Traitement dégradant: confiscation des lunettes correctrices d’un détenu pendant plusieurs mois
La police russe a retiré à un homme ses lunettes correctrices peu après l’avoir arrêté - ce dernier avait tenté d’attaquer et de voler de l’argent à une femme à l’aide d’une arme -, semble-t-il parce qu’elles avaient été endommagées lors de la brève lutte qui opposa les voisins de la victime à l’intéressé. Cependant, alors qu’il était myope, il a du attendre respectivement cinq et six mois pour obtenir la restitution de la paire endommagée puis une paire neuve.
La Cour européenne des droits de l’homme confirme certes ici que “quelques jours passés en détention sans lunettes n’atteint pas le niveau de mauvais traitements“ (§ 34 - V. Cour EDH, Dec. 6 avril 1995, A.K. c. Pays-Bas, n°24774/94) couvert par l’article 3 (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants).
Tout autre est cependant son analyse lorsque les lunettes n’ont pas été rendues rapidement au détenu, comme ce fut le cas en l’espèce où le requérant en a été privé plusieurs mois. En effet, la Cour estime que “même si le fait de n’avoir pas de lunettes n’a eu aucun effet permanent sur le santé [du détenu], il a souffert [… de sa] myopie d’une gravité moyenne [… car] il est évident qu’il ne pouvait pas lire ou écrire normalement, et, qu’en outre, ceci a créé pour lui beaucoup d’angoisse dans sa vie de tous les jours et a nourri un sentiment d’insécurité et de vulnérabilité” (§ 36 : « even if having no glasses had no permanent effect on the applicant’s health, he must have suffered because of it. As follows from the case file, he had myopia of medium severity. Without glasses he was able to “attend to himself, orient himself and move around indoors” (see the doctors’ report cited in paragraph 18 above), but it is clear that he could not read or write normally, and, besides that, it must have created a lot of distress in his everyday life, and given rise to a feeling of insecurity and helplessness »). Cette situation entre donc dans le champ de l’article 3 (§ 36).
En conséquence, et dès lors qu’il est relevé par les juges européens que les autorités étaient au courant de ce problème bien avant de chercher à le résoudre (§ 41-42) et que la privation de lunettes ne pouvait se justifier par les contraintes inhérentes à l’emprisonnement (§ 43), la Russie est condamnée pour violation de l’article 3 (pour traitement dégradant : “Having regard to the degree of suffering involved in this case, and its duration, the Court concludes that the applicant was subjected to degrading treatment“).
Les lunettes de Louis Dega (Dustin Hoffman) dans Papillon
Slyusarev c. Russie (Cour EDH, 3e Sect. 20 avril 2010, Req. n° 60333/00 ) - En anglais
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Actualités droits-libertés du 20 avril 2010 par Nicolas Hervieu
Obs. de S. Slama: on peut d’ores et déjà imaginer la polémique qui risque de se développer autour de cet arrêt compte tenu du haut degré d’exigence de la Cour (traitement dégradant) face à la faible portée des faits (privation pendant plusieurs mois de lunettes à une personne myope : “Further, the doctors found that the applicant’s eyesight had dropped to 0.07-0.04 and that he needed glasses of 5 dioptres”) à l’image de l’arrêt Micallet (”Le linge de la discorde: revirement sur l’applicabilité de l’article 6 aux décisions provisoires (CEDH, GC, 15 octobre 2009, Micallet c. Malte)“, CPDH 18 octobre 2009).
Mais la Convention est un instrument vivant à interpréter au regard des conditions de vie actuelles et avec un niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme, surtout pour les personnes vulnérables privées de liberté, même si un tel arrêt d’espèce pourrait affaiblir la portée de cet instrument face à des atteintes beaucoup plus graves.
Complément d’analyse de NH:
Si cette solution peut, de prime abord, surprendre tant la condamnation pour violation de l’article 3 - symboliquement forte - semble en décalage avec la portée - en apparence limitée - des faits de l’espèce, elle s’inscrit cependant dans un mouvement jurisprudentiel continu de protection des droits des détenus et surtout de prise en compte des spécificités de la condition carcérale. La Cour européenne des droits de l’homme a ainsi mis en lumière la vulnérabilité inhérente à la situation dans laquelle se trouve placée un détenu (Cour EDH, G.C. 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, n°30210/96 , § 94 : « l’article 3 de la Convention impose à l’Etat de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis »).
De la sorte, ce qui apparaît plus anodin en situation de liberté emporte de toutes autres - et bien plus graves - conséquences en situation de détention. A la lueur de cette distinction essentielle, la juridiction strasbourgeoise a ainsi fait entrer dans le champ de l’article 3 un ensemble de règles et principes tirées notamment des règles pénitentiaires européennes ainsi que des standards du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (V. par exemple Cour EDH, 2e Sect. 16 juillet 2009, Sulejmanovic c. Italie, Req. n° 22635/03 - Lettre Droits-Libertés du 19 juillet 2009 et CPDH).
Il n’y a donc pas à craindre qu’un tel arrêt contribue à une forme de « dévalorisation » de l’article 3 qui diluerait les cas graves dans les cas moins sérieux, la gravité des traitements infligés à une personne variant selon le contexte dans lequel cette dernière se trouve placée.