1643), Il regno d’amore. Pièces vocales (Arie musicali per cantarsi, 1630) et instrumentales (Canzoni, 1628).

 

Mariana Flores, soprano
Ensemble Clematis
Leonardo García-Alarcón, clavecin, orgue & direction

frescobaldi il regno d amore flores clematis alarcon
1 CD [durée totale : 60’37”] Ricercar RIC 300. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

1. Se l’aura spira

2. Canzona la Nicolina

3. Ti lascio anima mia (sopra l’aria di Ruggieri)

4. Così mi disprezzate (Aria di Passacaglia)

 

Note sur le cycle de tableaux de L’Albane consacré à la Vie de Vénus :

Les quatre toiles présentées dans ce billet, regroupées aujourd’hui au Musée du Louvre, ont été commandées par le duc de Mantoue, Ferdinando Gonzaga (1587-1626), à Francesco Albani en 1621. Le peintre les acheva en 1633, sept ans après la mort de leur commanditaire. Cette série, qui puise son inspiration dans celle que le peintre exécuta à Rome vers 1616-1617 sur le thème des saisons (aujourd’hui à la Galleria Borghese), entra dans les collections du roi Louis XIV en 1685.

 

Illustrations complémentaires :

Claude MELLAN (Abbeville, 1598-Paris, 1688), Portrait de Girolamo Frescobaldi, 1619. Burin, 14 x 10,5 cm, Université de Liège [cliquez sur l’image pour l’agrandir].

La photographie de l’Ensemble Clematis est tirée de son site Internet, accessible en suivant ce lien.


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