« Il y a plusieurs façons de ne pas comprendre quelque
chose : le texte poétique et son lecteur », tel était l’intitulé
d’une ambitieuse journée organisée par Pierre Drogi, dans le cadre de son
séminaire au Centre International de Philosophie.
Dans le prolongement de cette journée de réflexion, Poezibao publie plusieurs textes. Notamment les communications
d’Yves Boudier ou de François Boddaert et un entretien avec Jean-Baptiste Para,
ainsi que divers documents sur lesquels s’est appuyé Pierre Drogi.
Relire le programme de la journée du 19 mars 2010
Déjà parus
1. « Quatre
Lancers », par Yves Boudier
2. Entretien
avec Jean Baptiste Para
aujourd’hui, « L’effacement de la poésie en question » par François
Boddaert
L’effacement de la poésie en question
1
C’est une très vieille rengaine qui console les poètes de
n’être pas assez « visibles » en des temps où il faut à tout prix
l’être pour ne pas se vivre inexistant (1) ! Ainsi donc notre homme se
juge persécuté par l’époque depuis les Romantiques, et son art avec – ce qui,
soit dit en passant, voudrait manifester qu’il joue un rôle, ou l’a joué, et
qu’on le craint puisqu’on veut l’éclipser…
Parmi les fantasmes qui nourrissent cette dépression du poète dans son rapport
complexe au monde, je suis surpris de ne pas rencontrer plus souvent énoncée la
concurrence faite à la poésie par le roman. Et pourtant il semble que ce
constat, qui remonte tout de même auXVIIe.,
n’est pas à négliger.
Dans son Art poétique, Boileau brosse l’ultime portrait d’un Parnasse où logent
exclusivement des poètes, puisqu’aussi bien on ne connaît pas de dixième muse
du roman ! Le même Boileau reconnaîtra à Villon – sorte de Copernic de la
poésie française – d’avoir dit-il « débrouillé l’art confus de nos vieux
romanciers ». On a beaucoup glosé sur ce vers étrange né, soit d’une
méconnaissance de l’œuvre de Villon, disparue de l’horizon littéraire imprimé
depuis que Rabelais avait signalé son génie, soit d’une prémonition :
celle que Le roman de la rose, de renard ou de Fauvel, pour prosodiques qu’ils
fussent, échappaient peu ou prou aux définitions canoniques d’Horace, père
fouettard jusque-là revendiqué de la tradition poétique, avec Virgile comme indépassable
référence. Mais dans sa dixième Satire, Boileau conjure toute critique en
assurant sur le mode d’un « je sais de quoi je parle» : « J’ai
lu tout ce qu’on dit Villon et Saint-Gelais, Arioste, Marot…. » Alors ?
Alors Huet vint, celui de la fameuse Épitre de La Fontaine, contemporain de
Boileau et un temps son ennemi à propos du Sublime, qui rédige son Traité de
l’origine du roman où il écrit : « Les romans sont plus simples,
moins élevés, moins figurés dans l’invention et dans l’expression. » et,
plus loin : « Les poèmes ont pour sujet une action militaire ou
politique, et ne traitent de l’amour que par occasion ». Il précise
ensuite que ledit roman – qu’il qualifie au passage d’ « agréable
amusement des honnêtes paresseux » — doit être « écrit en prose pour
être conforme à l’usage de ce siècle »… On croit déjà entendre Lautréamont
dans Poésies I : « Le roman est un genre faux, parce qu’il décrit les
passions pour elles-mêmes : la conclusion morale est absente »…
Le Grand siècle, passé Boileau et Huet auxquels feront parfois chorus discordant
les armées impitoyables et confuses des Anciens et des Modernes, tentera
d’assurer la prééminence d’une poésie française ne varietur : un
« âge de la poésie » pour parler comme Alain Badiou ; ils auront
contre eux, outre les romanciers, tous ceux qui veulent une langue affranchie
des modèles antiques, puis libérée des mythes chrétiens. Et sur ce point, on
pourrait disserter des rôles respectifs de Port Royal et des Jésuites dans
cette bataille, disputer aussi de l’assignation faite alors aux écrivains, de célébrer
le Roi Soleil dans ses œuvres : bref d’étudier de près comment l’histoire
en train de s’écrire, béquillait sa grandeur postulée en contrôlant ses
chantres ; les poètes, du coup, semblant plus dociles que les prosateurs,
et, s’attelant à une véritable célébration de la belle langue par la langue
même, abandonnèrent peut-être des terrains au roman : en effet, n’étaient
le genre de l’épigramme, très actif au cours du XVIIIe, et la grande charge de
Nicolas Gilbert contre l’Encyclopédie dans son Dix-huitième Siècle, on ne
trouve plus de long poèmes politiques à charge dans la veine de Théophile de
Viau, Mathurin Régnier ou du Ronsard des Remontrances au peuple de France…
On peut tout autant — et ce n’est pas absurde — supputer que Boileau, Huet et
les autres versificateurs, virent d’un sale œil l’irruption du roman dans leur
royauté. Et d’autant plus que cet ovni imposa d’emblée toutes ses virtualités :
intimiste, comique, bourgeois, gaillard, psychologique et sentimental — toutes
manifestations strictement « ignobles » à l’heure où la neuve
Académie s’échinait à fixer des règles lexicographiques d’airains qu’un
Théophile, un Scarron, un Furetière, un Bussy-Rabutin, ou un Tristan L’Hermite
(celui du Page disgracié) menaçaient d’ébranler aussitôt avec leur langue
triviale et leur ponctuation erratique!
Et si l’on s’en tient à l’étymologie du mot roman, qui désignait dès le XIe s.
quelque chose comme une nov’languemoyenâgeuse où se mêle le bas latin et les vocables barbares (dit alors
« gaulois »), il faut entendre à coup sûr que les puristes du siècle
d’or classique réputèrent aussitôt la veine romanesque comme un abaissement sui
generis du Grand Art d’écrire qui ne pouvait être qu’en vers, corsetés
d’impérieuses règles, seules capable d’assurer la montée au Sublime ! (2)
A quoi avait répondu Théophile de Viau par anticipation : « il faut
écrire à la Moderne » , « Il faudrait inventer quelque nouveau
langage » : ce sera, notamment sa Première Journée, premier roman
intimiste de notre littérature. Et comme les paresseux, honnêtes ou non,
l’emportèrent peu à peu (du moins en nombre et mécaniquement) sur
l’aristocratie des esprits sérieux, le déclin du poème comme forme et médium
supérieurs de l’expression et de la célébration était dès lors en marche :
ces funérailles prochaines…
N’est-ce finalement pas dans une manière de mépris de la langue « vulgaire »
que la phobie d’un évanouissementsupposé de la poésie trouve sa cause ? La facilité prétendue
d’écriture et de lecture, qui serait la marque du roman, emporterait
automatiquement la disparition du poème, faute d’esprit assez courageux et
distingués pour s’échiner à l’entendre encore… Mais s’il n’y allait que d’une
simple affaire de « lisibilité », on se demande pourquoi encore des
romans après Finnegans wake qui n’est
pas moins coriace à lire que La Délie
où les Cantos pisans…
Il n’en reste pas moins que l’Histoire littéraire dira que la Querelle des Anciens
et des Modernes, le conflit sur et dans la langue, tua la poésie du XVIIIe ;
que le lecteur, fatigué des disputes sur l’alexandrin et la traduction, se
détournera du vers pour n’entendre plus que la prose réputée aisée des romanciers
de colportage et des Encyclopédistes. C’est de là que l’on date trop facilement
le discrédit de la poésie chez nous. Il n’est qu’à lire, cependant, La Chute
d’Icare, de Sylvain Menant, pour constater que les poètes du siècle des
Lumières étaient lus abondamment, même si leurs noms se sont évanouis,
n’étaient Jean-Baptiste Rousseau, Nicolas Gilbert, Piron ou Chénier — sans
oublier bien sûr Voltaire. Songeons, par exemple, que Chateaubriand, Lamartine
et le jeune Hugo, assurèrent avoir tout appris dans Millevoye et Parny. Voilà
qui fait réfléchir sur l’effacement qui n’est, peut-être, que le tri, certes
injuste, que le temps opère dans la littérature comme ailleurs…
Cette petite digression « historique », pour complaire à Ch. Doumet
qui confirme dans l’avant-propos de L’effacement de la poésie :« l’indéfectible lien qui unit
l’activité poétique à l’histoire »…
2
Pour ce qui regarde maintenant le sort contemporain fait à
la poésie, ce que Michel Deguy appelle « résilience » dans sa
contribution au problème, je crois devoir dire, comme poète (un peu) et comme
éditeur (beaucoup), qu’il tient à quatre facteurs non négligeables :
1/ Une concurrence loyale avec le roman (c’est dit). Mais outre qu’il existe
des romanciers poètes et des poètes romanciers, aucun édit n’interdit de lire
roman et poésie, concomitamment s’il se peut.
2/ L’impéritie de l’Éducation nationale. Laquelle a à voir avoir un autre fantasme
des poètes qui ne se vivent plus comme des « éducateurs » du goût et
de la pensée. On ajoutera là la lancinante et taraudante question
suivante : la poésie pense-t-elle ou donne-t-elle à penser ?….
3/ La maigre fortune traditionnelle de la chose poétique dans l’horizon français,
qui ne saurait être tenu pour planétaire puisqu’il est des pays circonvoisins
(je pense à l‘Italie) où un poète actif qui ne se prend pas – et n’est pas
-Dante ou Leopardi — peut
raisonnablement espérer vendre 10 000 exemplaires d’un livre nouveau. Chez
nous, même en retirant un zéro, on atteint rarement cet empyrée. Et ça n’est
pas nouveau car, sauf avis contraire, le grand gagnant du Loto éditorial en
matière de poésie, reste toujours Lamartine et ses Méditations qui vendra près
de 30 000 exemplaires des neufs éditions imprimées sur deux ans. Et encore
dût-il son succèsau parti catholico-royaliste
qui crut alors tenir là son chantre ! Anecdote qui donne postérieurement
raison à Huet qui, nous l’avons vu, pensait que la poésie doit, entre autre
chose, aboucher à la politique !
4/ Le piètre niveau de la critique, puisqu’il n’est quasiment plus un journal
sérieux qui publie des poèmes ou même parle vraiment des livres de poésie.
Quant à la télévision… Sur ce point, l’éclaircie viendra peut-être de
l’Internet, mais pour l’heure, ce média est assez anarchique et profus pour
qu’il soit risqué d’y aller d’une certitude.
J’ajoute subrepticement ceci : à force de pleurer son effacement, le poète
court le risque d’être pris au sérieux – pour une fois !
Il n’en reste pas moins que les poètes existent toujours, et nombreux. Que les
éditeurs continuent cahin-caha de publier leurs livres. Un détour au fréquenté
Marché de la Poésie, en juin à Saint-Sulpice, confirmera les faits.
Grâce aux aides publiques, il sort des imprimeries environ 300 recueils notables
par an. Et, quoiqu’on en dise, ces petits volumes trouvent tout de même
quelques centaines de lecteurs. Ce qui, rapporté aux siècles passés, confirme
la règle !
par François Boddaert
1. Voir sur la question : Littérature n°
156, décembre 2009 « Effacement de la poésie »
2. On relira, sur ce point et avec bonheur, les travaux de Marc Fumaroli sur
l’époque