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Jean Echenoz, sixième

Publié le 01 avril 2010 par Irigoyen
Jean Echenoz, sixième

Jean Echenoz, sixième

La critique littéraire Christine Jérusalem – cf chroniques précédentes – souligne que Jean Echenoz, comme Jean-Pierre Manchette, aime les personnages féminins fous. Ce roman en est la parfaite illustration.

Avant de faire la « Une » des journaux dans la rubrique « faits divers », Gloria Stella a eu une petite renommée grâce à deux chansons dont les titres collent à la fois au caractère du personnage et à l'esprit echenozien : « Excessif » et « On ne part pas » - souvenons-nous que l'auteur a obtenu le prix Goncourt pour Je m'en vais -.

Retrouver cette gloire disparue – je vous suggère, sur le même thème Les oubliés de Christian Gailly, également aux éditions de Minuit - : voilà la mission confiée à Jouve par Salvador, la patron d'une boîte de production télé – décidément, le petit écran s'invite souvent chez Jean Echenoz –. C'est Jean-Claude Kastner qui est chargé de relever ce défi à la fois difficile et dangereux. Tous ceux qui ont essayé avant lui ont en effet chuté, au sens propre comme au sens figuré. On pourrait faire un parallèle avec Sueurs froides d'Alfred Hitchcock. Ou encore avec Psychose.

Penchée, tenant sa cheville d'une main, elle s'était rapprochée du bord en grimaçant puis son visage, progressivement s'était calmé pendant qu'elle regardait couler le véhicule. Comme sous anesthésie, comme si la chute des corps lui procurait quelque apaisement, comme Anthony Perkins considérant le même spectacle en 1960 – sauf que l'auto de Kastner est une petite Renault beigeasse immatriculée dans le 94, et qui s'immerge docilement sans faire d'histoires, alors que celle de Janet Leigh était une grosse Ford blanche récalcitrante, plaque minéralogique NFB 418.

Un « être » sert d'ange-gardien à Gloria : Béliard. On retrouve ce nom, comme celui de Salvador d'ailleurs, dans un autre opus : Au piano. S'agit-il pour autant des mêmes acteurs ? Contrairement à Balzac, on n'est pas sûrque ce sont les mêmes personnages qui reviennent, dit Christine Jérusalem. Les êtres, ajoute-t-elle, n'ont pas de configuration stable. Un autre critique littéraire dont j'ai déjà parlé également, Sjef Houppermans, évoque lui aussi Balzac quand il parle de Jean Echenoz : Si Echenoz est très flaubertien dans son ironique approche du réel, dans les coulisses du récit continuent à s'agiter des figures balzaciennes poussées par l'innommable vengeance, la haine acharnée, la jalousie sanglante et l'envie intarissable. Mais il rejoint plus Flaubert car ses personnages sont des petits velléitaires qu'emporte le vent.

Kastner disparu, c'est au tour de Boccara de prendre la relève puis de Personnettaz – peut-être une référence à Mon nom est Personne de Tonino Valerii et Sergio Leone ? -. Boccara et Personnettaz vont d'ailleurs être au centre du roman qui nous emmène en Australie et en Inde. Car Gloria fuit. Elle tente de poursuivre sa vie sous une autre identité. Les deux enquêteurs sont pris dans des aventures parfois rocambolesques. Ainsi, quand Bocara arrive à Bombay il se fait happer par une horde de photographes parce qu'il est le millionième passager de la compagnie Air India. La recherche de Gloria mène décidément à la gloire médiatique.

Impossible là encore de résumer le livre. D'ailleurs, comme je l'ai dit précédemment, ce sont surtout les détails, les décalages et les références qui m'intéressent chez Jean Echenoz. Référence au jazz, à Roland Kirk et Johnny Griffin ici. Référence à la rue de Rome qu'aime tant l'auteur – peut-être parce que tous les chemins sont censés y mener -. Décalages par rapport à la « réalité » qu'incarne une industrie télévisuelle pourtant censée montrer le monde - mais qui ne cherche précisément que des sujets décalés -. Détails abondamment utilisés dans une langue qui s'amuse :

Elle traînait un moment chez les marchands d'étoffes, dans les temples ou chez les masseurs, confiant quotidiennement ses mains aux spécialistes, surface et profondeur, chiromancienne et manucure en alternance.

Chez Jean Echenoz, l'homme est partout mal à l'aise, dit Sjef Houppermans. Peut-être mais si l'ailleurs ne permet pas aux personnages de se recadrer il accentue la distanciation entre le narrateur et les faits. Le décalage grandit. L'histoire change alors de rythme. On est constamment dans la rupture. Une rupture qui n'est jamais brutale.

Voyant son collègue Boccara céder aux sirènes d'une autre gloire, Personnettaz revient à Paris et se voit adjoindre les services de Donatienne, l'assistante de Salvador. Gloria, elle, croise le chemin d'un certain Gopal, médecin véreux qui fait du négoce de narcotiques et de sang. Il lui demande de convoyer des chevaux en France. On voit bien là que les personnages sont brinquebalés à droite à gauche. Ils apparaissent totalement impuissants. Et pendant ce temps-là, le père de Gloria attend la mort dans un asile de vieux. Quant à la femme de Jouve, elle pleure en regardant des feuilletons à la télévision.

La télévision oui. On y revient toujours. Comme y reviendra Gloria qui accepte, moyennant finance, de participer à une émission. Le soir de la diffusion, Personnettaz et Donatienne décident de se mettre en ménage. La fin fait penser aux happy-ends des séries américaines dont le petit écran est si friand. Quant à la chanteuse éphémère, elle se rend avec Salvador dans les Pyrénées. Ils montent ensemble dans un téléphérique.

Quelle chute pour ce roman dont le personnage principal projette ses victimes dans le vide.

Encore un clin d'oeil.


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