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P. VEBER : Les Cabarets Artistiques et la Chanson. Willette, J. Jouy, Bruant, Meusy...

Par Bruno Leclercq

Dans le volume 16 de la Revue de l'Art Dramatique, de 1889, Pierre Veber prétextant des publications récentes de Nuits à Paris de Darzens et Willette, et de deux recueils de V. Meusy et A. Bruant, se penche sur l'œuvre d'Adolphe Willette, en profite pour présenter les cabarets, Chat Noir et Mirliton, et analyser les chansons de Jules Jouy et d'Aristide Bruant.
Contrairement au prévisions de Veber, les chansons de Bruant, images d'Épinal du trottoir parisien, resteront longtemps comme la bande son du Paris nocturne et montmartrois. Ses filles, et ses marlous deviendront des personnages types que l'on retrouvera dans le cinéma, la chanson ou le roman populaire de la première partie du vingtième siècle.
Les Cabarets artistiques et la Chanson

Nuits à Paris, A. Willette et R. Darzens. - Chansons d'hier et d'aujourd'hui, V. Meusy. - Dans la Rue, A. Bruant.

Chaque génération produit un artiste dont la mission est de la dépeindre en une oeuvre significative. 1830 a produit Daumier, l'Empire a produit Gavarni. Willette est le seul qui ai fait la synthèse de notre époque. Ces trois noms se valent, ils seront mis au même rang par les critiques qui feront plus tard l'histoire de a caricature au XIXe siècle. C'est un caractère fort complexe que celui de Willette, à en juger d'après ses œuvres. Willette, avant tout, est un artiste, mieux qu'un artiste, un poète. Des qualités qui vont rarement ensemble se trouvent réunies en lui, et les sentiments les plus opposés sont exprimés en son œuvre. A côté d'élans de patriotisme, d'idées violentes et vigoureuses, il met en contraste des idées d'une délicatesse presque insaisissable, des sentiments d'une exquise douceur. Auprès des fameux dessins « La Sainte Démocratie », « Pour le Roi de Prusse » si vous placez cette page d'une mélancolie si fine « Les petits oiseaux meurent les pattes en l'air », vous vous étonnerez que deux inspirations aussi différentes aient guidé le même artiste. Il a dans ses gaietés un brin de tristesse, et dans ses tristesses je ne sais quelle gaieté macabre ; on ignore si l'on doit rire ou pleurer, et de cette indécision, il résulte un charme de plus. Willette est mystique, et rêve parfois des séraphins aux grands yeux vagues, vêtus de robes blanches comme la neige, aux plis droits et raides ; il est athée aussi, et fait trinquer au minuit de Noël, l'ange Gabriel et Satan. Il est démocrate, voyez sa petite République en habit militaire et bonnet phrygien, avec le bidon d'eau-de-vie en bandoulière ; il est également royaliste, voyez ses petites marquises Pompadour.


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Il a des révoltes et des haines, il a des tendresses qu'il sait traduire en quelques traits et que les profanes ne découvrent pas. Pour exprimer ces pensées, il a un dessin bien original, bien à lui, et qu'il n'aurait même pas besoin de signer, si les dessinateurs en quête de succès ne s'étaient mis à le plagier. C'est un dessin très vague, comme brouillé, avec des traits qui vont un peu à la diable ; une expression est à peine indiquée, un geste à peine esquissé, mais l'impression vous est donnée, l'idée est suggérée. Cette indécision de dessin traduit à merveille ces pensers indécis, et, en même temps, je ne sais rien de plus complet qu'un dessin de Willette ; les idées y foisonnent, un bout de trait contient un poème de douleur, un coup de crayon semble un éclat de rire. C'est très pervers et très naïf à la fois, très pessimiste et très folâtre.


P. VEBER : Les Cabarets Artistiques et la Chanson. Willette, J. Jouy, Bruant, Meusy...
Telle est l'impression que nous avons retrouvée en lisant le volume illustré par Willette : les Nuits à Paris. Willette était le seul qui pût nous présenter ce Paris nocturne qu'il connaît si bien ! Tous les endroits où l'on boit, où l'on chante, où l'on dort, il les a parcourus ; ça et là, il a laissé un dessin, un croquis, des tableaux mêmes : au Chat Noir, dont il a fait la réputation, à l'Auberge du Clou, où sont exposés les panneaux des « Boissons. »

Dans ces quelques pages défilent tous les habitués des boulevards extérieurs : le sergent de ville planté comme une quille au coin des carrefours, le pochard qui dort étalé sur un banc, la fille qui attend le hasard, le rôdeur qui guette les passants attardés. Voici l'abattoir : un taureau agonise aux pieds du boucher, tandis qu'une petite femme anémique boit un verre de sang. Plus loin, un chanteur ambulant, sa guitare sous le bras, les mains dans les poches ; un loqueteaux le suit, et derrière eux, deux chiens flairent les pavés. La guillotine : l'Ange de la Miséricorde vient recevoir dans les plis de sa robe la tête du condamné. Voici la Grand'Pinte, le Mirliton, puis les bouges, les assommoirs, le père Lunette, d'autres lieux que je ne saurais dire, et, pour finir, les fortifications.

Il faudrait prendre un à un tous ces croquis, il y en a une centaine. J'aurais voulu vous parler de la petite femme de Willette qui est maintenant célèbre, comme la grisette du temps de Louis-Philippe et la florette de Gavarni. Vous la retrouverez dans le livre des Nuits à Paris. J'ai longtemps douté qu'elle existât cette femme-oiseau, qui semble plus rêvée que réelle ; il y a en elle un peu de la bergère de Watteau, de la grisette et de la petite fleuriste moderne. C'est quelque chose de menu, de grêle, de spirituel et de très corrompu. Elle est, autant dire, demi-nue. Les jambes mignonnes frétillent sous une courte jupe de dentelle noire, deux légère bretelles de tulle lui font un semblant de corsage. Elle est coiffé en coup-de-vent et des frissons rebelles auréolent sa petite figure chiffonnée ; elle a parfois un chapeau, où se dresse, droite, une aile de geai. C'est en cette menue créature si fine et si délicate, que Willette a incarné toutes les femmes, c'est en elle qu'il a incarné la dernière descendante de la grisette, la petite femme de Mont martre.

Autour de ces jolis dessins, M. Darzens a mis un texte fort agréable et qui se lit facilement. Il a, pour les apprentis noctambules des renseignements précieux, et nous saurons dorénavant où l'on peut faire du bruit, la nuit, à l'abri de la maréchaussée. Ce livre est, en outre, un document utile pour l'étude des cabarets artistiques, dont nous voudrions dire quelques mots, à propos de la Chanson.

Jamais l'exploitation du « bourgeois » n'a été aussi bien comprise qu'à notre époque ; mais il faut avouer qu'en aucun temps il ne s'y est aussi bien prêté. Comme il a changé d'allure, le bourgeois d'Henri Monnier ! Vous souvient-il de ce dessin où M. Prudhomme déclarait, avec un geste sec, que jamais sa fille n'épouserait un artiste ? Maintenant, il encourage les arts, et c'est parmi les artistes qu'il choisit son gendre. Les sculpteurs lui conviennent assez, les peintres lui plaisent mieux, les musiciens le fascinent, les poètes font prime. Le bourgeois leur jette sa fille à la tête, avec la dot ; il tâche à se glisser dans leurs cénacles, les reçoit à sa table, collectionne leurs œuvres, et se fait initier aux secrets de leur métier ; il ne comprend pas toujours, mais, moins il comprend, plus il est content. Connaître des artistes et les tutoyer est le comble de ses vœux, et c'est d'un petit air satisfait qu'il vous dit, négligemment : « Je suis allé, hier, prendre le café avec mes amis du Chat-Noir. » Le bourgeois a honte d'être bourgeois, M. Jourdain n'est plus fier d'avoir fait de la prose, sans s'en douter, et, maintenant qu'on l'a prévenu, il veut faire des vers. Pour le moment, il en est encore au romantisme, au truands, à la taverne gothique, aux « messeigneurs. » Et des cabaretiers astucieux ont su faire fortune en exploitant cette passion du bourgeois moderne : boire dans du moyen-âge ! Et cela va de plus en plus fort ; plus on violente le client, plus il est satisfait. Chez Salis, on étonne le consommateur candide, chez Bruant on l'injurie, chez Lisbonne on le terrorise ; et j'attends la création d'une taverne où on le fouettera. Il ne faut cependant pas dire trop de mal des cabarets artistiques ; c'est dans leurs salles que s'est développée la Chanson moderne.

La chanson est intimement liée à notre histoire, et pourtant nous attendons encore une histoire de la Chanson. Elle était naïve et presque enfantine quand elle disait les malheurs du « dauphin si gentil » ou qu'elle contait cette adorable légende de Margot qui, pour épouser le fils du Roy contre le gré de ses parents, fit la morte et se laissa enterrer. Elle était galante au temps de la Renaissance. Puis au moment de la Fronde, il y a comme une éclosion de chansons : on faisait la guerre avec des couplets, et j'en sais qui sont des chef-d'œuvre de méchanceté ; pendant les sièges, on chantait dans les tranchées ; on chantait à propos de tout, dans toutes les langues. Un jour d'orage, le prince de Condé passant un gué avec sa suite, improvisa un couplet en latin, dont voici la fin : « Imbre sumus perituri, Landeriri ». Immédiatement un de ses compagnons répondit par un autre couplet, dans la même langue. - Au XVIIIe siècle la chanson est assujettie à des règles ; on fonde le Caveau, hélas ! Et viennent alors Panard, Piron, Collé, dont les noms seuls font pleurer de tendresse le Roi de la critique. Est-ce la faute du temps ou celle des chansonniers ? Leurs œuvres nous semblent maintenant ennuyeuses au possible. Sans charme, sans grâce, elle n'ont même pas cette naïveté qui a gardé toute leur fraîcheur aux petites chansons du XVIe siècle. Sous la Révolution, c'est une folie de chansons : chansons politiques célébrant les louanges du vertueux sans-culottes, chansons de haine contre Mme Veto, chanson de sang contre les suspects, sur l'air de la Carmagnole. Il y a des gaietés sinistres, des joies de meurtre dans leurs couplets ; le peuple les hurlait, quand il alla porter aux fenêtres de la reine, la tâte de son amie la princesse de Lamballe. Sous l'empire, Désaugiers est le maître de la chanson : il a bien vieilli, lui aussi. Sous la Restauration et la monarchie de Juillet, Béranger est acclamé ; Pierre Dupont inaugure la chanson agricole. Avec le second Empire naît le café-concert, la scie d'opérette fait son apparition. C'est la belle époque du sire de Framboisy. Puis la guerre éclate et l'on revient à la chanson patriotique, « Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine. » La Commune crée la chanson socialiste et révolutionnaire, la chanson de Pottier. La chanson moderne est née de toutes ces chansons ; mais elle n'est plus la traduction spontanée du sentiment populaire. C'est une oeuvre d'art très travaillée, et faite à tête reposée. Elle a deux sanctuaires à Paris : le Chat-Noir dirigé par Rodolphe Salis, et le Mirliton dirigé par Aristide Bruant.

Rodolphe Salis est un grand homme en son genre. Des gens exploitent un commerce banal, épicerie, pharmacie, etc. Rodolphe Salis, lui, exploite des artistes ; il les exhibe aux profanes, les fait boire, manger, et parler devant eux ; il les fait aussi chanter, jouer les marionnettes, et montrer les ombres chinoises. Lui-même a son rôle et fait le boniment ; il est gentilhomme et cabaretier, artiste-commerçant. Il s'intitule noble tavernier et restaurateur des libertés de Montmartre. Il a su grouper et retenir autour de lui un certain nombre de poètes et de chansonniers de talent. Les peintres l'ont quitté, les uns après les autres ; les méchantes langues prétendent que le gentilhomme Salis n'est pas un parfait Mécène. Mais si les peintres l'ont quitté, leurs œuvres lui sont restées ; il y a là de délicieux Willette. Les premiers sujets de la maison sont : MM. Mac Nab, le pince-sans-rire, le maître du coq-à-l'âne, l'auteur de l'Ode aux foetus et des Poèmes mobiles ; Xanroff, le chansonnier des étudiants ; Paul Marrot, le poète de « la Chèvre » et de « Enfant », et enfin Jules Jouy et Victor Meusy, deux célébrités de la chanson.

M. Jules Jouy a fait paraître deux volumes intitulés, l'un Chansons de l'année (1887), l'autre Chansons de bataille (1888). Le premier ouvrage est bien supérieur au second et nous insisterons sur celui-là. M. Jouy ne va pas chercher bien loin le sujet de sa chanson, il prend simplement le scandale du jour. C'est en ceci surtout qu'il se sépare de la tradition des vieux chansonniers ; sa chanson est toute d'actualité, elle est donc très variée. Hier l'anniversaire de la Commune en fournissait la matière ; demain, ce sera l'affaire Campos, les Achantis, le dernier potin politique. Il conte tout cela en langage brutal, courant le langage de la rue, rempli d 'élisions et semé de « mots de gueule. » L'air sur lequel il chante est, le plus souvent, une scie de café-concert, un refrain de vieille chanson, parfois même un lambeau de cantique ; il y a là une source d'effets comiques à laquelle M. Joy puise largement : une chanson très triste est accompagnée d'un rythme très gai. Et c'est sur l'air de Mademoiselle, écoutez-moi donc qu'il raconte l'exécution de Gamahut.

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M. Jouy triomphe dans la chanson de polémique ; certains de ses couplets sont de véritables exécutions et l'on n'à pas oublié ces quelques vers de la chanson contre M. Bonnetain :

Oui l'auteur de Charlot s'amuse
Sur sa joue, ainsi qu'un carmin
Sent monter la pudeur, sa muse ;
Zola dégoutte Bonnetain.

Dernièrement, il publia une série de chansons intitulée « les Lieutenants de César » : MM. Chincholle, Lalou, Laguerre en faisaient les frais. M. Jouy ne procède pas par insinuation ; à grands coups de poing il attaque son adversaire, et, dans le dernier couplet, il l'achève. Il est aussi le chansonnier du peuple, dont il a rappelé toutes les misères ; il a de généreuses indignations contre le bourgeois égoïste et l'avare patron, il compatit aux souffrances de ceux qu'il appelle « les sans-pain, les sans-souliers, les sans-logis. » Il les console en leur promettant la Commune à bref délai ; ce jour-là, ceux qui ont soif boiront, ceux qui ont faim mangeront, les loqueteux mettront des redingotes et ce sont les patrons qui seront les ouvriers. Ce sera l'âge d'or de la démocratie : ni maître, ni Dieu. Car M. Jouy est athée ; les prêtres sont des imposteurs qui trompent et volent l'innocent ouvrier.

A part ces légères exagérations, ses chansons sont vraiment belles : on y entend retentir la voix des revendications populaires. Elles ont quelque chose de large et de poignant : et c'est bien la plainte de l'ouvrier que M. Jouy nous a fait entendre dans le Toast du forgeron, le Grisou, Fille d'ouvrier. M. Jouy nous a donné quelques strophes patriotiques d'une grande beauté ; par exemple le récit de Waterloo :

Ils bravent l'ouragan de fer
Les anciens de quatre-vingt-treize
Hélas ! Ils ont le cœur d'hier,
Mais ils n'ont plus la Marseillaise !

Sous les coups du noir bûcheron,
Sa gloire tombe – comme un chêne.
Lors, César, avec un juron,
Hèle sa garde et la déchaîne.

Droite, sa garde, dans la Mort
Entre sans baisser la paupière,
La mitraille, qui troue et mord,
Renverse les grognards de pierre.

Impassibles, les bataillons
S'écroulent, froids comme des marbres.
Ainsi, dans les bois, nous voyons,
Sous la hache, tomber les arbres.

Je regrette de ne pouvoir tout citer ; mais il y a dans le reste du morceau des mots par trop gros. M. Jouy termine ainsi son livre des Chansons de l'année :

Où sont les chansons d'autrefois ?
Que fera-t-on, dans quelques mois
De ces vers, par moi publiés ?
Des cornets pour les épiciers...

Chansonnettes, neige qui fond,
Chiffon, chiffon, tout est chiffon.

M. Jouy est trop modeste, ses chansonnettes ne sont pas faites pour les épiciers. Nous les relirons de temps à autre, pour nous donner un peu d'enthousiasme et beaucoup de gaieté.

On pourrait apprécier ainsi M. Jouy d'après son premier volume de chansons. Mais hélas ! Il en a publié un second. Il a eu grand tort, car il s'est joué là le plus mauvais tour que ses ennemis eussent pu lui souhaiter. Ce qui a sauvé Béranger de l'oubli, c'est qu'il a su éviter la monotonie. M. Jouy n'y a pas pris garde, et, continuant à faire des chansons, il les a faites comme devant, sur les mêmes rythmes, avec les mêmes moyens et à propos des même gens. M. Jouy avait eu du succès en chantant la Commune : il continue à chanter la Commune, toujours sur l'air de la Carmagnole. Et là où nous voyions jadis l'expression d'une sincère indignation, nous découvrons le procédé de réclame. Le mécanisme de sa chanson est alors très facile à démonter. M. Jouy commence par exposer son refrain ; ce sera, si vous voulez : « Passez-moi la galette. » Puis il fait défiler les divers personnages dans la bouche desquels il peut placer son refrain : les rôdeurs, les prêtres, boulangers, les députés, les patrons. Et, pour finir, le petit appel à la Commune : « Un jour le Peuple hâve et blême se lèvera et viendra dire aux vendus : « Passez-moi la galette ! » C'est d'une simplicité biblique.

Nous sommes alors obligés d'avouer que cette violence, tant admirée dans les précédentes chansons, n'est rien moins que naturelle, nous commençons à trouver que M. Jouy use trop facilement de l'invective et du mot fort. Non, ce n'est pas l'homme du peuple que M. Jouy nous présente : c'est le Sublime, le beau parleur des réunions publiques, qui mange du patron et du curé. Ce n'est pas l'ouvrier, c'est l'ouverrier. (1).

La chanson de M. Meusy tient le milieu entre la chanson de Béranger et la chanson de M. Jouy. M. Meusy a récemment publié un recueil de chansonnettes fort jolies. Jugez plutôt :

Papa m'dit tu s'ras un homme,
Mais, tu n'as qu'treize ans, en somme
T'es-t-un enfant ! (bis)
J'te nourris bien et j'espère
Qu'tu f'ras honneur à ton père
Quand tu s'ras grand ! (bis)

Chaqu'jour y faut qu'tu t'en ailles
Tirer les plumes aux volailles
T'es-t-un enfant ! (bis)
Mais si tu les asticotes,
Ell's te plumeront, les cocottes,
Quand tu s'ras grand ! (bis)

Tu t'amuses, tu gambades,
Avec tes p'tits camarades ;
T'es-t-un enfant ! (bis)
Avec eux, à coups de trique,
Tu causeras politique
Quand tu s'ras grand ! (bis)

Le chef-d'œuvre de M. Meusy est la Chanson des Halles ; en une quinzaine de couplets, l'auteur fait une charmante description des Halles à l'aube. Il faut citer aussi la chanson des Partis sur l'air d'A, E, I, O, U, M. Meusy possède un talent très fin, très discret. Il excelle dans la chanson politique sans aigreur, dans la chanson à boire pour gens sobres, et dans la chanson amoureuse pour vieux magistrats. S'il y a encore un Caveau, j'espère qu'il en sera.


P. VEBER : Les Cabarets Artistiques et la Chanson. Willette, J. Jouy, Bruant, Meusy...Le Mirliton est installé à la place de l'ancien Chat-Noir : une toute petite salle où les consommateurs sont entassés pêle-mêle, les uns sur les autres. Dans l'allée qui sépare les deux rangs de tables, Aristide Bruant, en vareuse de velours à côtes et chemise rouge, se promène et chante de long en large. Avec une voix de gorge, aux sonorités métalliques, il lance par saccades les phrases de ses chansons. Bruant est le plus original des chansonniers de notre époque, le plus talentueux. Ses héros sont toujours les mêmes : les déshérités de la société, celles qui font commerce de leurs charmes, et ceux qui vivent de ce commerce ; ces tristes êtres que j'aurais appelés des « parias » si la Préfecture de police ne s'était chargés de leur donner un autre nom. Le sujet change rarement. Un de ces « imprésarii de la beauté » raconte son histoire qui se passe à la Glacière, à Montmartre, à Montparnasse, sur les boulevards extérieurs, et vient, le plus souvent, aboutir à la Roquette. Le sujet est atroce, n'est-il pas vrai ? Et les personnages sont répugnants ; la langue est l'argot des barrières, que nous comprenons mal. Et pourtant, il y a dans ces strophes brutales une sorte de poésie amère qui nous prend au cœur. Tous ces personnages vivent d'une vie intense et le drame banal de leur honteuse existence a des proportions d'épopée. Lui, vous le connaissez. C'est le fils du hasard, élevé sur le boulevard, accoutumé à accepter toutes les ignominies qui l'entourent. Il a la beauté qui plaît aux filles : de larges épaules, un teint blême, les cheveux frisés aux tempes en « fines rouflaquettes. » Il a, pour costume, un pantalon « mince des genoux et large des pattes », la grande blouse qui tombe à mi-cuisse, une cravate lâche ; et la casquette, la traditionnelle casquette de l'emploi. Toute la journée il flâne, un bout de cigarettes aux lèvres, et tirant son chien en laisse. La nuit, il est à son poste, pour prêter main-forte. Il manie le « surin » comme pas un et connaît des coups merveilleux. Il a pris le goût du sang : il aime à le voir couler en ruisseaux d'un beau rouge épais, et, quand il a terrassé le « pante », il le « sonne », il lui frappe la tête sur le pavé de grès, à petits coups secs, jusqu'à ce que le sang jaillisse par les oreilles. Il sait le sort qui l'attend : une belle nuit, il mourra, d'un coup de couteau donné par un rival, ou d'un coup de guillotine. - Parfois, il se souvient de son enfance, de la mansarde où il dormait près de sa mère, du petit lit «oùs qu'on a chaud quand il fait froid » :

Quand j'étais p'tit, j'me rappelle
Que c'était comme ça chez maman.

Sans doute, il aurait pu mener une autre vie ; mais ce qui est fait est irrévocable ; il est résigné.

Elle, c'est la « gironde » la fillette du trottoir : toute petite, elle vendait des bouquets de violettes, puis le vice l'a prise, elle est entrée en brasserie, et, de chute en chute, elle en est arrivée à la dernière ressource. Alors, elle a marié sa misère, à la belle étoile, avec l'autre, le rôdeurs aux larges épaules. Et c'est là le dernier coin de sentiment qui lui reste. Elle l'aime, elle l'aime vraiment quoiqu'il ne soit pas toujours bon pour elle, et qu'il la batte, quand elle ne lui donne pas d'argent. Malgré tout, elle est restée femme et, dans cet instinctif besoin de se dévouer à quelqu'un, elle s'est attachée, bêtement, à la brute qui la roue de coups et la vole.

Quand il m'avait flanqué des coups
I'm'demandait pardon à genoux,
I'm'appelait sa p'tit' gigolette
A la Villette.

Y'en avait pas deux comm' lui pour
Vous parler d'sentiment, d'amour,
Y'avait qu'lui pour vous fair' risette
A la Villette


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Aussi, quand les mauvais jours sont venus et que la police l'a séquestrée, c'est à lui qu'elle adresse sa lettre (2). Elle lui écrit une pauvre petite lettre, bête et sentimentale, pleine de tendresses grossières et conseils cyniques, une lettre de fille. Elle aussi est fataliste ; ce qui devait arriver est arrivé, et dans ces quelques mots il y a comme la soumission à l'irréparable.

Tel est le couple ; ils ont tout deux, conscience de leur abjection, mais ils ont aussi quelque chose qui les relève à leurs propres yeux : leurs amours de fauves. Ils vivraient longtemps la même vie de misère, si l'homme ne se laissait prendre par la police. Jugé, condamné, il va mourir, le rôdeur de nuit ! Il a quelques heures encore pour écrire à ceux qu'il aime son dernier adieu. Voici la lettre qu'il envoie à sa « gironde », elle est navrante et vous donne froid dans le dos.

En t'écrivant ces mots j'frémis
Par tout mon être,
Quand tu les liras j'aurais mis
L'nez à la fenêtre ;
J'suis réveillé depuis minuit,
Ma pauv' Toinette,
J'entends comme eune espèc' de bruit
A la Roquette.

L'Président n'aura pas voulu
Signer ma grâce,
Sans dout' que ça y aura déplu
Que j'me la casse ;
Si l'on graciait à chaque coup
Ça s'rait trop chouette,
D'temps en temps, faut qu'on coupe un cou
A la Roquette.

Là haut l'soleil blanchit les cieux
La nuit s'achève,
I's vont arriver, ces messieurs,
V'là l'jour qui s'lève.
Maintenant j'entends distinctement
L'peupe en goguette
Qui chant' su' l'air de l'Enterr'ment
A la Roquette.

Tout ça, vois-tu, ça m'fait rien,
C'qui m'paralyse
C'est qu'i'faut qu'on coupe, avant l'mien
L'col de ma ch'mise,
En pensant au froid des ciseaux,
A la toilette
J'ai peur d'avoir froid dans les os
A la Roquette.

Aussi j'vas m'raidir pour marcher,
Sans qu'ça m'émeuve,
C'est pas moi que j'voudrais flancher
Devant la Veuve ;
J'veux pas qu'on dise que j'ai eu l'trac
De la lunette,
Avant d'éternuer dans l'sac
A la Roquette.


J'ai essayé de vous donner une idée des chansons de Bruant ; mais ce que je ne puis vous dire, c'est l'effet qu'elles produisent, chantées d'un ton tranquille, par saccades, sur une mélopée traînante. La musique qui les accompagne est simple et brutale comme elles, un rythme d'une lenteur funèbre qui meurt sur le refrain ; on y sent passer le frisson des matins de guillotine.

Aussi bien, si le livre de Bruant n'est pas de ceux que l'on laisse traîner sur les tables, il a le mérite d'être d'une forte vérité. C'est une œuvre faite par un artiste et un poète de grand talent. Il me rappelle un peu l'œuvre d'un autre poète avec qui Bruant a de frappantes analogies : Villon. Villon aussi s'est fait le chantre de ceux qui « feffuyent honneur et qu'honneur deffuyt ». Souvenez-vous des Regrets de la belle Heaulmière, de la Ballade de la bonne doctrine à ceux de la mauvaise vie, de la Ballade de Margot. C'est la même rancœur qui inspire Bruant ; le type de la chanson est presque identique : une histoire contée, avec peu ou point de refrain.

Quand on a lu ces œuvres et que l'on songe à tout ce talent perdu en chansons, ils vous vient une grande tristesses, et l'on a presque de la pitié pour ceux qui les ont faites. A de certains moments, songeant à tout ce qu'ils auraient pu faire s'ils avaient suivi la grande route, ils ont dû se dire le « si j'avais su ! » de ceux qui manquent leur vie. S'ils avaient su, leur histoire et leurs ouvrages seraient tout autres ; certes, les uns, ceux qui n'ont qu'un médiocre talent auraient confessé leur impuissance et se seraient mis à faire, bourgeoisement, un commerce quelconque ; les autres, au lieu d'amuser des sots qu'ils méprisent, auraient fait les fortes tâches pour lesquelles ils étaient nés, les œuvres qui restent. Ils n'ont pas su trouver leur voie, ou plutôt ils n'ont pas voulu ; d'eux, il ne restera que quelques vers, incompris dans dix ans.

Chansons, chansons, neige qui fond,
Chiffon, chiffon, tout est chiffon.

Décidément, j'ai bien peur que M. Jouy n'ait raison.

Pierre Veber.


(1) Veber fait ici sans doute référence au « Grand Métingue du Métropolitain » une caricature de chanson révolutionnaire écrite par Maurice Mac Nab, avec son « Car c'est toujours l' pauvre ouverrier qui trinque »

(2) Voir A Saint-Lazare, la chanson de Bruant, où une fille adresse une lettre à son « Jules ».
Willette :

1re partie : Le Pierrot. bibliographie illustrée, les dix premiers

2me partie : Le Pierrot, bibliographie illustrée, N° 11 à 20

3me partie : Le Pierrot, bibliographie illustrée, du N° 21 à 4, 2e année

4eme partie : Le Pierrot, bibliographie illustrée, du N° 5 de 1889 au dernier n° de 1891.

Darzens - Chapuis - Willette : Poèmes d'amour.
Darzens et Willette : Nuits à Paris : Nuit de guillotine.

Jules Jouy : Chansons de bataille.
Le Chat Noir dans le Nouvel Echo.


Pierre Veber : Coup de Filet par Les Veber's et compte-rendu de Willy pour Les Veber's. Les Veber : Joviale Comédie. X... Roman impromptu (à dix mains). Les Veber's par Jules Renard.


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