Très différente de celle d'Alain Resnais, l'oeuvre de Claude Chabrol est généralement considérée comme une étude sociologique de la France contemporaine. Né à Paris le 24 juin 1930 dans une famille de pharmaciens auvergnats, le jeune Chabrol préférera fréquenter les cinémas d'art et d'essai que l'université. Critique aux Cahiers du cinéma comme Godard, il se distingue par l'éclectisme de ses goûts et son humour décapant. Son livre sur Hitchcock, rédigé en collaboration avec Eric Rohmer et publié en 1957, prouve l'attrait qu'exerce sur lui ce maître du suspense, dont il se sent proche dans sa façon de mêler le grave et le frivole. Il connaît très tôt les soucis financiers et envisage, comme Godard, de n'entreprendre que des réalisations à petit budget, mais qui mériteront d'obtenir une prime de qualité, ce qui l'autorisera ensuite, grâce à la subvention acquise, à produire le film suivant.
Mais ses premiers films déplaisent. On le juge sombre, misogyne, fasciste. Les cousins, qui expriment à la fois le pessimisme de leur auteur et son attirance pour la bêtise, dont il dit "qu'elle est plus fascinante que l'intelligence, car l'intelligence a ses limites et que la bêtise n'en a pas" - ne semblent pas recueillir l'adhésion du public. Si bien qu'il se voit dans l'obligation de diriger, pendant quelques années, une série de films d'espionnage traités en parodie à la James Bond, simplement pour gagner sa vie.
Il revient à des sujets plus sérieux avec Les biches en 1969, et constate avec soulagement que les goûts ont évolué et que les innovations de la Nouvelle Vague ont fini par être acceptées, au point que ses propres qualités apparaissent en pleine lumière, ce d'autant que cet humoriste ne manque pas de tendresse et que sa cruauté n'est pas dénuée de lucidité. Certes, Chabrol n'est pas un pourvoyeur de songe comme le Resnais de L'année dernière à Marienbad ; c'est un réaliste dans la tradition de Renoir et de Duvivier qui saisit l'homme dans son quotidien, la société dans ses ridicules, la passion dans ses excès et auquel aucune de nos tares ne parait échapper. En outre, la morale de ses histoires est éminemment raisonnable. La femme infidèle se révèle être une apologie de la fidélité. Il s'agit donc chez lui d'une description sans complaisance, fine et juste, de la France contemporaine des lendemains de la guerre, où il dépeint de façon sarcastique l'avarice, la sottise, la mesquinerie, l'envie, et rejoint une tradition littéraire bien établie chez nous : celle d'un Balzac, d'un Flaubert ou d'un Mauriac.
Il semble que le public, au fur et à mesure de sa production, se contemple sans déplaisir dans le miroir critique que Chabrol lui tend, peut-être parce qu'il devine, de la part du cinéaste, derrière les aspects satiriques, une réelle sympathie et une évidente tendresse pour les figures de femmes et d'enfants qu'il lui propose. Il est vrai aussi que Chabrol ne cesse d'affiner ses portraits de société, ses récits psychologiques, qu'il nous livre d'un trait tantôt appuyé, tantôt léger, grâce à un métier sans faille et une acuité rarement prise à défaut. Lui-même dira en 1969 : " Je peux tout faire maintenant. Je le dis sans prétention. Si on me demande de faire un quart d'heure d'Eisenstein, je fais un quart d'heure d'Eisenstein. Extérieurement, attention, ça n'en aura que l'apparence".
Si Chabrol prend des points de départ variés et travaille avec des matériaux disparates, le climat de chacun de ses films n'en reste pas moins personnel : en quelque sorte une variation tragique sur le thème de l'obsession. Et cette obsession, ne serait-elle pas une passion, ou mieux une folie, qui entraîne ses personnages à leur perte et à leur damnation ? L'ironie cacherait-elle une forme de désespoir ? C'est probable. Il y a chez Chabrol une instance pathétique, celle de la chute inéluctable de l'homme dans un dédale obscur qui fait de chaque destin, un naufrage. Cette obsession assure également à l'oeuvre une incontestable unité que l'on retrouve aussi bien dans ses films les plus élaborés que dans ceux que, pour des raisons économiques, il lui est arrivé de bâcler.
Il est à cet égard plus proche d'un Hitchcock et d'un Fritz Lang que de ses amis de la Nouvelle Vague, comme Godard et Truffaut. Chabrol a également subi l'influence de Orson Welles et s'est plu dans La décade prodigieuse (1972) à lui faire jouer le rôle de Théo (dieu en grec), alors que le film repose sur la violation des commandements du Décalogue et que Dieu y est représenté comme un jaloux criminel. Le cinéaste veut prouver ainsi que l'on fabrique de l'avenir avec du passé et qu'il n'y a donc aucune raison valable de ne pas utiliser le cinéma d'hier, qui permet de mieux reprendre pour mieux prolonger.