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Décodage de l'image égyptienne - xi. la scène de pêche dans les marais

Publié le 20 avril 2010 par Rl1948
     Me ralliant à la suggestion de certains d'entre vous, je me propose donc aujourd'hui, amis lecteurs, comme préalablement annoncé, de vous soumettre  le troisième volet du décodage de la célèbre scène de chasse et de pêche dans les marais nilotiques que l'on retrouve à l'envi dans maintes chapelles funéraires des tombeaux égyptiens.   
     Pour l'illustrer, j'ai choisi de vous faire redécouvrir, dans un premier temps, la dite scène visible dans l'hypogée de Nakht, scribe et prêtre d'Amon à l'époque de Thoutmosis IV ; puis, dans un second, celle relevée par Frédéric Cailliaud dans celui aujourd'hui perdu de Neferhotep, haut fonctionnaire palatial sous Thoutmosis III et son fils Amenhotep II
(XVIIIème dynastie également).
DÉCODAGE DE L'IMAGE ÉGYPTIENNE - XI. LA SCÈNE DE PÊCHE DANS LES MARAIS

     Ici non plus, vous en conviendrez, et pour les mêmes raisons que dans la scène de chasse qui lui est antithétique, - vêtements de luxe, bijoux, perruques féminines, fleurs de lotus, bien frêle esquif  -, cette pêche dans les marais n'est en rien représentative d'une quelconque réalité.

     Petit détail au passage : vous remarquerez que, interprétation personnelle de l'artiste, nous n'avons plus chez Nakht un bosquet central de papyrus à l'image de celui présent chez Neferhotep, mais plutôt un décor de fond, linéaire, constitué toutefois des mêmes plantes et des mêmes volatiles s'y ébattant. Si l'esprit de l'ensemble est resté  parfaitement identique, vous conviendrez que la figuration des marais nilotiques a quelque peu changé ...Ceci pour simplement mettre l'accent sur le fait que l'art égyptien n'est pas aussi immuable qu'il y paraît quand on veut bien se donner la peine de regarder, et non de voir ... 

     Afin d'éclairer la notion de codification que j'ai abondamment développée dans l'interprétation que j'ai ici donnée de la scène de chasse, je choisirai de ne porter l'éclairage aujourd'hui que sur la seule représentation de la pêche elle-même.

     Empruntant la dénomination à la langue allemande, les égyptologues ont coutume d'appeler "Wasserberg" (montagne d'eau), cette sorte d’excroissance verticale arrondie tout à fait incongrue d'apparence  et qui symbolise une vague dans laquelle seuls deux poissons différents sont harponnés ensemble par le défunt.

     Que signifie exactement cette métaphore ?

     Partant du principe que la pêche, tout comme la chasse, souvenez-vous, constituait une activité ressortissant au domaine du sacré, elle avait un rôle à l’évidence apotropaïque : les proies, que ce soient volatiles ou poissons, figurant les ennemis de l’Egypte, il était primordial au défunt de les anéantir, puisque synonymes de chaos. Ainsi représenté en pleine action cynégétique, il apportait son concours pour éliminer les forces du mal.

     Mais il faut aussi avoir présent à l’esprit que ce type même d’action fut, dès les premiers temps de l’histoire égyptienne, l’apanage des seuls souverains et qu'ainsi uniques intermédiaires entre les dieux et les hommes, ils accomplissaient de la sorte un rituel d’importance : le combat symbolique contre tout ce qui pouvait perturber la Maât, cette notion parfois quelque peu abstraite à nos yeux mais si importante en Egypte antique, dans la mesure où elle permettait d'y maintenir l’ordre.

     Aussi nous faut-il mettre ces scènes en parallèle avec le mythe bien connu d'Osiris, tué par son frère Seth ; Osiris qui, grâce à son épouse Isis, a un instant recouvré ses facultés d'engendrer et la féconde afin qu'elle puisse donner naissance au futur Horus ; Horus qu'elle élèvera en des lieux tenus secrets pour éviter la vengeance de Seth menacé, par la présence de ce soudain héritier légitime, de voir lui échapper le trône et le pouvoir qu'il briguait ; lieux secrets qui, selon plusieurs passages des célèbres Textes des Pyramides ne sont autres, précisément, que les fourrés de papyrus que l'on retrouve représentés dans les chapelles funéraires.

     Mythe d'Osiris qui, s'il a commencé avec sa mort entraînant conséquemment la fin d'un règne, donc le désordre toujours susceptible de menacer la Maât, l'ordre établi, s'achève en quelque sorte par la résurrection du dieu grâce à sa réincarnation dans son fils Horus : tout va redevenir "normal" puisque la végétation nilotique constitua la cachette idéale de laquelle, jeune adulte, il s'en ira  reprendre le pouvoir qui lui revenait de droit.

     Et ainsi chaque souverain sera un nouvel Horus ; et ainsi chaque défunt qui se faisait représenter dans sa tombe chassant ou pêchant se trouvait par là même assimilé à la personne royale. Aussi se devait-il, la magie de l'image aidant, de mettre tout en oeuvre pour repousser définitivement les forces négatives, quelles qu'elles fussent, susceptibles soit d'entraver, soit d'irrémédiablement perturber sa propre destinée dans l’Au-delà.

     Enfin, et dépassant la simple représentation d’un rituel ancestral permettant de personnellement triompher des dangers éventuels, cette scène revêt elle aussi une connotation érotique à envisager sous l'optique de régénération, de renaissance.

Neferhotep harponne - Croquis d'après Cailliaud

     C'est ce que j'aimerais à présent développer en vous montrant cette même figuration, mais cette fois copiée dans l'hypogée de Neferhotep par Frédéric Cailliaud : avez-vous remarqué, amis lecteurs, que le harpon enfourche bizarrement deux poissons différents en même temps placés ici l'un au-dessus de l'autre  ? Le dessin est tellement net et précis que les ichtyologistes ont pu déterminer sans peine qu'il s'aggissait d'un lates et d'une tilapia nilotica.

     Depuis un article du mardi 3 juin 2008, vous n'ignorez plus je l'espère, que si le lates symbolisait le sacré, la tilapia, quant à elle, était synonyme de renaissance : les Egyptiens, très soucieux des phénomènes que la nature leur offrait, s'étaient en effet aperçus que cette espèce abritait ses petits dans la  gueule, juste après la ponte, et ne les recrachait qu’une fois éclos.

     Dès lors, le défunt propriétaire du tombeau dans lequel figure cette "Wasserberg" s’appropriait, toujours par la magie de l’image, les vertus inhérentes aux deux poissons, à savoir essentiellement, pour ce qui le concerne au premier chef, l'indispensable devenir post-mortem, la régénérescence.

     L'égyptologue belge Philippe Derchain pense même que dans un contexte essentiellement funéraire, en plus d'être une métaphore de la fécondité, la tilapia en serait une de la jouissance. J'ajouterai, et ce détail est loin d’être mineur à mes yeux, que la langue égyptienne se servait du même verbe (setchet) pour signifier "transpercer à l’aide d’un harpon", mais aussi "s’accoupler", "éjaculer" et, comme nous l'avons vu précédemment, d'un même verbe aussi (kema) pour rendre tout à la fois la notion de "lancer une arme de jet" (permettant d’atteindre les oiseaux volant au-dessus du fourré de papyrus), mais aussi le verbe "créer".

     Il est dès lors avéré que nous sommes en présence ici d’une régénération métaphorique : pour renaître dans l’Au-delà, pour y poursuivre la vie qu'il avait connue ou espérée ici-bas, le trépassé avait besoin de surmonter les dangers, de les affronter pour mieux en triompher. Et pour ce faire, l'acte sexuel lui était nécessaire.

     Dès lors, comment mettre tout en oeuvre pour qu'il soit possible ?

     C'est là que nous retrouvons les symboles érotiques forts que sont les vêtements de lin fin, et leur transparence suggestive, les bijoux, les fleurs de lotus et, surtout, le port de la perruque auxquels j'ai déjà fait allusion en décryptant pour vous la scène de chasse au bâton de jet : nul besoin pour moi d'y revenir dans le détail aujoud'hui dans la mesure où de bienveillants commentaires laissés à la suite de l'article du 30 mars m'ont dans l'ensemble donné à penser que vous aviez entériné mes explications. 

Admirez une fois encore la représentation de la pêche dans la tombe de Nakht, la première que je vous ai proposée ci-avant : le défunt debout, superbement vêtu, est censé harponner les deux poissons. Derrière lui, son épouse, une fleur de lotus à la main ; et entre ses jambes, l'agrippant au mollet, une de ses filles : pensez-vous vraiment, amis lecteurs, que s’ils n’avaient pas indéniablement valeur érotique, tous ces détails vestimentaires seraient ainsi mis en lumière ? Pensez-vous vraiment que semblables tenues soient celles de pêcheurs dans les marais boueux ? Pensez-vous enfin que toute cette coquetterie déployée s’impose, convienne à ce type d’activité dans les régions palustres ?

     Il est indiscutable - et Ph. Derchain l'a définitivement démontré - que tout ceci constitue une allusion relativement discrète à la vie sentimentale, sensuelle du défunt.

     Vous souvenez-vous de ces articles que j'avais consacrés, en juillet et août 2008, dans la rubrique "Littérature égyptienne" à la poésie amoureuse et aux sous-entendus érotiques que, parfois, elle véhiculait ? Pour le plaisir de (re)découvrir d'aussi vieux textes de charme, il serait peut-être intéressant d'effectuer ce petit retour en arrière sur mon blog. Aux exemples qu'alors j'avais proposés, j'aimerais aujourd'hui ajouter - aux fins de corroborer mes propos quant à la symbolique particulière qu'il faut attacher à certains animaux -, ce très court extrait libellé sur deux ostraca de Deir el-Médineh (numérotés 1635 et 1636) ; l'amante s'exprime  à propos de celui qu'elle aime :

     "... mon coeur défaille. Il a donné pour être caché que je passe le jour à le piéger comme des oiseaux et le pêcher comme des poissons ..." 

     Thème récurrent donc, vous en conviendrez, que l'on retrouve peint ou gravé sur les parois de chapelles funéraires et qui fit aussi florès dans la poésie amoureuse du Nouvel Empire.

     En conclusion, et c’est bien là toute la pertinence d’une herméneutique portant sur l’image égyptienne, c’est bien là l’intérêt de suivre les dernières recherches en date des égyptologues comme celles des philologues qui se sont succédé depuis un siècle pour les analyser, je me dois d'ajouter que ces scènes recèlent à l’évidence plusieurs niveaux sémantiques, du littéral au symbolique, qui, si on peut leur trouver une indéniable indépendance, convergent néanmoins tous en définitive vers une seule et unique intention : après son trépas ici-bas, permettre la survie du défunt et sa renaissance dans l’Au-delà.

     Au terme de ces trois articles qui m'ont permis de décrypter pour vous la célébrissime scène de chasse et de pêche dans les marais (Décodage de l'image IX - X et aujourd'hui XI), autorisez-moi, amis lecteurs,  au risque de me répéter, de simplement rappeler ces niveaux de lecture  par ailleurs détaillés dans le précédent article de cette rubrique :

     1. Le sens mythique grâce à la réminiscence des combats victorieux des souverains des premières dynasties contre les ennemis du pays. Il est donc ici question, mutatis mutandis, d’une victoire du défunt contre sa propre mort.

     2. Le sens apotropaïque de la protection du trépassé face aux forces maléfiques dans son parcours personnel vers la régénération souhaitée.

     3. Et enfin le sens érotique qu'entend symboliser la nécessité de rapports sexuels préalables à cette renaissance.

     Pour clore définitivement cette démonstration en trois parties,  je voudrais simplement vous donner à lire un passage d'un texte rédigé par feu l'égyptologue belge Roland Tefnin stigmatisant la lecture descriptive que d'aucuns pourraient encore faire de nos jours - (il s'exprimait en 2005, quelques mois avant son brusque décès à l'été de l'année suivante) - des figures dans les tombes des notables égyptiens :

     "Sans doute, un ébéniste est-il un ébéniste, un maçon un maçon et un orfèvre un orfèvre, chacun maniant ses outils propres, de même qu'un agriculteur ou un puiseur d'eau. Il est clair qu'une part importante de cette décoration représente un spectacle de vie offert à la contemplation du défunt, destiné à éterniser certaines activités terrestres. Mais les progrès de l'égyptologie durant les dernières décennies, en matière de sémiologie notamment, ont démontré de manière irréfutable que cette lecture au premier degré ne peut s'appliquer à toutes les images. Lire les scènes de "chasse et de pêche dans les marais" ou de "banquet" comme de simples divertissements familiaux, relevant donc du catalogue des scènes de la "vie quotidienne" consiste à ignorer tranquillement les travaux des égyptologues qui ont su en découvrir la polysémie et la profondeur symbolique. On ne saurait être trop clair : la lecture exclusivement documentaire des images égyptiennes mène à l'impasse et doit être abandonnée, cela quel que soit le type de public auquel on s'adresse."  


(Altenmüller : 1995, 202-6 ; Angenot : 2005, 11-35 ; De Keyser : 1947 : 42-9 ; Derchain : 1975, passim ; id. : 1999, 265 ; et id. : 2002, 75 ; Laboury : 1997, 49-81 ; Tefnin : 2005, 175-6)

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