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Maracuja, fruit d'Angola, saveur acide et réconfortante

Par Teaki

La mousse fruitée est douce. Les graines noires craquent sous mes dents avec une légère amertume. Maracuja. Fruit de la passion. Je me souviens des fruits oblongues, d'un gris sombre et brillant, attrayants comme des oeufs de pâques suspendus à des lianes. Les maracujas ornaient la longue clôture de notre maison du quartier de Vila Alice à Luanda, Angola. Comme un drapeau unit un peuple, un accent, une région, les maracujas couraient le long des portails de notre rue. Rua Antonio Fernando do Carvalho. Un nom désuet gravé en lettres de mosaïque qui rendait toute l'ironie du présent. En guise de rue élégante, nous habitions une allée de terre rouge comme les ideaux de la révolution angolaise, le sang dans les yeux des enfants affamés, le soleil suffocant. Personne à Luanda ne connaissait le nom des rues, nous recevions notre courrier à l'adresse de la Schlumberger, l'entreprise pétrolière qui employait mon père. Aucun facteur ne passait Rua Antonio Fernando do Carvalho et aussi absurde que cela paraisse je ne me suis jamais demandée comment nos voisins recevaient leur courrier. Je savais que nous les approvisonnions en eau et en électricité. Nous représentions l'assurance de survivre moins difficilement dans cette rue de terre rouge tassée par le temps et la fausse gloire de l'indépendance, son cortège de promesses et de désillusions. Se défaire de l'autorité coloniale, espérer trouver son chemin sans se remettre au diktat d'un autre tyran, réaliser que l'on est loin de la gloire, que l'on peine à tenir debout, que l'on tangue, exsangue, assoiffé, démuni, le cerveau farci de slogans, l'estomac rassasié de belles idées, le corps fier d'être utilisé, broyé, sacrifié, sanctifié. Pourtant nous n'habitions pas les mousseiks, les bidonvilles. Dans notre rue, les enfants jouaient au football avec les fils du ministre de la santé. Sans nous. Ma soeur et moi ne jouons pas au football. Même si nous voulions, le garde posté devant notre portail orné de maracujas nous en dissuaderait. Il est à peine plus âgé que moi. Je me doute qu'il ne partira pas à la guerre s'il reste à faire le guet devant notre maison. Parfois un autre garde moins souriant le remplace et je prends peur. Je vais au lycée français à contrecoeur. Seul le cours d'histoire me sort de ma torpeur. Géopolitique du vingtième siècle. Colonialisme et indépendance. Guerre froide et bloc communiste. Le poids des mastodontes sur la vie de mon garde. De lui dépend mon existence, moi graine occidentale plantée en terre brute. Comment les grands de ce monde ne voient-ils pas que nous sommes liés, affreusement liés, que nous opprimons celui qui nous sauve? Comment peuvent-ils résoudre des rapports de force avec cette même candeur du type qui se croit invincible avec l'indigne complicité du régnant indigène? Vais-je revoir le sourire de mon garde quand je rentrerai du lycée? Si j'apprends mon cours avec ferveur, puis-je changer le cours de sa vie avec autant d'abnégation qu'il en met à veiller sur la mienne? Suis-je capable de cet engagement ou serai-je cette fille qui découvre les loisirs et le shopping parisiens quand elle devrait oeuvrer pour plus grand, plus utile, plus loyal. J'ai quatorze ans et je me flagelle de questions. Chaque jour est en suspens, une petite victoire sur l'absurde. Le lendemain, le garde est de retour, il porte sa kalachnikov en travers de sa poitrine. Son regard admiratif me place altesse d'un autre monde, d'une dimension incompatible avec la terre rouge. Et pourtant les maracujas poussent en cette terre réputée hostile pour nous, les hommes expulsés de l'Eden par nos ambitions et nos rêves. Maracuja. La saveur du fruit est aussi acide que le regard du garde. Et je sens comme nos vies sont fragiles et ténues, qu'elle ne tiennent qu'à cette fine liane qui court le long de nos portails, qu'il faut la suivre du regard, délier ses yeux et ses perspectives pour ne pas devenir fou de se savoir si futiles.


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